Ma vie avec Casey, ou adopter un chien dans la soixantaine
Adopter un chien quand on dans la soixantaine ne faisait pas partie de mes projets, mais Casey a complètement changé ma vie.
Il y a quelques années, quand mon mari m’a convaincue d’adopter un chien de refuge, je me suis inquiétée des inconvénients: les poils partout, les disputes pour savoir qui irait le promener. Le bon moment pour avoir un chien était passé depuis des décennies, à l’époque où notre fils habitait avec nous et aurait pu jouer à la balle avec lui. À 65 ans, nous devions plutôt planifier notre prochain voyage, mais Paul a toujours voulu un chien. Par amour pour mon mari, j’ai accepté. Mais je doutais de mes capacités à aimer un cabot, et encore moins le seul animal disponible au refuge qui était capable de vivre en appartement: un bâtard à l’oreille déchirée.
L’histoire de Casey n’est pas banale, je le concède. Né et aussitôt abandonné en Ohio, il a appris les consignes «assis» et «reste» dans une prison où les détenus dressent des chiots en vue de leur adoption. Il fut ensuite envoyé dans un refuge où il a attendu en vain qu’on lui trouve un foyer, avant d’être embarqué pour Toronto par un groupe de bénévoles chargés de sauver des chiens de la mort.
Nous l’avons baptisé Casey. La première chose qu’il a faite en arrivant chez nous a été d’arroser une chaise d’urine. Il a reniflé chaque recoin pour finir par s’allonger, sa truffe chaude contre ma cuisse. Peut-être pourrais-je finir par l’aimer, après tout.
Le premier matin, oubliant sa présence, je sors de mon lit, l’esprit encore confus, pour découvrir cette nouvelle créature sur le canapé devant le téléviseur. C’est mon mari qui s’endort habituellement à cet endroit où j’aurais voulu me détendre avec ma seconde tasse de café et la rubrique nécrologique du New York Times. Paul dort mieux partout ailleurs que dans notre lit, et la télé a tendance à l’assoupir au petit matin. Le chien – le nôtre – est maintenant une apparition. Ah oui! C’est toi!
Depuis que nous nous sommes blottis tous les trois devant Dre Grey, leçons d’anatomie, Casey semble avoir pris ses aises sur le canapé. Son oreille déchirée pointe droit vers le ciel; l’autre retombe sur le canapé. Je me perche sur le petit ruban d’espace qu’il me laisse et caresse son flanc. Il lève les quatre pattes en l’air, c’est sa façon de me dire bonjour. Et c’est en effet une belle journée, puisqu’il en fait partie.
Le matin, j’aime flâner sur internet en peignoir, mais désormais Casey a besoin de sa promenade, dont la responsabilité me revient puisque je suis la seule personne matinale du foyer.
Tout ce que nous savons à son sujet, nous le tenons de sa maîtresse d’accueil, Liz. Elle m’a prévenue: je dois le sortir juste après le petit-déjeuner. Liz possède un terrain clôturé; il lui suffisait d’ouvrir la porte. Ensuite, elle pouvait se prélasser en pyjama si elle le voulait. Ou peut-être confectionner des muffins, faire des mots croisés, appeler sa mère. Mais Paul et moi vivons au septième étage d’un immeuble en copropriété du centre-ville de Toronto. Pour moi, la routine matinale de Casey exige une tenue présentable.
J’ai tout préparé hier soir – un jean et un pull pour moi, des sacs pour les crottes et des friandises au foie pour lui. Sa laisse rouge est suspendue au porte-manteau. Je repense à la première tentative de Paul pour promener Casey, une excursion trébuchante autour de la maison de Liz. Ce molosse va m’en faire voir de toutes les couleurs, c’est sûr!
Au cours de ma carrière dans l’édition, il m’est arrivé souvent de remettre le personnel sur la bonne voie. Non, on ne peut pas quitter le travail lorsque nous traversons une crise et au diable l’horaire d’été! Vous voulez laisser une faute dans un titre parce que «c’est plus joli ainsi»? Retournez à l’école.
