Sauver le grand requin blanc

Les chercheurs en biologie marine lèvent le voile sur un des prédateurs les plus mystérieux du monde: le grand requin blanc.

Comment sauver le grand requin blanc?Shutterstock
Le requin blanc est, à nos yeux, l’incarnation de la terreur. Avec ses rangées de dents acérées et une peau si dure qu’elle servait jadis de papier abrasif, on l’imagine fonçant sur ses proies comme un missile. La peur primitive se comprend. Mais nous sommes une espèce particulière, également fascinée par cela même qui la terrifie. Des Dents de la mer à la Shark Week, les requins sont au croisement de l’horreur et de l’émerveillement. Alors si l’un d’eux se met à tweeter, bien sûr qu’on le suit. D’ailleurs, les Dents de la mer fait partie des films d’horreur qui ont été inspirés de faits réels.

En mars 2017, en Caroline du Sud, l’équipe de recherche américaine de l’Ocearch capture au large de l’île de Hilton-Head un requin blanc de 3,7 m et 600 kilos. Les biologistes installent sur sa nageoire dorsale un émetteur satellite de la taille d’une lampe de poche et baptisent le requin Hilton. Le même mois, ils lui ouvrent un compte Twitter géré par un groupe d’employés, de bénévoles et de scientifiques. Il suffit dès lors de télécharger l’application Shark Tracker pour suivre la migration de Hilton, qui croise le long de la côte Atlantique de la Nouvelle-Écosse.

Avec près de 50 000 abonnés, Hilton est une petite célébrité et devient la mascotte officielle des passionnés de requins en Nouvelle-Écosse. Sur le compte Twitter de Hilton, l’équipe d’Ocearch le présente comme un type enjoué en quête de nourriture et d’amour. (On y trouve ce genre de tweets: «J’ai donné 15 secondes d’avance à mon dernier poisson. Je me sens l’esprit sportif aujourd’hui. Le prochain aura droit à 25 secondes.») Hilton n’est pas la seule vedette des réseaux sociaux. Ocearch gère 27 comptes Twitter pour ses requins balisés.

Ocearch, mot-valise formé d’ocean et research, est une organisation de recherche océanographique très connue, et controversée, faut-il ajouter, en raison notamment de son marketing original. À la barre de cette ONG: Chris Fischer, une personnalité tout aussi clivante. Au lieu de craindre les requins, il veut les sauver.

Chris Fischer règne sur le MV Ocearch, un navire de recherche de 38 mètres. Il s’exprime avec un reste d’accent traînant du Kentucky et porte une veste à capuche et une casquette avec les logos de ses sociétés commanditaires. Pour Ocearch, il dit s’être inspiré de Jacques Cousteau, le cinéaste et explorateur océanographique apprécié du public. Mais avec son faible pour l’innovation et le développement, il évoque davantage un fondateur de startup.

Chris a découvert sa vocation quand il animait Offshore Adventures, une série sur la pêche diffusée sur la chaîne ESPN2. En 2005, il a invité des biologistes à aider son équipe à attraper des poissons pour la recherche. Il découvrait ainsi que l’écosystème des océans repose sur des superprédateurs comme les requins blancs.

En plus d’être menacés par la surpêche, les requins blancs sont capturés pour leurs ailerons et leurs nageoires, puis rejetés mutilés mais vivants à la mer. Perdre ces joueurs essentiels à l’équilibre marin, avertissent les scientifiques, ne peut conduire qu’à l’effondrement des réseaux écologiques. Apprenez-en plus sur l’industrie la plus meurtrière au monde: la pêche.

Chris a alors l’idée de transformer son navire en laboratoire flottant qu’il appelle le MV Ocearch. Le bateau devient la base à partir de laquelle il tourne l’émission de téléréalité documentaire centrée sur les requins Expedition Great White, diffusée à partir de 2010 sur National Geographic (rediffusée plus tard sous le nom de Shark Men, puis sous celui de Shark Wranglers). «J’étais assez jeune et assez fou pour me lancer à la conquête d’un noble objectif: faire entrer l’océan dans la vie des gens comme à l’époque de Cousteau.»

