À la défense des rats

Ils sont intelligents, pleins de ressources… et incompris. Pouvons-nous apprendre à vivre avec eux?

Rats: un rat caché dans une boîte.Harpazo_Hope/Getty Images

La légende raconte qu’en 1522, une citation à comparaître en cour est lancée contre «quelques rats du diocèse» d’Autun, en France, pour avoir mangé et détruit des récoltes d’orge. Barthélemy de Chasseneuz, habile juriste, est chargé de les défendre.

Lorsque ses clients ne se présentent pas au tribunal, M. de Chasseneuz note que les accusés sont dispersés dans la campagne de la province et que la citation à comparaître n’a pu parvenir à tous. Et même s’ils l’avaient reçue, le tribunal ne leur avait pas accordé assez de temps pour faire le voyage. La procédure est reportée.

Pendant plusieurs semaines, l’assignation est annoncée dans toutes les églises du diocèse; néanmoins, lorsque la date du procès arrive, les rats brillent encore par leur absence.

Ils ont évidemment raté leur rendez-vous avec la justice car, plaide M. de Chasseneuz, pour se rendre au tribunal les accusés devaient affronter un double péril: des villageois vindicatifs et des chats sanguinaires; ses clients avaient donc besoin de garanties de passage.

Les deux parties ne parvenant pas à s’entendre sur la marche à suivre, l’affaire est classée.

Une réputation qui dure depuis des siècles

De nos jours, les rats sont considérés comme porteurs de maladies mortelles telles que la peste et l’hantavirus. Ils pillent nos réserves alimentaires, rongent les fils électriques, envahissent nos maisons et ébranlent des infrastructures en creusant leurs terriers. Personne ne sait exactement combien les rats coûtent à la population mondiale annuellement, mais cela doit se chiffrer en centaines de millions de dollars.

Le rat noir (Rattus rattus) et le rat brun (Rattus norvegicus) sont les deux espèces les plus répandues. Le premier vient de l’Inde tandis que le second s’est développé à partir de la Chine et de la Mongolie. En embarquant sur des bateaux, surtout à l’époque de l’impérialisme européen, ils ont atteint de lointains ports et vivent aujourd’hui sur tous les continents, à l’exception de l’Antarctique.

Destructeurs voraces de la faune et de la flore, les rats ont joué un rôle dans près d’un tiers des extinctions d’oiseaux, de mammifères et de reptiles. Avec les chats et les mangoustes, ils constituent l’une des pires espèces envahissantes de mammifères non humains de la planète.

La science qualifie la relation du rat avec l’homme de commensale, soit une association entre deux espèces d’où l’une tire des bénéfices et où l’autre n’est ni aidée ni lésée. La définition semble pourtant embarrassante, car plusieurs se sentent lésés par la simple existence des rats. Lorsqu’ils trottinent et grattent dans nos murs la nuit, ils portent atteinte à notre santé mentale. Leurs yeux en forme de bille et leur queue couleur d’asticot inspirent même le dégoût chez certains.

La relation de l’homme avec les rats étant souvent décrite comme la «guerre contre les rats», nous avons répondu par l’autodéfense. Nous les attrapons avec des pièges qui ne les tuent pas toujours instantanément et les mutilent. Nous les attirons dans des seaux d’eau où ils se noient. Nous les appâtons dans des plaques de colle où ils se déchirent la peau et se brisent les os, voire rongent leurs propres membres, en tentant de s’échapper. Nous les empoisonnons à l’aide de produits dont certains entraînent une longue agonie à la suite d’hémorragies internes. Des vidéos en ligne montrant des gens en train de lâcher des chiens et des visons sur des rats sont visionnées des millions de fois.

D’ailleurs, assurez-vous de connaître ces 15 signes sournois que votre maison est sur le point d’être infestée.

Les rats et l’origine de la peste noire

Alors que la défense de l’ennemi peut sembler sans espoir, des d’études brossent un portrait beaucoup moins sombre des accusés – et qui pourrait même charmer le jury. Pour commencer, il faut dépoussiérer l’affaire classée qui a marqué les rats de leur péché originel: la peste noire.