Après avoir dompté tous ces bipèdes, promener un chien ne devrait pas être bien compliqué. Il y en a qui le font tout en textant, en portant des sacs de courses ou en hissant des poussettes sur les trottoirs enneigés. Les plus téméraires roulent en skateboard ou à vélo, et le chien le plus rapide de mon quartier – un berger croisé affublé d’une veste orange – court aux côtés de son maître roulant sur un scooter. Bref, promener un chien est à la portée de tous – il n’est même pas nécessaire de marcher.
Pourtant, ce matin, nous venons à peine de sortir que, derrière moi, on me lance en riant: «Qui promène qui?» En effet. Nous peinons à accorder nos pas. Un affrontement a régulièrement lieu. Ma volonté contre la truffe de Casey qui, furetant au ras du sol, est engagée pleins gaz dans une quête folle de tout ce qui lui semble comestible. Sans interrompre sa course, il dévore croûte de pizza humide et petit morceau de poulet baignant dans les restes poussiéreux de sa panure. Casey m’entraîne là où sa truffe le mène. La délicate précision de son museau me rappelle le colibri virevoltant autour des fleurs, mais le butin qu’il flaire pourrait être aussi bien les plumes sanguinolentes d’un pigeon écrasé qu’une flaque de vomi. Rien ne le répugne.
Quand il n’est pas à la poursuite de nourriture, Casey cherche les meilleurs endroits pour uriner. Passant d’un côté à l’autre du trottoir comme un chauffard qui couperait trois voies de circulation, le voilà qui s’arrête dans une embardée devant la borne d’incendie. Il hume. Évalue. Après tous les autres, un filet jaune finit par ruisseler jusque dans la rue. Il a toujours des réserves pour son rituel de marquage.
Je pensais tout savoir des promenades dans mon quartier du centre-ville. Regarder les films à l’affiche au cinéma du coin, prendre note des chaussures en solde ou d’une nouvelle pizzeria, suivre les conversations des autres. Je trouvais mon allure et maintenais ma forme physique tandis que mon esprit dérivait librement. Marcher était ma fenêtre sur un monde intérieur dont je m’inspirais pour diriger mon attention.
Pas avec Casey. Là, j’oscille entre serpenter, attendre, et ce qui se rapproche assez de la démarche d’un ivrogne, les deux mains agrippées à la laisse qui ceinture ma taille. Paul et moi avions pensé que chacun ferait avec Casey une balade d’une heure par jour. Pourquoi me suis-je alors inquiétée pour Paul là où je suis de loin plus exposée à la perte d’équilibre?
Les piétons s’écartent pour nous éviter; de nouveaux périls surgissent à chaque coin de rue. Casey tente de prendre en chasse des voitures qui lui semblent hostiles pour une raison mystérieuse. Mais quand je commence à penser que seuls les taxis orange provoquent ses élans, il fonce sur une fourgonnette noire.
Et ce n’est que la partie facile. Les écureuils le mettent dans une frénésie de hululements alarmants et de sauts acrobatiques qui manquent de me mettre à terre. Avant Casey, ces petites bêtes me rappelaient l’adorable Nutkin des livres de Beatrix Potter. Ce sont désormais d’impitoyables scélérats toujours prêts à jaillir de l’arbuste le plus proche.
En se ruant vers un rongeur que je n’ai pas aperçu à temps, Casey percute un couple de piétons. La femme m’accorde un sourire indulgent; l’homme me lance un regard noir. Au rythme où nous allons, quelqu’un risque d’être blessé. Maintenant que j’y pense, mon épaule me fait déjà souffrir. J’ai entendu parler d’entraînement musculaire pour le golf et le ski, mais pour promener un chien?
Je jette un coup d’œil à ma montre. Dans cinq minutes, nous aurons accompli une heure de marche. «Nous»? Le mot nous définit peut-être, Casey et moi, sur le canapé, les yeux dans les yeux, mais dans la rue, il n’y a pas de nous qui tienne. C’est plutôt esprit contre instinct, et l’esprit arrive perdant. Je me fais une joie d’arriver à la maison.
