Le nouveau souffle de l’industrie funéraire
Voici une vague d’entreprises émergentes qui visent à rendre la planification de fin de vie moins coûteuse, plus facile à gérer et plus significative.
Comme beaucoup de ses contemporains issus de la génération Y, Mallory Greene a toujours su qu’elle voulait lancer sa propre entreprise. En travaillant pour la société d’investissement Wealthsimple, où elle dirigeait le service de responsabilité sociale de l’entreprise, elle a réfléchi à ses options, sans trop savoir quel type d’entreprise elle souhaitait démarrer. «J’ai finalement réalisé que je l’avais toujours eu sous les yeux, dit-elle, puisque j’ai grandi avec la mort.» La mère de Mallory est infirmière en soins palliatifs, son père directeur de pompes funèbres. En 2019, à l’âge de 26 ans, Mallory Greene a fondé Eirene, un service de crémation (et d’aquamation) de l’industrie funéraire.
Eirene permet aux utilisateurs d’éviter les salons funéraires coûteux en optant pour un processus rationalisé entièrement numérique, où le corps d’un être cher peut être transporté dans les heures suivant son décès et ses cendres livrées aux proches dans un délai d’une semaine. «À l’heure actuelle, nous nous adressons principalement aux membres de la génération X qui organisent des funérailles pour leurs parents baby-boomers», explique-t-elle.
Mallory possède une facilité à aborder les sujets délicats, une approche réaliste de la mort et une tendance à sortir des sentiers battus. Pour être une pionnière dans la nouvelle économie de la mort, il faut secouer une industrie largement dépassée à un moment où la nature même de la mort est en train de changer. L’idée est de rendre la fin de vie plus facile, moins coûteuse et moins éprouvante émotionnellement.
«Nous ne faisons plus preuve d’un stoïcisme inébranlable quand il s’agit de traiter avec la mort», déclare-t-elle. Mallory cherche également de meilleures solutions à un modèle vieux d’un siècle consistant à s’assurer les services d’un notaire pour le testament, d’un salon funéraire pour l’exposition et d’une parcelle de terrain au cimetière pour l’enterrement. La nouvelle frontière de la mort est tout sauf traditionnelle, avec des testaments en ligne en 20 minutes, des enterrements verts sans cercueil et des doulas personnelles (accompagnatrices de fin de vie) pour vous préparer à l’ultime départ.
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Une mort maintenant contrôlable
Les Canadiens ne meurent plus comme avant. Environ 45 000 personnes ont choisi l’aide médicale à mourir (AMM) depuis juin 2016, lorsque le projet de loi C-14 a pavé la voie à sa légalisation pour les patients en phase terminale. En mars 2021, un amendement apporté au projet de loi n’exigeait plus la «prévisibilité raisonnable d’une mort naturelle» comme critère d’admissibilité.
En 2021 également, un comité mixte spécial a été formé pour examiner les questions non résolues telles que l’admissibilité des personnes dont la seule condition médicale est une maladie mentale. Les cas de AMM ne représentent que 4% des décès au Canada, mais leurs implications sont vastes: la mort semble désormais négociable.
Ces changements reflètent une transformation énorme des mentalités. Il n’y a plus de façon prescrite de mourir ou de planifier les funérailles d’un être cher. «Il y a quelques générations de cela, si vous étiez catholique, par exemple, vous étiez assuré d’avoir des funérailles et un enterrement catholique à l’image des autres cérémonies catholiques auxquelles vous auriez assisté», explique Jennifer Mallmes, une aidante de longue date en soins palliatifs qui a fondé le programme de certification des doulas de fin de vie au Douglas College de New Westminster, en Colombie-Britannique.
Ce programme fait partie d’une nouvelle profession (également connue sous le nom de «doulas de la mort») qui a vu le jour ces dernières années. Lors du recensement de 1971, seulement 4% des Canadiens déclaraient ne pas avoir d’appartenance religieuse; en 2021, ce groupe était passé à environ un tiers de la population.
La tendance à une plus grande sécularisation a été largement influencée par la mondialisation qui, à son tour, a contribué à une plus grande personnalisation des rites de passage, y compris les funérailles. «Nous sommes nombreux à personnaliser nos croyances et à créer nos propres rituels», explique Mme Mallmes.
