Quand la peur de manger devient une obsession 

Les troubles alimentaires seraient en augmentation chez les adolescentes.

Peur de manger: une illustration d'une fille devant des miroirs qui déforment son apparence.Illustration de Myriam Wares

Mélissa a toujours hâte de savourer les bons plats préparés par sa mère, qui sortent du four et parfument la maison.

L’adolescente de 12 ans, petite et musclée, aime bien manger car elle dépense beaucoup d’énergie en pratiquant ses sports préférés, le basket-ball et le soccer. En ce début d’été 2020, elle doit malheureusement se contenter, de temps en temps, de la marche et du vélo, en raison des restrictions imposées par les gouvernements pendant la pandémie de COVID-19. Mais elle n’a pas réduit son alimentation. «Tu prends une troisième portion?», lui lance un membre de sa famille.

Honteuse, Mélissa se demande alors si elle a un problème. «Pour la première fois je me trouvais grosse!»  Elle décide de réduire progressivement ses portions de nourriture et suit un entraînement physique intensif sur internet.

Au début, ses parents se disent qu’elle prend soin de sa santé. Mais au fil des mois, ils s’interrogent. «À l’été 2022, elle était de plus en plus maigre», se rappelle sa mère, qui réalise que les menus de sa fille sont composés presque exclusivement de légumes, sans féculent ou dessert. Mélissa mesure 1,64 m et pèse seulement 34 kg, une perte de 18 kg en 2 ans. Elle se regarde continuellement dans le miroir et calcule toutes les calories, un maximum de 1000 par jour, deux fois moins que ce qui est recommandé! «Je ne me souvenais même plus du goût de certains aliments!», explique la jeune fille.

Inquiète, l’une de ses sœurs consulte le web, puis partage avec ses parents une vidéo sur l’anorexie mentale, une maladie qui affecte 10 fois plus de filles que de garçons. Entre l’âge de 13 et 17 ans, jusqu’à 1,5% des filles sont touchées contre 0,3% des garçons. Ils consultent leur médecin de famille qui suggère de cuisiner les plats que Mélissa préfère pour accroître son appétit. C’est un échec. Elle résiste à chaque repas. «Je faisais des crises de larmes, je hurlais, je tapais dans des coussins pour ne pas manger», raconte-t-elle. «Un cerveau mal nourri augmente l’anxiété, la dépression et les émotions extrêmes», explique la Dre Holly Agostino, directrice du programme de la clinique des troubles alimentaires de l’Hôpital de Montréal pour enfants. «C’est facile à régler, elle a juste à manger!» lancent des amis de la famille, ignorant le fait qu’il s’agit d’une maladie chronique difficile à soigner, et tabou.

Informez-vous aussi sur l’hyperphagie boulimique et ses symptômes.

«Une question de vie et de mort»

Désespérée, le 31 janvier 2023, la mère de Mélissa consulte l’infirmière de l’école qui, constatant son état précaire, la réfère immédiatement aux urgences de l’Hôpital de Montréal pour enfants.  «On m’a allongé sur une civière et j’ai eu peur quand un médecin m’a annoncé que j’allais être hospitalisée et au repos complet.»

Alors que sa condition de santé est très grave, son premier réflexe est de se demander ce qu’il adviendra de ses examens de fin d’étape à l’école. Son cœur battait 37 fois par minute alors que la moyenne pour une personne en bonne santé se situe entre 60 et 80 fois par minute.  «C’est une question de vie et de mort. La perte de poids entraîne une diminution de la masse musculaire et le cœur en est un qui s’affaiblit. Il y a risque d’arythmie et de crise cardiaque», explique la Dre Holly Agostino.

Déchirure de l’œsophage, érosion dentaire, fragilité osseuse qui peut devenir permanente, sont d’autres symptômes dangereux. «Des patientes perdent la moitié de leur poids et n’ont aucun gras pour protéger leur peau ce qui provoque des ecchymoses partout sur leur corps.  Certaines ont des pensées suicidaires», se désole-t-elle.

Une fois conduite au 9ième étage de l’hôpital, une infirmière installe un tube naso-gastrique à Mélissa pour la réalimenter pendant 10 jours. «C’est une solution liquide riche en protéines, glucides et gras, qui fournit quotidiennement 3000 calories, explique la nutritionniste Peggy Alcindor de la clinique des troubles alimentaires de l’Hôpital de Montréal pour enfants. Les jeunes se plaignent de prendre du poids alors qu’à ce stade ce n’est pas encore le cas.»

Deux semaines après le début de son hospitalisation, Mélissa doit ingurgiter progressivement des aliments solides. Un médecin lui accorde son congé uniquement lorsque son cœur atteint 40 battements par minute et qu’elle recommence à prendre du poids, ce qui se produit seulement 24 jours après son admission. Les troubles alimentaires comprennent deux principales catégories: l’anorexie mentale – dont souffre Mélissa, et la boulimie –  quand des personnes atteintes mangent de manière incontrôlée pour ensuite se purger ou se faire vomir.