Cette peste a tué près d’un tiers des Européens entre 1347 et 1351, et beaucoup d’autres épidémies moins importantes ont suivi jusqu’au début du XVIIIe siècle. On a longtemps cru qu’elles avaient toutes la même cause: les rats mouraient en grand nombre après avoir été infectés par la bactérie responsable de la peste, Yersinia pestis, et leurs puces, porteuses de la maladie, migraient vers des hôtes humains.

Il n’existe pourtant aucune trace de mort de masse chez les rats avant les épidémies de peste noire. Pendant des décennies, les scientifiques se sont efforcés de justifier l’histoire du méchant rat. Mais de plus en plus de preuves ont montré qu’à l’époque de ces épidémies historiques, les rats n’étaient pas assez répandus en Europe pour propager la peste aussi rapidement et largement qu’elle l’a fait – et que les coupables les plus probables étaient notre propre hygiène déficiente, les puces et les poux. Les arguments avancés contre les accusés ne tenaient en fait pas la route.

De nombreux mythes sur les rats découverts

Des critiques souligneront que même si nous les disculpons pour la peste noire, ça ne signifie pas que les rats ne sont pas nuisibles. Dans les régions chaudes, ils ont effectivement été le patient zéro d’horribles épidémies de peste tuant des millions de personnes au fil des siècles. Bien que l’hygiène et la médecine modernes aient rendu la peste rare et guérissable presque partout dans le monde, les rats sont toujours porteurs de dizaines de maladies pouvant se transmettre à l’homme.

«Ils ont l’incroyable capacité des éponges, explique Chelsea Himsworth, pathologiste vétérinaire et épidémiologiste à Abbotsford, en Colombie-Britannique. Ils traversent toutes sortes d’environnements, entrent en contact avec des microbes provenant d’humains, d’animaux domestiques, d’eaux usées et d’ordures, et peuvent retransmettre ces agents pathogènes aux humains ou à d’autres animaux.»

Une image d'un rat dans une photo en noir et blanc.Globalp/Getty Images

Il y a plus de 10 ans, la Dre Himsworth s’est intéressée aux rongeurs. En examinant les recherches sur les rats et les maladies, elle a découvert qu’il existait peu de données scientifiques récentes sur le sujet. En 2011, elle a fondé le Vancouver Rat Project, un organisme de recherche dédié à la surveillance et à l’atténuation des risques que posent les rats pour la santé publique à Vancouver et ailleurs.

Pour comprendre à quoi ressemblent vraiment les maladies chez les rats, il faut d’abord s’attaquer au mythe selon lequel ils sont des envahisseurs grouillants, une vision souvent véhiculée dans les livres et les films. En réalité, ils sont plutôt casaniers. Le Vancouver Rat Project a découvert qu’au cours d’une journée normale, les rats bruns demeuraient dans les limites d’un pâté de maisons. Ils ne traversaient généralement pas les routes, et des recherches menées dans d’autres zones urbaines montraient que les rats préféraient même rester d’un seul côté des ruelles. Cela signifie qu’un pâté de maisons du centre-ville de Vancouver peut n’avoir aucun rat malade alors que dans un autre, tous les rats peuvent être porteurs de maladies.

Dans le cadre d’une étude similaire réalisée à Vienne, en Autriche, et publiée en 2022, des chercheurs ont capturé des rats pendant deux ans sur une populaire promenade fluviale, une place touristique et un port de croisière. Ils les ont ensuite soumis à des tests de dépistage de huit virus dangereux que les rats sont reconnus pour héberger, notamment des souches d’hépatite, de coronavirus, d’hantavirus et de grippe. Aucun d’eux n’était porteur d’une de ces maladies. Les auteurs ont noté que les études qui ne révélaient pas la présence de maladies chez les rats étaient rarement publiées.

Les rats viennent avec des idées fausses. Par exemple, ils sont agressifs, n’est-ce pas? Bobby Corrigan, rodentologue et expert en lutte antiparasitaire à New York, a déclaré qu’il n’avait été mordu par un rat – dans un égout – qu’une seule fois au cours de sa longue carrière, «et je m’étais retrouvé au beau milieu de ces animaux».