Plus de 7 millions de Canadiens, soit près d’un cinquième de la population, ont aujourd’hui plus de 65 ans. Les 10 prochaines années seront marquées par les taux de mortalité les plus élevés de tous les temps, et ce sont les baby-boomers qui nous les apporteront. Cette génération souhaite une mort différente de celle qu’elle a trop souvent vue auparavant. Par exemple, l’une des clientes de Mme Mallmes a passé ses derniers mois de vie à créer des souvenirs avec ses enfants et même à visiter Hawaï. Elle avait planifié des funérailles sur le thème d’Hawaï parce qu’elle croyait que ça représentait vraiment qui elle était et comment elle voulait que l’on se souvienne d’elle. «La mort a longtemps été perçue comme un événement triste et repoussant, mais nous essayons de changer le discours, explique Mme Mallmes. Tant mieux si les nouvelles entreprises spécialisées dans la mort sont optimistes.»
En fait, elles tentent de secouer le modèle d’affaires au grand complet. L’industrie funéraire canadienne, qui emploie plus de 9000 personnes dans plus de 1200 entreprises et génère des revenus de 1,7 milliard de dollars, a remarquablement peu changé au fil du temps.
Les funérailles à l’ère moderne
Avant le XXe siècle, les funérailles étaient en grande partie le fait de la communauté. Les personnes décédaient à la maison, étaient embaumées par un entrepreneur de pompes funèbres et enterrées dans le jardin ou au cimetière dans le cadre d’un processus régi principalement par les familles, les voisins et le clergé.
La croissance démographique s’est accompagnée d’un besoin accru de biens immobiliers: les cimetières ont proliféré et les services professionnels des entreprises de pompes funèbres (la première association fut fondée dans les années 1880 au Canada) ont pris le pas sur les cérémonies funèbres à domicile, faisant apparaître un nouveau symbole de statut social. Les funérailles dans les salons ont fait place aux rassemblements publics, et les boîtes en pin aux cercueils plus raffinés aux essences et finitions variées.
L’industrie traditionnelle des pompes funèbres au Canada est restée relativement solide, car pendant des décennies le marché ne s’est heurté qu’à des défis modestes. Par exemple le déclin des maisons funéraires familiales, rachetées par de grandes chaînes et sociétés. Un autre défi fut la COVID, qui aura rendu les funérailles par visioconférence plus acceptables et les services plus discrets. Les vendeurs en ligne proposent des cercueils et des urnes, mais la plupart des personnes en deuil n’ont ni le temps ni la motivation pour faire preuve d’ingéniosité. À moins de le planifier.
Lucille Gora, 73 ans, vit seule en banlieue d’Amherst, en Nouvelle-Écosse. Selon Statistique Canada, les ménages composés d’une seule personne sont maintenant les plus nombreux au pays – ayant plus que doublé au cours des 35 dernières années. Comme elle n’a pas d’enfants, Mme Gora planifie elle-même sa fin de vie. Retraitée après une carrière dans le secteur de la santé, elle connaît les questions entourant la mort et affirme catégoriquement qu’elle ne veut pas «être enterrée dans un trou dans le sol».
Une étude réalisée pour la Ville de Paris en 2017 estimait à environ 833 kg de CO2 l’empreinte carbone d’un décès typique avec cercueil et pierre tombale standards, soit l’équivalent de parcourir environ 5000 km en voiture.
Il y a aussi le coût. Au Canada, le prix des enterrements dans un cimetière a grimpé en flèche: à Halifax, en Nouvelle-Écosse, un terrain coûte à lui seul jusqu’à 2300$; au cimetière Mount Pleasant de Toronto, le prix commence à 31 000$. Les cercueils coûtent généralement entre 1000 et 5000$. L’ouverture et la fermeture d’une fosse pour l’enterrement coûtent environ 1500$ alors qu’une pierre tombale se chiffre à 4000$ ou plus.
Les frais de cérémonie varient considérablement, mais la facture moyenne d’un enterrement – notice nécrologique, location de l’église, fleurs, réception – se situe entre 5000 et 10 000$.
Au-delà de ses préoccupations éthiques, un enterrement traditionnel dépassait le budget de Mme Gora. Elle a donc effectué des recherches en ligne afin d’explorer d’autres avenues.
