Quand une nation se souvient
Les Néerlandais continuent d’honorer les soldats canadiens.
Dans un cimetière en périphérie du village néerlandais de Holten, dans l’est des Pays-Bas, je découvre l’histoire de Leena van Dam, la veuve d’origine finnoise d’un Néerlandais. Un jour d’hiver, lisant un nom finlandais sur une pierre tombale, elle demande aux autorités si elle peut déposer une chandelle sur la tombe, comme le veut la tradition en Finlande. Après quelques atermoiements, la commission du Commonwealth pour les tombes de guerre, dont les bureaux sont dans la nation du Royaume-Uni, finit par céder en invitant la veuve à en déposer à ses frais sur toutes les tombes du cimetière.
En femme raisonnable et pratique, comme le sont les Hollandais, Leena y consent. En 1991, elle inaugure donc une tradition que le pays a désormais adoptée: le 24 décembre, les écoliers âgés de 8 à 12 ans allument une chandelle sur la tombe qu’on a indiquée à chacun d’eux. Dans certains établissements, l’élève effectue une recherche sur son soldat et en expose les résultats. J’ai vu des photos de ces cimetières le soir où les chandelles sont allumées. C’est magnifique.
J’étais à Holten en 2019, en avance sur les célébrations du 75e anniversaire de la libération des Pays-Bas. Sur une pierre tombale, le nom de Francis Welburn a retenu mon attention. Fils de Winifred et Charles Welburn de Winnipegosis, au Manitoba (population: 945 habitants suivant le dernier recensement), Francis est mort le 20 avril 1945, huit jours avant Mussolini, dix avant Hitler et moins de quatre mois avant Hiroshima. Il avait 20 ans. L’inscription disait: «Dors en paix, cher enfant, dans les bras rassurants de Jésus, contre son cœur aimant.» Si ses parents ont préféré l’imaginer près de Jésus, il est mort en réalité dans les bras de son ami Digby Smith.
Digby a survécu aux 19 journées capitales qui ont mené à la victoire. Il s’est marié. À sa mort en 1982, à l’âge de 58 ans, sa femme a trouvé une note où il exprimait son désir d’être enterré aux côtés de Francis. Elle a dû batailler pour que sa volonté soit respectée – les règles autorisant les enterrements dans ces cimetières semblent assez strictes –, mais elle a obtenu gain de cause et les cendres de son mari, du moins quelque chose d’elles, reposent auprès de Francis.
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De nombreuses histoires touchantes
Dans le cimetière, ce ne sont pas les seules histoires qui courent sous les pelouses soigneusement entretenues au pied de la Croix du Sacrifice, le monument aux morts du Commonwealth. Des 1394 hommes et femmes enterrés à Holten, 200 ont été tués après le Jour de la victoire.
Des histoires de guerre comme celles-là, il en existe autant en France, au Royaume-Uni, en Belgique, en Allemagne et en Italie. Mais c’est aux Pays-Bas, sur la route des libérateurs, qu’elles semblent le mieux préservées et racontées avec le plus d’ardeur. Ici, la mémoire de la guerre est exceptionnellement vivante. Dans presque toutes les villes, tous les villages, on commémore le jour où les Alliés, principalement des Canadiens, ont marché sur la fameuse «route de la libération». À la même date, tous les ans, des notables locaux se réunissent autour de ce qui aurait pu s’apparenter à une routine marquant des évènements de plus en plus lointains.
Les discours sont pourtant vrais, les propos justes et saisissants. Ceux qui les prononcent sont attentifs à ces journées et à ces vies qui ont dû être sacrifiées, les évènements dont ils parlent ne sont pas qu’un vague souvenir, mais une réalité qu’on éprouve dans sa chair. Pas de «jamais plus» convenu ni d’adjectifs obligatoires pour décrire les actes de ces hommes et de ces femmes au combat.
Sabine Nölke, qui était alors ambassadrice du Canada aux Pays-Bas, a prononcé à Bergen-op-Zoom le genre de discours que l’on aimerait entendre des politiciens. Évoquant sans équivoque la résurgence actuelle de l’extrême droite, elle a posé la question: «Qu’en penseraient ceux qui ont donné leur vie pour notre liberté? Ils ne comprendraient pas la technologie, mais ils mesureraient, je crois, le péril dans lequel nous nous trouvons.»
Les Pays-Bas ne sont pas un pays aux grandes dimensions – sa superficie est inférieure à celle de la Nouvelle-Écosse – et les combats qui se sont déroulés sur son sol ont été longs et acharnés. Il n’est pas un lieu, pas une pierre qui n’ait connu la guerre.
L’hôtel de Draak à Bergen-op-Zoom date du XIIIe siècle. Il s’est passé beaucoup de choses dans ses murs. C’est, par exemple, l’un des deux bâtiments qui ont survécu à l’incendie de 1397 qui a détruit la ville. Au cours de la guerre, il a hébergé de nombreux Allemands, alors même que son propriétaire, Arnold Oribans, membre de la résistance, cachait des juifs entre les étages, sous les pieds des officiers de la Wehrmacht.