Depuis les années 1970, les scientifiques analysent les populations de requins blancs dans le nord-ouest atlantique, comptent les individus trouvés dans les palangres et considérés comme prises accessoires, et extrapolent à partir de ces données des tendances démographiques. La méthode est imparfaite et ne tient pas compte des requins qui circulent plus près des côtes. Comme il n’existe aucune donnée fiable sur ces populations de requins blancs, Ocearch et d’autres chercheurs se tournent vers le marquage pour les suivre dans leur migration et leur reproduction, qui restent un mystère. C’est habile de choisir un prédateur qui exerce une telle fascination.

La méthode de marquage de l’équipage de l’Ocearch n’est pas conformiste et cela contribue à la popularité de l’émission où l’on voit Chris Fischer attraper des requins toutes les semaines devant la caméra.

La plupart des chercheurs utilisent des balises d’archivage par satellite installées au harpon sous la peau de l’animal pendant qu’il nage ou qu’il est retenu sur le côté d’un bateau. Ocearch préfère appâter le requin et l’attirer vers le navire, puis le sortir de l’eau sur une plateforme hydraulique. Les chercheurs font alors plusieurs prélèvements – sang, parasites, muscles. En plus des balises d’archivage, ils en installent une autre sur sa nageoire dorsale qui transmet la position et la température de l’animal. Quand le requin est remis à l’eau, la balise envoie les données à l’application Ocearch – et rapidement à son compte Twitter.

Soulever un prédateur de plus de 500 kilos ne se fait pas sans tension et tout ne se passe pas toujours bien. Shark Men mettait en vedette Chris Fischer, son équipe et le biologiste spécialiste des requins Michael Domeier, défenseur de la méthode de sortie de l’eau des requins pour le marquage.

Dans le premier épisode de la saison 2, pendant une séance de marquage près des îles Farallon, au large de San Francisco, l’équipe a accidentellement logé un hameçon au fond de la gueule d’un requin. L’hameçon n’ayant pas été entièrement retiré quand on a relâché l’animal, le sanctuaire marin local a alors suspendu le permis accordé à l’organisation en attendant que Ocearch modifie sa technique – tout cela étant filmé en direct. Plus tard, dans le même épisode, c’est un Michael Domeier inquiet qui s’adresse à Chris Fischer. Il craint que l’incident n’ait un effet négatif sur sa réputation professionnelle. «Mon nom est sur tous ces permis, se désole-t-il. Toi, tu pourras continuer à faire tes émissions de pêche, mais moi, je serai coincé avec ça.»

Lisez ce témoignage sur la traque aux bateaux de pêche illégale dans l’Antarctique.

D’autres chercheurs reprochent à Michael Domeier ses méthodes de marquage invasives. Et Chris Fischer, de son côté, a la réputation d’un marginal. Depuis l’incident des îles Farallon, Ocearch suscite la controverse partout où va le navire. L’organisation est critiquée pour sa façon d’appâter les requins en déversant dans l’eau d’importantes quantités de sang et de viscères de poissons. En Afrique du Sud, on a reproché à Ocearch la mort d’un bodyboardeur attaqué par un requin près du Cap (la Ville a par la suite déclaré que rien ne prouvait que la méthode d’appâtage ait été à l’origine de l’accident).

Si la deuxième aventure de Chris avec la téléréalité a pris fin après deux ans et quatre saisons, il admet que c’est pour le mieux. «Comment voulez-vous organiser des réunions avec des présidents d’entreprises et des responsables politiques si vous faites le guignol à la télé le mardi soir?» dit-il.

La situation financière de son organisation se fragilise quand il quitte la télévision. Il propose alors à des commanditaires de faire de la publicité par «intégration de la marque au contenu». De fait, Ocearch devient un groupe de conservation avec une branche publicitaire.

Aujourd’hui, la coque du MV Ocearch est tapissée des logos de ses commanditaires.

Chris Fischer réussit à transformer l’argent des entreprises en financement pour la recherche scientifique et en divertissement en ligne pour des milliers de fans. Populariser un requin comme Hilton permet de sensibiliser le public à une problématique plus globale. De plus, avec cet argent, Chris peut financer son énorme navire et offrir le meilleur équipement aux scientifiques qui travaillent avec lui. Et quand ces derniers arrivent à des résultats de recherche passionnants, le public est avide de les suivre et Ocearch attire de nouveaux commanditaires pour soutenir des travaux futurs.