Rats: Un rat.Antagain/Getty Images

Les rats sont sales, n’est-ce pas? En fait, ils sont tellement soigneux, selon une scientifique, qu’ils se sont dépêchés de nettoyer l’encre «permanente» qu’elle avait utilisée pour faire des marques d’identification sur leurs queues.

Le peu d’information dont nous disposons sur la fréquence à laquelle les rats transmettent des maladies aux humains est encore plus surprenant. «Nous n’en avons aucune idée, déclare la Dre Himsworth. Tout rat que vous rencontrez est potentiellement porteur d’une maladie, mais, en général, le risque est faible, en particulier pour les Canadiens. La plupart des habitants des pays riches vivent dans des maisons propres et solides, et disposent des ressources nécessaires pour enrayer une grave infestation de rats. En revanche, une personne vivant dans un logement insalubre, dont l’hygiène est affectée par des problèmes de santé mentale et dont le propriétaire refuse d’agir lorsque les problèmes de rats s’aggravent, court plus de risques.

En outre, si les maladies transmises par les rats constituent notre principale préoccupation, nos tactiques actuelles peuvent être contre-productives. Tuer les rats à l’aide de pièges ou de poison peut perturber leurs structures sociales, créant un chaos dans lequel les rats peuvent propager des maladies, notamment en se battant pour dominer leurs congénères. Il peut en résulter une augmentation des maladies parmi les rats survivants.

Une cohabitation possible?

C’est une idée controversée, mais les rats pourraient faire des compagnons convenables aux humains. Selon des chercheurs du Bernstein Center for Computational Neuroscience à Berlin, ils peuvent apprendre avec une rapidité surprenante à jouer à la cachette. Par exemple, quand l’humain qui les cherchait les trouvait, il les «chatouillait» brièvement du bout des doigts, des études antérieures ayant démontré que la plupart des rats appréciaient ce stimulus.

Quoi qu’il en soit, les rats étaient clairement motivés par le jeu. Lorsque c’était leur tour de chercher, ils sortaient d’une boîte à couvercle, fouillaient systématiquement l’aire de jeu, puis filaient droit vers leur proie dès qu’ils l’apercevaient. Lorsque leur tour venait de se cacher, certains repartaient vers une nouvelle cachette dès qu’on les trouvait, prolongeant ainsi l’excitation du jeu.

Les chercheurs ont noté que les rats effectuaient des freudensprung, un mot allemand signifiant «sauts de joie». Ils émettaient également le genre de gazouillis ultrasoniques associés à ce que les scientifiques appellent des «états affectifs positifs».

Une grande partie de ce que nous savons sur l’univers émotionnel et intellectuel des rats repose sur les expériences que nous menons sur eux. Une industrie artisanale d’élevage de rats bruns pour des expériences de laboratoire est apparue en Europe au milieu des années 1800. La production industrielle de «rats de laboratoire» a débuté en 1906 à l’Institut Wistar d’anatomie et de biologie de Philadelphie. Aujourd’hui, près de la moitié des rats de laboratoire sont issus de la colonie de Wistar. Il s’agit principalement d’albinos choisis pour leur uniformité génétique et leur calme.

Au fil du temps, l’utilisation de rats comme sujets d’expérience par les scientifiques a commencé à révéler la possibilité que les rats – et donc d’autres animaux – possédaient des qualités que l’on croyait jusqu’alors réservées aux êtres humains.

En 1959, le psychologue américain Russell Church a découvert que les rats apprenaient à ne plus appuyer sur un levier qui leur fournissait une friandise lorsque ce geste entraînait également une décharge électrique pour un rat dans une cage adjacente. Il s’agissait de la première étude suggérant que les rats pouvaient reconnaître qu’un de leurs congénères souffrait et qu’ils pouvaient le soulager.