Elle y a trouvé une abondance d’options pour les personnes soucieuses de l’environnement, notamment des combinaisons à décomposition naturelle – des linceuls biodégradables fabriqués à partir de spores censées aider à décomposer le corps et à filtrer les toxines –, le tout pour une fraction du prix d’un enterrement traditionnel. Better Place Forests, cofondé par la Torontoise Sandy Gibson et basé en Californie, vous propose une visite virtuelle ou en personne de la forêt afin de choisir l’arbre où vos cendres seront mélangées avec de la terre et plantées aux racines.
Au Québec, une nouvelle forme de services funéraires a ouvert ses portes au mois d’août 2023 à Sainte-Sophie dans les Laurentides: la Forêt de la Seconde Vie.
À l’été 2022, après des recherches approfondies, Lucille Gora s’est engagée auprès d’Eirene. Elle était intéressée par l’option d’aquamation, qui consiste à dissoudre le corps dans un mélange d’eau et de lessive pour 3000$. Comme la somme dépassait toujours son budget, elle a opté pour le forfait de crémation de 2500$ et demandé à un ami de disperser ses cendres sur une plage du Brésil.
Outre l’organisation de la crémation et la livraison des cendres aux proches, l’entreprise s’occupe également de tous les permis et formalités administratives, incluant un certificat de décès et une notice nécrologique en ligne. Comme Eirene n’a pas de lieu physique avec des frais généraux – la plus grande différence entre l’entreprise de Mallory Greene et celle de son père –, le service coûte environ la moitié d’une crémation habituelle au Canada. Selon elle, les ventes de services de préarrangement ont augmenté de 600% en 2022, soit près du double des ventes de services sur demande (323%), prouvant ainsi que les clients prennent leurs dispositions à l’avance.
Plusieurs compagnies de services funéraires aux offres numériques
Planifier ses propres funérailles fait partie des services proposés par Be Ceremonial, l’entreprise de Megan Sheldon. Grâce à son application, il est possible d’acheter un cadre de cérémonie personnalisable pour différentes occasions en mettant l’accent sur la fin de vie. Les clients peuvent utiliser une plateforme en ligne pour personnaliser leur cérémonie funéraire en choisissant parmi des dizaines d’options pour les chants de bienvenue et les mots de remerciements.
«Il est de plus en plus courant d’organiser ses propres funérailles et d’y assister», en particulier pour ceux qui choisissent l’aide médicale à mourir, explique Mme Sheldon, qui est elle-même une doula de fin de vie. «Les gens veulent que leurs amis et leur famille se réunissent et fassent la fête avant de mourir.»
L’organisation de la cérémonie n’est qu’une partie de l’équation. La planification de la disposition de vos biens après votre décès peut avoir des conséquences bien plus importantes. Seulement la moitié des adultes canadiens ont un testament, probablement parce que cela implique des rendez-vous coûteux en personne et beaucoup de formalités administratives. Dans toutes les provinces, à l’exception de la Colombie-Britannique et de la Saskatchewan, il doit y avoir une copie papier du testament qui porte la signature de témoins présents. «Le processus pour obtenir un testament en 2022 est le même qu’en 1922, déclare Erin Bury.
En 2017, Erin Bury et son mari ont fondé Willful, une plateforme en ligne qui s’adresse aux personnes se trouvant dans une situation simple comme la sienne. «J’ai 38 ans, je suis parent, je suis propriétaire d’une maison et je ne veux pas payer 1000$ pour voir un notaire», explique-t-elle. Les clients qui le veulent peuvent se rendre en ligne et rédiger un testament tout à fait légal, puis l’imprimer, le signer, l’authentifier et en conserver une copie papier.
Alors qu’un monde de plus en plus numérisé permet à Erin Bury et à Mallory Greene de moderniser d’anciennes industries, des ajouts entièrement nouveaux font leur apparition. La Montréalaise Mandy Benoualid se promenait dans un cimetière avec son père lorsque l’inspiration lui est venue. «Nous nous sommes dit que ce serait génial si les pierres tombales étaient dotées d’un code QR permettant de le scanner avec son téléphone et d’accéder à une page d’information sur la personne décédée», raconte-t-elle.
Sa société, Keeper, lancée en 2013, est une plateforme numérique qui permet aux clients de partager l’histoire de leurs proches. «Nous n’appelons pas cela une notice nécrologique, car il ne s’agit pas de la mort; nous préférons utiliser le terme biographie», explique Mme Benoualid.