Selon l’Institut canadien d’information sur la santé, les troubles de santé mentale des adolescentes âgées de 10 à 17 ans se sont accrus au pays durant la pandémie de COVID-19, augmentant de 60% les hospitalisations pour troubles alimentaires.

Attention à ces habitudes alimentaires qui peuvent aussi nuire à votre santé mentale!

Deux fois plus d’hospitalisations

L’Hôpital de Montréal pour enfants n’y a pas échappé et a admis 69 jeunes en 2021, deux fois plus qu’en 2019, dont une adolescente de 14 ans, Ariane, qui n’était plus que l’ombre d’elle-même.

Au départ, elle voulait être en meilleure forme en mangeant mieux. «Une mentalité toxique s’est installée en me disant sans arrêt de maigrir», reconnaît-elle. En 4 mois, elle passe de 61 à 40 kg alors qu’elle mesure 1,70 m, se contentant de 150 calories par jour, 13 fois moins que ce que son organisme réclame! Son système se dérègle, provoquant hypertension artérielle, problèmes cutanés, perte de cheveux et disparition des menstruations. «Avant son hospitalisation, elle pleurait continuellement devant son assiette, comme si la nécessité de se nourrir était la fin du monde», s’étonne sa mère, Julie. «Je n’avais pas un dégoût de la nourriture, mais une grande peur. Pour calmer ma faim, je regardais beaucoup de vidéos de recettes sur internet et sur les médias sociaux ce qui me donnait l’impression de m’alimenter!»

Au même moment, Emma âgée de 15 ans, adopte, elle aussi, une diète extrême pendant 7 mois. «J’étais anxieuse et cela me soulageait. Une petite voix dans ma tête me disait de continuer.»  En juin 2021, faible et désemparée, elle se confie à ses parents qui n’ont pas mesuré la gravité de la situation. En allant chercher de l’aide avant que cela dégénère davantage, elle évite de peu l’hospitalisation pour se retrouver à la clinique externe des troubles alimentaires de l’Hôpital de Montréal pour enfants où une psychologue lui fait prendre conscience de l’influence des médias sociaux qu’elle consulte sans arrêt. «Je voyais des filles de mon âge qui étaient belles et mangeaient moins que moi. Je voulais leur ressembler!»

L’usage des médias sociaux est associé à une baisse de l’estime de soi et à un accroissement des symptômes liés aux troubles alimentaires chez les adolescents, selon une étude publiée en janvier 2023, par Patricia J. Conrod, professeure à l’Université de Montréal et chercheuse au CHU Ste-Justine.

«Ces jeunes peuvent être exposés à une réalité extrêmement biaisée, qui les rend à risque de conclure que leur vie et leur apparence physique sont moins bonnes que tout ce qu’ils voient sur les réseaux sociaux », conclut la docteure en psychologie, qui a sondé 3800 jeunes d’une trentaine d’écoles secondaires de Montréal pendant 5 ans. «Perfectionnisme, anxiété, troubles alimentaires chez d’autres membres de la famille, dépression et génétique peuvent également être des éléments déclencheurs», explique Patricia Hammes, psychologue à la clinique. «L’intimidation en rapport à leur poids, dont certaines sont victimes, est quelques fois en cause», ajoute la Dre Agostino, pour qui il est primordial d’identifier la cause du trouble alimentaire, qui peut apparaitre exceptionnellement avant l’adolescence.

La nutritionniste Peggy Alcindor et la Dre Holly Agostino de l'Hôpital de Montréal pour enfants.Photo de Roger Lemoyne
La nutritionniste Peggy Alcindor et la Dre Holly Agostino de l’Hôpital de Montréal pour enfants.

Chloé avait 7 ans quand elle a fait une gastro-entérite en 2018. «Elle repoussait les aliments avec des textures molles et la viande, craignant d’être à nouveau malade», se rappelle sa mère, Magalie. Après 6 mois d’attente, la jeune fille peut finalement consulter une psychologue et une travailleuse sociale d’un CLSC qui réussissent à faire diminuer son anxiété. Mais à 9 ans, en pleine pandémie, elle rechute lors de son retour en classe. «Elle réduisait ses portions de nourriture à la maison en nous faisant croire qu’elle prenait beaucoup de collations à l’école» . En mars 2021, elle refuse totalement de manger et pèse seulement 28 kilos pour 1,65 m. Elle n’a plus la force de marcher et sa mère doit la prendre dans ses bras pour la transporter aux urgences pédiatriques où un médecin choisit de la retourner à la maison, craignant qu’une hospitalisation empire son état mental.