D’autres expériences en laboratoire ont montré que les rats peuvent résoudre des énigmes complexes, reconnaître des relations de cause à effet, éprouver des regrets, porter des jugements basés sur la perception et comprendre le temps, l’espace et les nombres. Dans des vidéos publiées en ligne par des propriétaires de rats de compagnie, on peut voir des rats entraînés effectuer des parcours d’agilité, hisser de petits drapeaux en tirant sur de petites cordes avec leurs doigts délicats, et «lire» des pancartes leur indiquant de sauter sur une boîte ou de tourner autour. Les rats semblent même doués de métacognition.

Rats: Un rat entouré de symboles d'étoiles.Antagain/Getty Images

Ils ont aussi une personnalité. Presque tous les chercheurs à qui j’ai parlé et qui ont travaillé avec des rats se souviennent d’individus en particulier et de leurs traits de caractère.

Lazarus, par exemple, était le favori de Kaylee Byers, qui a capturé et relâché environ 700 rats dans le cadre du Vancouver Rat Project. Mme Byers pensait que Lazarus était mort lorsqu’elle l’a trouvé immobile dans l’un de ses pièges, mais il semble qu’il était simplement anormalement détendu. Après avoir été capturé la première fois, il est revenu se faire prendre encore et encore: il mangeait l’appât au beurre d’arachide et à l’avoine, puis attendait d’être relâché, comprenant sans doute que Kaylee ne lui ferait aucun mal.

Le rat de Norvège est d’ailleurs l’un de ces 13 petits animaux de compagnie facile à entretenir.

Que faire des rats, alors?

La réponse, surprenante, rappelle la demande de Barthélemy de Chasseneuz d’entendre les rats: il faut communiquer avec eux. «Si nous ne voulons pas de rats dans les parages, nous devrions être plus attentifs aux signaux que nous leur envoyons, du genre: Hé, il y a un plein de nourriture ici que nous avons l’habitude de déposer toujours au même moment et dont nous ne nous soucions pas vraiment», explique Becca Franks, professeure adjointe en études environnementales à l’université de New York, qui a étudié les rats.

Pour la Pre Franks, la solution aux dégâts causés par les rats dans nos maisons et à la consommation de notre nourriture réside dans des «infrastructures peu sexy». Concevoir les bâtiments de manière à exclure les rats. Mettre les ordures dans des conteneurs à leur épreuve. Adopter des règlements donnant aux locataires le droit de vivre dans des logements exempts de rats en obligeant les propriétaires négligents à rendre des comptes.

Dans les années 1920, lassés des infestations de rats sur leurs bateaux, les marins se sont résolument tournés vers la dératisation. Pour cela, il fallait penser comme un rat: bloquer les voies d’accès, stocker la nourriture dans des conteneurs impénétrables et boucher tous les recoins utilisés pour la nidification. Un navire a ainsi réussi à réduire sa population de rats de 1177 à zéro.

Grâce à des réglementations et à des mesures incitatives financières, les navires à l’épreuve des rats se sont largement répandus au milieu des années 1930. Les rongeurs font toujours partie de la vie maritime, mais dans une bien moindre mesure.

Nous apprenons à coexister avec d’autres espèces sauvages autrefois considérées comme de la vermine ou des «mangeurs d’hommes», notamment les loups, les ours, les coyotes et les castors. Comme le disait l’écologiste américain Aldo Leopold, «la gestion de la faune est relativement facile, la gestion de l’homme difficile».

Les ours peuvent être de bons voisins, mais pas s’ils sont accros aux poubelles qu’ils peuvent facilement forcer. Les loups peuvent vivre à nos côtés pratiquement sans être vus, mais pas si nous les nourrissons à la main pour prendre un égoportrait. Les rats peuvent être nos compagnons de l’ombre, mais pas si nous jetons tellement de nourriture que certains – et c’est vrai – préfèrent le chinois à l’italien, ou l’inverse.

Peut-être devrons-nous nous entendre sur un point qui nous échappe aujourd’hui: les créatures ont le droit d’exister conformément à leur nature, même si leur nature est de causer des ennuis à l’humanité.

@ 2023, James MacKinnon. Tiré de «In Defense of the Rat», Hakai Magazine (26 septembre 2023), hakai.com.

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Contenu original Selection du Reader’s Digest