Au moment où je baisse ma garde, dans l’entrée, Casey se prend de bec avec Betsy, le labrador d’un voisin, tristement célèbre pour errer dans les couloirs la nuit. Son propriétaire nous observe de haut en bas, les lèvres retroussées dans une grimace de dédain. «C’est un chien de refuge?» Pour détendre l’atmosphère, je mentionne que Casey a passé sa vie de chiot en prison. «Vous êtes courageuse», me répond-il en éloignant Betsy de mon délinquant.
L’ascenseur semble se traîner jusqu’au septième étage. Casey court dans les bras de Paul pour recevoir un vigoureux massage et entendre la question que l’on doit poser à au moins deux reprises, chaque fois plus fort: «Qui c’est le bon chien? Qui c’est le bon chien?»
C’est un bon chien, oui, mais il devient vite évident que nous devons tous deux améliorer nos compétences en promenade.
Paul se fait réprimander à St. James Park – reconnu pour son kiosque et ses jardins paysagers – quand Casey pique une crise bruyante au sujet d’un écureuil. Un vieil homme en tweed agite son doigt dans sa direction. «Votre chien est une nuisance. Ne voyez-vous pas qu’il y en a qui viennent ici pour trouver un peu de paix et de silence?» Il indique un chien duveteux, perché sur les genoux de son propriétaire comme un animal en peluche sur un oreiller de satin. «Voilà comment un chien devrait se comporter. Et jusqu’à ce que votre animal le comprenne, je vous suggère de le garder hors de ce parc.»
La nuit suivant son bannissement, notre ami est allongé sur ce que nous appelons déjà le «canapé de Casey», tressautant entre deux ronflements. Je passe mes doigts dans le creux qui se dessine sur son crâne, à l’endroit où sa fourrure rousse s’assombrit pour devenir brun rouille. Je ne connaîtrai jamais les rêves de Casey, mais j’imagine qu’il doit bien y avoir un écureuil. Cours, Casey, cours. Sus à cette vermine!
Laurie la dresseuse nous rend bientôt visite. Elle paraît très jeune, mais les propriétaires de chiens sur Yelp assurent qu’elle connaît son boulot. Je la préviens qu’elle aura affaire à un bâtard de refuge fou d’écureuils et amateur de fond de poubelles, présenté comme un labrador croisé carlin, mais comment le savoir?
Laurie n’en doute pas. C’est un pur chien de chasse. Avec ce museau pointu, il ne peut être rien d’autre. Et cela explique beaucoup de choses. Ses «crises d’écureuil» expriment son grand talent. Certains chiens sont nés pour aboyer devant les inconnus; le nôtre, pour chasser les rongeurs. Je me dis que nous avons fait une bonne affaire.
Laurie soumet Casey à quelques tests. Il s’assoit, reste immobile et se couche, comme on lui a appris en prison – et comme il le ferait pour nous si nous savions parler sa langue. «Vous avez gagné le gros lot avec ce petit gars, déclare Laurie. Il veut plaire.» J’aurais pu m’y tromper, mais Laurie est une professionnelle.
Tous les trois, nous emmenons Casey dans un parc à l’ambiance détendue où des adolescents jouent au basket et où personne ne s’offensera d’un peu de tapage. Laurie doit observer Casey dans ses plus mauvais comportements. Alors que nous approchons du premier arbre habité par un écureuil, il saute – non, s’élance – sur l’occasion en déployant le répertoire complet de ses effets sonores, tandis que moi, humaine ignorante à l’autre bout de la laisse, je reste sur place en bêlant: «Casey, arrête!»
J’espère secrètement que Laurie admire ses facéties. Si Casey est un démon, qu’il soit au moins le plus bruyant et le plus dangereusement acrobatique des petits diables qu’elle ait jamais vus! Combien de chiens chasseurs d’écureuils réalisent des sauts périlleux arrière, puis bondissent pour une deuxième tentative? Pour lui, la laisse n’existe pas, pas plus que l’échec. Chaque écureuil est une promesse de victoire. Casey est mon Don Quichotte à l’assaut des moulins à vent, mon Buster Keaton aux mille gaffes.
Laurie observe le spectacle, les mains dans les poches de sa veste à capuche; elle a déjà tout vu. «Comme je disais, un vrai chien de chasse. Vous voulez que son attention soit concentrée sur vous, pas sur l’écureuil. Ce sera votre défi. Alors mettons-nous au travail.»