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Un voyage au cœur de l’histoire
Mon voyage a commencé à Vlissingen, dans le sud-ouest du pays, et il s’est terminé à Groningue, à quelque 350 km au nord-ouest, là où la bataille finale s’est gagnée rue par rue, maison par maison. C’est l’itinéraire suggéré par la fondation LRE (pour Liberation Route Europe Foundation), une organisation internationale ayant des bureaux aux Pays-Bas, en Belgique, en Italie, en France, en Allemagne et au Royaume-Uni. Elle a été créée «pour proposer et partager une compréhension multiperspective de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale».
Dans la région de Vlissingen, j’ai assisté à un office commémoratif pour les soldats du Black Watch of Canada et des Calgary Highlanders tombés durant la bataille de la chaussée de Walcheren qui a mené à une victoire décisive. À 95 ans, Jaap Rus, l’un des derniers survivants de la résistance néerlandaise, a déposé une couronne et discuté en néerlandais et en anglais avec quelques fidèles. (Ce serait son dernier office; Jaap Rus est mort trois mois plus tard.)
C’est à Groningue que se racontent les plus belles histoires sur la libération. Les touristes ratent souvent cette destination où se trouve pourtant l’un des plus importants musées des Pays-Bas (le Groninger Museum), le meilleur genièvre (le clin d’œil de la Hollande au gin), et qui, en 1945, a été le théâtre d’une des batailles les plus dures. Mon guide Joël Stoppels, âgé de 39 ans, a fait de la guerre – et de la manière dont elle s’est déroulée dans sa ville natale – l’essence de son travail.
Pour le 70e anniversaire de la libération de Groningue, Joël a organisé une reconstitution des évènements entourant la mort, à 22 ans, du premier soldat canadien. Il s’appelait Fred Butterworth, de l’unité Fort Garry Horse de Winnipeg, dont le char a été frappé par un lance-roquettes allemand avant de brûler. Dans toute l’Europe apparaissent des plaques semblables à celle apposée à un mur de la maison contre laquelle le char est venu terminer sa course quand le soldat Butterworth en a perdu le contrôle.
Depuis les fenêtres et les trottoirs, ils étaient 6000 à assister à la reconstitution. Parmi eux il y avait Stanley, le frère de Fred, qui était aussi à Groningue le jour de sa mort. La NPO, l’entreprise nationale de radio et télédiffusion, a couvert l’évènement en direct. Comme à l’époque, la guerre est encore partout.
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L’importance de se souvenir
Joël avance dans les rues, relève les cicatrices laissées par les combats et pointe du doigt la distillerie Hooghoudt. Il raconte alors cette histoire. À l’époque, les combats ayant pris fin, des soldats canadiens étaient entrés dans l’imposant bâtiment de pierres et s’étaient mis à boire (sans doute du vin de fruits, la production qui a permis à la distillerie de survivre durant la guerre). Or, lors des célébrations du 70e anniversaire, un groupe de vétérans faisait une visite de la même distillerie. À la fin, on leur avait présenté la note pour tout ce qu’ils avaient bu. Échanges de regards gênés. Mais soudain, les rires ont fusé, les mains se sont délicatement posées sur les épaules des vieux soldats, avec des remerciements. C’est la maison qui offrait.
Visiter ces lieux aujourd’hui est particulièrement émouvant. Ceux qui se souviennent encore sont nonagénaires, et ils sont nombreux à vouloir raconter leur histoire pour qu’elle ne soit pas oubliée après leur disparition. À force de discuter avec la population, d’assister à des évènements et de découvrir des commémorations en l’honneur des soldats canadiens, je suis de plus en plus persuadé qu’en plus d’être intéressant pour les Canadiens, ce voyage relève aussi d’un devoir national. Se souvenir, recevoir et accepter les remerciements d’une nation toujours reconnaissante envers nos aînés.
Certes, une visite aussi chargée de destruction, d’atrocités et de mort ne convient peut-être pas à tout le monde. Mais les Néerlandais sont différents de leurs voisins européens dont l’histoire est pourtant similaire: ils ont, entre autres, un excellent sens de l’humour qui sait à l’occasion être cruel. Cela leur permet de raconter les histoires de guerre qui les concernent avec une certaine légèreté.
J’ai surtout été frappé par le sens du devoir des Néerlandais. Combien de fois me suis-je incliné un 11 novembre devant des cénotaphes au Canada avec le sentiment que tout cela était loin de moi, passé? Debout sur cette terre basse chèrement conquise, je constate qu’il n’en est rien. Jaap Rus, pourtant chargé de tant de deuils le jour où j’ai pu lui serrer doucement la main, n’était que sourire. Sa poigne avait perdu de sa vigueur, mais sa confiance restait inébranlable.
© 2021, Bert Archer. Tiré de «The Liberation of the Netherlands: How the Dutch Still Honour Canadian Soldiers», Zoomer (11 novembre 2021), everythingzoomer.com
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