Vous pouvez ainsi créer une page commémorative pour une personne décédée ou créer votre propre page commémorative avant de mourir.
«Les gens téléversent les photos qu’ils souhaitent et rédigent leur propre biographie», explique Mme Benoualid. Ils choisissent ensuite quelqu’un pour en être le «gardien» et, à leur mort, cette personne publie l’hommage.
Les inscriptions quotidiennes de nouveaux utilisateurs sur Keeper ont grimpé de 300% pendant la COVID, et l’entreprise a ajouté à son offre des monuments funéraires virtuels qui coûtent entre 500 et 2300$. Depuis, elle a organisé plus de 200 événements virtuels avec des «activités commémoratives» personnalisées. «Nous avons déjà organisé un événement au cours duquel tout le monde a préparé les fameuses lasagnes de la matriarche», raconte Mme Benoualid.
Les doulas de la mort
Parmi les entreprises émergentes qui permettent d’économiser et les services technologiques, la nouvelle économie de la mort a également donné lieu à un nouveau type de consultant. À l’automne 2019, Adrianna Prosser, productrice artistique et directrice générale de deux théâtres à Toronto, a accompagné une bonne amie lors d’un voyage à Disney World. Cette amie était atteinte d’un cancer de stade 4 mais ne voulait pas passer ses derniers mois de vie clouée dans un lit d’hôpital. Mme Prosser est devenue son aide-soignante attitrée. «Je faisais bouillir de l’eau dans la cafetière de l’hôtel, je fabriquais une bouillotte improvisée pour soulager ses douleurs et je veillais à ce qu’elle prenne tous les médicaments dont elle avait besoin», raconte-t-elle.
Elle a parlé de son expérience à son thérapeute qui lui a demandé si elle avait déjà entendu parler d’une doula de la mort, car il lui semblait qu’elle en était déjà une.
Ses 10 années précédentes ont soudainement pris tout leur sens. Lorsque le frère de Mme Prosser s’était suicidé en 2010, elle avait fait face à la situation en suivant une formation sur la prévention du suicide et les conseils d’intervention. Plus tard, elle avait écrit et joué une pièce de théâtre solo sur le thème de la perte. «À un moment donné, j’ai commencé à réfléchir à l’idée d’être une doula de la mort à proprement parler», explique-t-elle. Mme Prosser a donc suivi un programme de certification en ligne de doula de fin de vie au Douglas College. Elle est maintenant bénévole à l’organisme Hospice Toronto et dirige sa propre entreprise de doulas de fin de vie, qui sert des particuliers.
Tout comme un coach de vie vous aide à vivre la meilleure vie possible, une doula de la mort vous aide à vivre la meilleure mort possible. «Nous sommes là pour vous informer sur les options qui s’offrent à vous et pour établir un plan avant que vous ne soyez dans une phase vulnérable», explique Sue Phillips, basée à Dundas, en Ontario, et ancienne vice-présidente de l’Association canadienne des doulas de fin de vie.
Les doulas de la mort facturent entre 30 et 130$ l’heure ou proposent un forfait de 1000 à 1500$. La plupart ont d’autres sources de revenus: ce sont des aides-soignantes, des infirmières, des travailleuses sociales.
Récemment, un groupe de doulas canadiennes – âgées de 20 à 60 ans – a organisé une retraite de trois jours sur l’île Bowen, en Colombie-Britannique, afin d’échanger des histoires, de partager des conseils professionnels et, surtout, de partager le chagrin et la gratitude pour le travail qu’elles font.
«À la fin, nous avons apporté un cercueil en carton et l’avons peint de messages d’espoir sur le changement de discours sur la mort», se souvient Megan Sheldon de Be Ceremonial. Les participantes se sont ensuite allongées à tour de rôle dans le cercueil fermé afin d’affronter les craintes persistantes qu’elles avaient à l’égard de la mort. La veille, elles avaient eu une soirée dansante très animée. Il s’avère finalement que la mort n’est plus ce qu’elle était.
© 2023, Rosemary Counter. Tiré de «A Wave of Start-ups Are Disrupting the $2-Billion Funeral Industry», Canadian Business (23 février 2023), canadianbusiness.com
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