Les Laurie de ce monde ne dressent pas vraiment les chiens. Elles apprennent à des humains perplexes comment cesser de faire ce qui ne fonctionne pas et à développer des habitudes plus constructives. Laurie me rappelle un peu Annette, notre thérapeute de couple, à l’époque où le nôtre battait de l’aile. Quelle que soit l’embrouille depuis longtemps oubliée dans laquelle nous nous trouvions, elle avait déjà tout vu.
Quels efforts n’avons-nous pas déployés dans le bureau en sous-sol aux boiseries de pin d’Annette! Chaque séance était l’aboutissement d’une rigoureuse préparation de notre part. Si nous avions été notés, nous aurions excellé. «Vous êtes remarquablement bien assortis, nous a-t-elle un jour déclaré, en nous observant à travers les énormes lunettes que les femmes portaient à l’époque des vestes à épaulettes. C’est un miracle que vous vous soyez trouvés.» Sa version du «vous avez gagné le gros lot» de Laurie.
Grâce à Annette, Paul et moi nous sommes connectés aux personnes parfois déroutantes, mais généralement bien intentionnées que nous étions. Nous amorçons un processus similaire avec un chien, qui n’a jamais oublié un anniversaire, quitté la pièce dans un accès de colère ou reproché quoi que ce soit à l’un de nous. L’éduquer devrait en somme être une partie de plaisir.
Hélas, je ne sais pas me faire entendre, m’explique Laurie. Mes suppliques ne sont que borborygmes dénués de sens, bruit de fond ponctué de son nom et d’ordres lancés sans conviction. La nature a donné à Casey une mission: massacrer des créatures qui, dans son esprit, n’ont aucun droit d’exister. Pour l’interrompre, je dois faire du bruit.
Trois possibilités s’offrent à moi: siffler, crier, ou taper fort dans mes mains. Je n’ai jamais appris à siffler, et taper dans les mains avec des gants… Il me reste à crier. À chaque écureuil, je tente d’émettre un cri respectable: «Casey ! Casey!» Comment ce nom que j’adore susurrer peut-il être si dur à vociférer avec aplomb? Paul secoue la tête (c’est lui le bon élève). Crier lui a toujours été naturel – trop naturel à mon goût, mais c’est utile face à un chien. «Plus d’autorité, m’enjoint-il. Plus de volume.»
Je maîtrise l’aspect autoritaire. À 65 ans, j’ai amplement mérité le droit d’être une vieille dame au tempérament de feu. J’exige des remboursements avec assurance (et les obtiens). Je n’hésite pas à reprendre les inconnus qui m’appellent «ma chère» ni à demander aux jeunes gens qui traînent les pieds sur le trottoir de me laisser passer. Je n’ai aucun mal à me plaindre ou à corriger les autres.
Mais personne n’aime une femme qui crie. Dans ma maison d’enfance, seul mon père jouissait de ce droit – dont il pouvait se servir sans préavis. Sobre, il récitait du Yeats à ma sœur et moi à l’heure du coucher. Lorsque nous essayions de nouvelles tenues, il s’inclinait devant nous et demandait, tel un gentleman sorti d’un vieux film: «Auriez-vous l’obligeance de me donner votre numéro?» Mais lorsqu’il était ivre ou en proie à une gueule de bois, le détail le plus insignifiant pouvait le mettre en colère, comme le bain-marie pour son gruau. «Où a donc disparu ce foutu machin? C’est pas une façon d’organiser les placards de la cuisine!» Nous nous réveillions dans un tintamarre d’ustensiles. Et je savais que la journée allait mal se passer.
La peur a un son: celui des cris. Ce n’était pas tant la colère de mon père que je craignais que la mienne. Comme il était un homme – l’homme de la maison, disait-on – il avait le droit de se défouler. Comme j’étais une fille, cela m’était interdit. Je devais garder la tête basse, ne pas rester dans ses pattes, faire de mon mieux pour apaiser ce grand bébé déguisé en homme.
Aujourd’hui, Laurie me donne la permission de crier. Plus encore, j’ai des ordres à aboyer. Pour le bien de Casey, j’apprendrai à me lâcher.