L’organisation ne manque jamais de souligner sa collaboration avec la communauté scientifique. Partout dans le monde, les chercheurs ont accès aux différentes données recueillies par les balises. Bien sûr, les scientifiques collaborent volontiers. En décembre 2018, 46 chercheurs du monde entier ont publié un article sur l’urgence d’entreprendre des recherches sur le requin blanc. Chris ne se laisse pas impressionner. «Ce qui m’intéresse, c’est une collaboration complète. Ils s’entendent et, oui, ils collaborent, mais ils n’ont pas d’envergure», regrette-t-il. Il aimerait que les scientifiques du monde entier partagent leurs données via Ocearch.

En septembre 2018, Ocearch a repris sa pratique controversée en Nouvelle-Écosse dans le cadre de son étude sur le requin blanc dans l’Atlantique Nord. Le navire s’est installé dans les eaux de la rive sud de la province avec l’autorisation du ministère des Pêches et des Océans (MPO) pour le marquage de 20 requins blancs. Ocearch a jeté l’an­cre près de Hirtle’s Beach, plage prisée des baigneurs et des amateurs de surf, et des îles La Hève, populaires chez les kayakistes, les plongeurs et les pêcheurs de pétoncles – et a déversé ses appâts sanglants. Seth Congdon pêchait le maquereau avec deux amis quand un membre de l’équipage de l’Ocearch est venu leur parler d’un requin blanc que l’équipage venait de marquer.

Pour plaisanter, Seth a lancé que, plus tôt dans la journée, des requins avaient nagé tout près de là. L’employé d’Ocearch les a mis en garde: quantité d’appâts avaient été déversés et il était préférable de ne pas se baigner dans les parages. Inquiets, les amis de Seth et Jefferson Muise, un surfeur de la région, ont alerté la chaîne CBC. La population a soudain compris qu’elle ignorait à peu près tout de l’opération d’Ocearch. Bob Hueter, principal conseiller scientifique d’Ocearch à l’épo­que, a répondu en déclarant au journal local que ces propos «étaient une pure invention ; que rien de tout cela ne s’était produit».

Jefferson Muise n’est pas naïf. Il n’ignore pas que, l’été et l’automne, quand il est dans les vagues, il partage l’eau avec les requins blancs.

Mais son inquiétude est justifiée. Tandis que des scientifiques discutent encore de la pertinence de cette méthode d’appâtage susceptible de modifier le comportement des requins et de mettre en danger des baigneurs près de la plage, d’autres chercheurs, et ils sont nombreux, ne veulent pas courir ce risque.

Heather Bowlby, directrice du laboratoire de recherche sur les requins du Canada atlantique au MPO, se déplace d’au moins trois milles nautiques au large quand elle appâte des requins blancs. (Elle préfère accrocher un poisson à un hameçon et n’appâte jamais les requins autrement.)
Chris Lowe, directeur du Shark Lab à l’université d’État de Californie à Long Beach, qui marque régulièrement des requins au large de la côte de Los Angeles, confirme: «Je n’irai jamais appâter des requins près d’une plage publique.»

Chris Fischer balaie la critique. Dans son esprit, un biologiste qui refuse de travailler avec Ocearch est un collectionneur de données égoïste, plus intéressé par ses ambitions personnelles que par la survie des requins. «Il fallait secouer la recherche scientifique, explique-t-il. Il est évident qu’ils ont tous des intentions différentes et ça n’a rien à voir avec les requins.»

Allez dire ça aux biologistes qui y consacrent leur vie et le son de cloche sera différent. Ocearch n’est pas si avant-gardiste, juge Chris Lowe.

Il s’agit au fond d’un laboratoire scientifique comme tous les autres, sauf que la mobilité de ses installations lui permet de passer facilement d’un endroit à l’autre – armé de caméras, de commanditaires et de comptes Twitter –, laissant dans son sillage beaucoup de ressentiment.

Au printemps dernier, Ocearch poursuivait le marquage et le traçage de requins dans le monde, claironnant partout «#factsoverfear» («les faits plutôt que la peur»). Mais le compte Twitter du requin blanc Hilton s’est tu en août 2020. Ocearch a perdu sa trace. Les signaux de sa balise n’émettent plus.

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©2019, par Chelsea Murray. Tiré de «Twitter Sharks», publié dans The Walrus (3 juin 2019), thewalrus.ca

Contenu original Selection du Reader’s Digest