Un long processus, mais nécessaire

Il y a toutefois une condition: elle doit suivre un traitement à la clinique des troubles alimentaire de l’Hôpital de Montréal pour enfants. Créée il y a 25 ans, cette clinique regroupe une vingtaine de médecins, psychologues, travailleurs sociaux, nutritionnistes et infirmières qui suivent jusqu’à 130 patients par année. Elle a été la première au Québec à offrir la thérapie familiale de Maudsley, développée en 2006 dans un hôpital psychiatrique à Londres. C’est un traitement intensif en 3 étapes qui mobilise toute la famille. «Comme le cerveau du jeune est affamé, il ne peut pas prendre de décisions», dit la nutritionniste Peggy Alcindor. Un des parents doit jouer ce rôle, s’absenter du travail pendant de longs mois, et consacrer presque tout son temps à faire remanger l’enfant avec l’aide de thérapeutes qu’il peut rejoindre en tout temps s’il a besoin de conseils. Quand le programme est suivi à la lettre, la guérison est presque totale après un an, à condition que le malade ne soit pas anorexique depuis plus de trois ans, sinon les chances de réhabilitation sont minces.

Après le départ de l’hôpital, les patients doivent obligatoirement prendre trois repas et trois collations très caloriques par jour, aux deux heures, sans faire d’exercice, jusqu’à ce qu’ils retrouvent un poids proportionnel à leur taille. «Les adolescentes doivent manger autant, sinon plus que leur père lors des repas», précise Peggy Alcindor. Cela ne se fait pas facilement. «C’était très violent, explique la mère de Chloé.  Elle se débattait devant son assiette comme si elle allait se noyer. Au début, c’était le découragement car même si elle ingurgitait 3000 calories par jour, elle ne prenait pas de poids tellement son organisme était en déficit.»

Fille et mère ont l’obligation de se rendre à la clinique deux fois par semaine pour la prise de poids et la médication afin de traiter l’anxiété. Les visites sont ensuite espacées à une fois par semaine puis aux deux semaines sur une période d’un an et demi. Les parents se sentent coupables de n’avoir rien vu venir et les jeunes d’avoir agi de la sorte. «Cela ne sert à rien. Il faut mettre toute l’énergie sur le traitement», leur répète la Dre Agostino.

«On m’a fait comprendre que c’est une maladie, explique Mélissa, et que la meilleure façon de la combattre était de la nommer. Je l’appelle Hans, le prénom du prince qui est une crapule dans La reine des neiges

Pour le moment, Mélissa mange six fois par jour. «Je me trouve un peu grosse mais ça va mieux», dit-elle en riant. Après 8 mois, elle aborde la troisième phase du traitement. «Lorsque le poids est jugé suffisant par le médecin, le patient peut recommencer à faire de l’exercice tout en conservant les mêmes portions alimentaires, le temps de s’assurer que son état reste stable. Si on retire trop rapidement des aliments, il risque d’y avoir une perte de poids», explique Peggy Alcindor. Puis c’est l’autonomie, comme avant, ce que savoure pour sa part Emma, un an et demi après le début de la thérapie. Elle mange 3 repas équilibrés chaque jour et ne remerciera jamais assez ses parents et sa sœur cadette de 14 ans qui l’ont beaucoup aidée en l’encourageant continuellement. «Ma réadaptation a été la période la plus difficile de ma vie! Je suis fière d’avoir réussi!»

Ariane aussi va beaucoup mieux. Elle avoue n’avoir jamais vraiment aimé la nourriture mais a compris l’importance de bien s’alimenter. «J’ai pu me retrouver!». Tous les parents demeurent cependant vigilants car une rechute est possible.

Le tiers des adolescentes n’ont plus de problème après un an. Elles sont tout aussi nombreuses à s’imposer encore de légères restrictions alimentaires en situation de stress. Le dernier tiers connaîtra malheureusement une rechute. Certaines se retrouveront par la suite à la seule clinique publique des troubles alimentaires pour adultes, à l’institut en santé mentale Douglas de Montréal. «Avant la pandémie de COVID-19, le temps d’attente pour obtenir des soins à la clinique de troubles alimentaires de l’Hôpital de Montréal pour enfants était d’un mois. Les jeunes qui ont des problèmes jugés moins urgents doivent maintenant patienter jusqu’à neuf mois!», s’attriste la Dre Agostino.

Chloé se trouve chanceuse de ne pas avoir attendu aussi longtemps. À 12 ans, elle mesure 1,71 m et a repris tout le poids souhaité par son médecin. Elle mange normalement, mais doit encore se rendre à la clinique des troubles alimentaires deux fois par année pour éviter une rechute. «On parle beaucoup des dangers de l’obésité chez les jeunes, mais on devrait aussi s’inquiéter davantage de ceux qui subissent des troubles de l’alimentation qui les rendent très maigres, exprime sa mère. Cette équipe formidable et méconnue lui a sauvé la vie!», s’exclame-t-elle, les yeux pleins d’eau, heureuse d’avoir retrouvé sa fille qui peut à nouveau mordre dans la vie!

Inscrivez-vous à notre infolettre pour recevoir de l’information fiable sur la santé! Et suivez-nous sur Facebook et Instagram!

Contenu original Selection du Reader’s Digest