Au terme de notre première séance avec Laurie, je promène Casey en gardant sa voix en tête. Je m’entraîne à crier «non!» lorsque Casey se transforme en prédateur. La chaussée ne s’ouvre pas en deux pour m’avaler tout entière. Ma voix est claire et fière. Mieux encore, Casey commence à comprendre – pas toujours, ni même une fois sur deux, mais parfois, surtout si j’accompagne mon «non CaaaSEY!» d’un coup sec sur la laisse. Viennent ensuite la friandise et la caresse dans le cou. Je fais «bon chien», comme Laurie me l’a appris.
Mais c’est beaucoup exiger de lui. En présence d’un écureuil, ses yeux flamboient, ses poils se hérissent. Je pensais qu’il ne s’agissait que d’une expression avant de voir le souffle de rage balayer son échine, là où sa fourrure est plus sombre et drue. Lorsqu’il se hérisse, il semble plus gros, plus menaçant. Il est un agent de la nature, déterminé à radier de la terre les créatures inférieures.
La fureur le consume rapidement, mais disparaît aussi vite que l’écureuil. La violence de Casey est forgée d’une éphémère pureté. Contrairement à tous les humains de ma connaissance, il n’est pas rancunier. Il ne rumine ni sa déception ni sa colère contre la rabat-joie cramponnée à l’autre bout de la laisse.
Casey et moi marchons de concert, bipède et quadrupède, femme âgée et jeune chien, esprit analytique et créature de pulsions. Celle qui nettoie, celui qui bave sur le sol. Jusqu’ici, c’étaient les différences qui retenaient mon attention plus que le plaisir partagé de la promenade. Casey évolue dans son propre monde, j’ai le mien, et je ne pensais donc pas à lui et moi comme à un «nous». Mais je me surprends bientôt à évoquer les lieux que nous partageons – nos endroits, à lui et à moi. La fresque devant laquelle je l’ai fait poser pour une photo, le parc où nous avons sympathisé avec un jongleur qui s’entraînait.
Je commence à deviner ce que nous pouvons être l’un pour l’autre. Nous sommes désormais un «nous», et c’est suffisant. L’improbabilité de notre entente amplifie la joie qui en surgit. Tant que les écureuils patrouilleront dans les rues et les parcs de Toronto, il y aura de brefs élans de colère qui ne changeront rien. Notre relation, celle d’une femme et son chien, révèle le miracle de ces deux êtres faillibles aux points de vue opposés, posant la première pierre à l’édifice d’un nous.
Paul reste Paul, Rona demeure Rona. Au commencement était un toi, un moi. L’un faisant la grasse matinée, l’autre pour qui se lever tôt est une raison d’être. L’une qui a fui ce mariage lorsque notre fils, Ben, était tout petit, en déclarant «Je ne t’ai jamais aimé» (moi, épuisée par mon jeune mariage et mon enfant plus jeune encore), et l’autre qui a répondu «Ce n’est pas terminé. Essayons encore une fois.» L’un qui sait comment les choses devraient être, et l’autre qui ne comprend pas (en réalité, tous les deux). De différences en déceptions, nous avons créé un nous. Et c’est ce nous qui a accueilli Casey en son sein.
Une fois trouvé, le nous peut supporter une bonne dose de tension. Certains jours, je ne parviens pas à empêcher Casey de s’élancer vers les 17 premiers écureuils, mais il finit par se calmer autour du centième. Avec la multitude de rongeurs qui peuplent la ville, nous comptons toujours sur une nouvelle chance. Je finis par éprouver un respect réticent pour ces bestioles qui semblent toiser Casey avec une sorte d’amusement.
Écureuil après écureuil, jour après jour, nous commençons à trouver notre rythme. Nous traversons parfois des quartiers entiers sans un incident, la médaille de Casey tintant au rythme de mes pas, sa laisse vibrant doucement dans ma main maintenant que j’ai appris à ne pas m’y cramponner. Il connaît chaque variation de notre itinéraire. Si je ne choisis pas celle qu’il préfère, il tire, comme pour demander: «Es-tu sûre de cela?» Un petit désaccord en chemin n’est pas grand-chose pour une belle équipe.
Nous dévidons rapidement le rouleau format économique de sacs à crottes. Casey est remarquablement productif. Ça ne me dérange pas. Cela me donne même l’occasion d’accomplir une bonne action chaque jour. Et cette humble tâche m’ancre littéralement dans la terre. Je suis forcée de m’occuper du trottoir fissuré et bosselé, des feuilles détrempées au bord d’un sentier piétonnier. C’est une servitude que je partage avec tous les propriétaires de chien qui ont à cœur de faire ce qui est juste. La femme qui se baisse avec prudence de son fauteuil roulant, le vieil homme qui prend garde de ne pas mobiliser son mauvais genou. Les jeunes parents s’exclamant, alors que leur enfant ramasse le dépôt du teckel de la famille: «C’est ça! Bravo ma fille!»
J’ai commencé à promener Casey au début du printemps, lorsque la neige, en fondant, mettait au jour tout un hiver d’excréments noircis dans chaque parc. Ils s’entassaient au pied des haies et parsemaient les trottoirs, témoignage desséché du je-m’en-foutisme humain. Tous ces contrevenants faisaient de moi la cible de ceux qui méprisent les chiens. Ce qui les unit tous est l’horreur de leurs déjections.
Je viens tout juste de jeter la première crotte de la journée lorsqu’un individu approche, un casque beuglant une cacophonie dans ses oreilles. En passant, il crie par-dessus son épaule: «J’espère que ce n’est pas votre chien qui vient de laisser ses besoins sur le trottoir! La peste soit de ces animaux en ville!» Il ne se retourne pas à ma réponse: «Pas nous!» Nous. Toute attaque contre Casey me touche directement. En définitive, je ramasse ses déjections car je l’aime. J’aimerais que mes confrères humains le considèrent avec bienveillance, ou au moins sans mépris.
Marcher avec Paul ne me manque plus. Marcher avec un chien présente des avantages bien particuliers. Si Casey remarque mon humeur noire après une mauvaise nuit de sommeil, il ne se soucie pas des conséquences possibles sur lui. Il continue de trottiner à mes côtés, les oreilles pivotant vers l’arrière pour capter un bruissement dans l’herbe qu’aucun humain ne saurait détecter.
Je n’ai pas besoin de mériter la bonne humeur qui nous enveloppe. Son moteur est l’enthousiasme de Casey pour les menus détails de son quotidien – le mur souillé sur lequel il faut uriner, l’employée de la poste à qui il faut faire la fête contre un biscuit sorti de la boîte en fer blanc derrière le comptoir. Sur la carte des plaisirs de Casey, je suis comme la terre et le ciel, rassurante par ma présence, mais pas au premier plan.
Comme Laurie me l’a enseigné, je traverse la rue pour éviter les chats, les petits enfants qui courent, les chiots imprévisibles – tout ce qui pourrait déclencher la colère de Casey. Il fait une exception pour les chiens en liberté (ils ravivent un sentiment d’insécurité), les chiens dotés d’une énorme tête poilue (pas des chiens, selon ses critères) et bon nombre de grands chiens noirs (allez savoir pourquoi). De la même manière, d’autres chiens font une exception pour Casey, pour des raisons tout aussi impénétrables. Lorsque je ne peux pas changer de trottoir, je fais diversion en lui lançant une poignée de friandises.
Je sais que nous avons franchi une étape importante lorsque Casey fait une terrible crise d’écureuil près du lieu où nous l’avons promené pour la première fois avec Laurie. À pleins poumons, fièrement et rapidement, j’exécute ma routine en trois étapes: le cri, le coup sec sur la laisse, le «bon chien». Quelqu’un me salue, une promeneuse de chiens professionnelle dont les trois protégés reniflent tous le même carré d’herbe. «Beau travail!» me félicite-t-elle. Combien de temps depuis la question «Qui promène qui?».
Un jour, j’ai eu un éclair de génie: notre duo peut trouver une application concrète. Casey possède l’enviable pouvoir de dormir partout où il se trouve, de la banquette arrière de la voiture à l’arrière-cour d’un ami. Je profite quant à moi du talent humain de ressasser mes soucis lorsque je ne rêve que de dormir.
Au cœur d’une nuit agitée, je me lève pour chercher un livre soporifique et découvre Casey ronflant sur le canapé de la télévision. Il ne bouge pas quand je m’assois près de lui pour caresser la douce fourrure de son cou. Il exhale, plongeant plus profondément dans le sommeil. Ce soupir semble presque humain, mais tout soupir humain est essentiellement mammalien. «Hé! Casey, emporte-moi avec toi!»
Il me laisse juste assez d’espace pour me recroqueviller contre lui, son poitrail ferme et chaud en guise d’oreiller. Contrairement à tous les autres oreillers de ma vie, le thorax de Casey gonfle au rythme de sa respiration. Sa fourrure est imprégnée de sa puissante odeur. Peu importe où ses pattes ont traîné durant nos pérégrinations ni où sa truffe s’est fourrée, il sent exactement sa propre odeur.
Mon esprit bourdonnant de pensées parasites s’élève et retombe au rythme du souffle de Casey comme un bateau sur une mer calme. J’ignore encore que je prends des libertés: une tête humaine de cinq kilos est un poids non négligeable pour le corps d’un chien de 14 kilos, et tous les chiens détestent être contraints dans leurs mouvements. Mais Casey est trop endormi pour me repousser aussitôt. Il me supporte le temps de quelques respirations, assez pour me rappeler à quel point un souffle peut être profond et lent.
Je ne saurai jamais peindre comme Matisse ou écrire de la poésie comme Emily Dickinson, mais Casey me laisse croire que je pourrais dormir comme lui, mon maître personnel dans cet art.
Pour le sommeil de mes rêves, je suis prête à aller très loin. J’ai acheté un matelas de très grande taille qui s’adapte à mon poids et à la température de mon corps, fait de matériaux mis au point par la NASA. J’ai suivi un régime strict de bains et étirements avant le coucher. J’ai pris de puissants somnifères. J’ai consulté un psychiatre spécialisé dans le sommeil afin de m’aider à m’affranchir des pilules et apprendre les règles d’un «sommeil réparateur».
Par une mauvaise nuit, peu après l’arrivée de Casey à la maison, je le trouve assoupi sur le canapé. Ce qu’il sait sur le sommeil, aucun humain ne pourrait me l’enseigner. Pour tomber endormi, comme pour tomber amoureux, il s’agit d’abandonner ses attentes, de relâcher sa surveillance. J’ai appris cela en observant Casey.
Étalé les quatre fers en l’air ou la truffe contre la queue, les yeux fermés ou semi-ouverts, il dort en moyenne de 12 à 14 heures par jour, comme tous les chiens. Tout ce que je demande, c’est d’en dormir sept. Avec un petit coup de pouce de mon assistant canin, je suis devenue une toute nouvelle dormeuse.
Serait-il meilleur professeur s’il se trouvait dans le lit, à mes côtés? Environ la moitié des propriétaires de chiens dorment avec leurs animaux. Pour ma part, j’ai instauré une règle – pas de pattes sales sur nos draps 300 fils – et je m’y tiens.
Je retourne dans la chambre, où entre-temps le lit a refroidi. Mon côté ressemble au naufrage de ma nuit jusqu’ici – un enchevêtrement de draps, de masques de sommeil et de couches de vêtements ajoutés, puis ôtés, dans ma quête de la température corporelle idéale. Le côté de Paul demeure intact, puisqu’il s’est assoupi dans son fauteuil préféré.
Je m’enfonce dans l’oreiller épousant ma nuque que je dois emporter partout avec moi. La machine à bruit blanc ronronne. Je rejoue dans ma tête le moment que Casey et moi venons de partager – sa fourrure contre ma joue, son souffle qui me soulève – jusqu’à finalement glisser dans un rêve de «nous».
Tiré de Starter Dog: A Virtual Introduction, par Rona Maynard, publié par ECW Press. © Rona Maynard, 2023. Reproduit avec l’autorisation de l’éditeur. Tous droits réservés.
Inscrivez-vous à l’infolettre de Sélection du Reader’s Digest. Et suivez-nous sur Facebook et Instagram!