Profession: médecin légiste pour mammifères marins

Comme dans la série Les experts, Stephen Raverty enquête sur des cadavres. Mais sa spécialité, ce sont les mammifères marins.

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Médecin légiste pour mammifères marins est un profession peu commune.
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Ce que les mammifères marins ont à raconter après leur mort

La baleine sans vie sur la plage a une histoire à raconter, et Stephen Raverty est là pour la révéler. En ce dimanche ensoleillé de mai 2019, le pathologiste s’est rendu dans le district de Central Coast, un coin isolé de la Colombie-Britannique, pour pratiquer une autopsie sur une baleine à bosse mâle échouée sur un rivage fouetté par les vagues de la côte ouest de l’île Calvert.

Stephen Raverty, un homme de haute stature, a éprouvé quelques difficultés pour arriver là, grimpant et dévalant les sentiers de bord de mer semés de racines. Se rendre jusqu’aux mammifères marins échoués le long d’un littoral accidenté est sans doute la partie la moins exaltante de son métier.

L’homme est à l’emploi du ministère de l’Agriculture de la Colombie-Britannique à Abbotsford, à un peu plus d’une heure à l’est de Vancouver. Il a plutôt l’habitude de travailler sur des animaux domestiques, y compris sur les maladies qui touchent la volaille et le bétail. Mais sa véritable passion est la faune marine depuis qu’il a été bénévole à l’aquarium de Vancouver à l’âge de 12 ans.

Lisez le récit de Joe Howlett, ce pêcheur du Nouveau-Brunswick qui a perdu la vie en sauvant les baleines.

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Préparation et observation des cadavres de mammifères marins.
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Préparation et observation

La mort de cette baleine à bosse attriste bien sûr tout le monde. Mais les baleines meurent pour toutes sortes de raisons et, quand cela se produit, Stephen espère simplement qu’elles s’échouent sur le rivage d’une plage accessible. Celle-ci a été repérée deux jours plus tôt par des membres de l’observatoire Calvert de l’île Calvert de l’Institut Hakai, qui étudie les environnements côtiers reculés de la Colombie-Britannique. L’observatoire a alerté Pêches et Océans Canada (MPO) et Paul Cottrell, le coordonnateur de l’agence pour les mammifères marins, a contacté Stephen Raverty. L’équipe d’autopsie est complétée par Taylor Lehnhart, un technicien du Ministère.

Stephen Raverty essuie la sueur de son visage, avale une gorgée d’eau et affûte une lame d’autopsie de 25 centimètres. Il enfile des bottes de caoutchouc et une salopette de travail imperméable, qui est incinérée toutes les trois autopsies. «L’odeur devient un petit peu trop forte», explique-t-il.

Il fait le tour de la dépouille pour évaluer l’ampleur de la tâche qui l’attend et chercher des indices de la cause de la mort. La baleine a basculé sur le dos; ses yeux sont maintenant pressés contre le sable, et son abdomen plissé de 25 sillons ventraux tourné vers le ciel. Stephen suit du regard la symétrie de la bête, en quête d’anomalies dans l’alignement des os ou de colorations inhabituelles qui pourraient traduire de la malnutrition ou une blessure. Comme l’équipe ne peut pas retourner le massif animal, son dos, y compris le sommet de sa colonne vertébrale, est en grande partie inaccessible à la nécropsie.

Le cétacé est grêlé de coups de bec de pygargues charognards – désormais relégués dans les arbres qui bordent le rivage.

La langue de la baleine est une masse grisâtre et visqueuse répandue hors de la bouche. Stephen Raverty regarde à l’intérieur en quête de corps étrangers, plastique ou matériel de pêche par exemple, ou encore d’indices de blessure aux fanons. Rien. De la peau noire se détache des nageoires caudales, qui sont accrochées à un arbre par près de 50 mètres de corde pour éviter que la marée n’emporte la dépouille au large.

Le pathologiste se penche pour inspecter de plus près les nageoires pectorales, mouchetées de bernacles parasites. Les cicatrices qu’il observe près de la base de chaque nageoire laissent penser que la baleine a déjà rencontré du matériel de pêche au cours de sa vie.
Les résultats d’autopsie feront partie d’une base de données sur la santé générale de la population de baleines à bosse – estimée à au moins 25 000 dans le Pacifique Nord – et pourraient révéler des problèmes que les humains sont capables de régler, comme l’enchevêtrement dans du matériel de pêche et les collisions avec des navires.

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La nécropsie des mammifères marins n’est qu’une partie de l’enquête.
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En plusieurs parties

La nécropsie n’est qu’une partie de l’enquête. Stephen Raverty peut compter sur un grand nombre de spécialistes – biologistes, écologistes, océanographes, climatologues – dont les découvertes contribueront plus tard à une meilleure compréhension des raisons pour lesquelles les mammifères marins meurent. La moitié du temps, les autopsies ne déterminent pas la cause de la mort. «Chacune d’elles est un processus d’apprentissage, explique-t-il. Cela offre un aperçu de l’histoire naturelle de ces animaux.»

Des nécropsies de mammifères marins, Stephen en a pratiqué plus de 2200 en Amérique du Nord au cours des 20 dernières années – baleines à bosse, orques, baleines grises, rorquals communs et bélugas, mais aussi phoques et otaries, marsouins, dauphins et loutres de mer. Environ 20% de ces examens sont pratiqués sur le terrain – en général sur les baleines, trop encombrantes pour être transportées –, les autres sont menés en laboratoire.

Stephen est tellement dévoué à ce métier qu’il lui arrive parfois de travailler gratuitement dans ses temps libres. «Je me contente de lui tenir ses outils», plaisante Paul Cottrell, le bras droit de Stephen pendant ce type d’intervention. Son assistant prend également en note les commentaires verbaux du pathologiste pendant qu’il pratique son examen.

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L'autopsie des cadavres de mammifères marins commence.
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L’autopsie commence

La baleine d’aujourd’hui mesure 7,82 m, sans doute un individu juvénile d’environ deux ans. Une fois l’inspection préliminaire terminée, il est temps de commencer à inciser.

Avec leurs couteaux, Paul Cottrell et Taylor Lehnhart détachent de gros morceaux rectangulaires de graisse et de muscle afin d’accéder aux organes internes.

Une épaisse couche de graisse indique que la jeune baleine à bosse était bien nourrie. Son cadavre a pourri pendant environ une semaine, en comptant le temps passé en mer avant de s’échouer. Une fois la graisse extérieure retirée, Stephen plonge son couteau profondément dans le flanc du cétacé. L’odeur qui s’en dégage est répugnante. Mais l’homme s’est endurci avec les années. «Je ne la sens même plus, dit-il. Je suppose que je m’y suis habitué.»

À mesure qu’il enfonce son couteau toujours plus profondément, le mystère de cette baleine à bosse s’épaissit. Les gonades et les organes internes, y compris le foie, le cœur, les intestins et les reins, ont migré de la cavité abdominale vers la gorge et le thorax. Il y a deux explications possibles à ce réarrangement: un traumatisme ou l’accumulation extrême de pression interne après la mort.

Stephen progresse ensuite au-delà des côtes pour exposer le cœur et les poumons, qui ressemblent à une grosse tranche de corned beef. Une côte dépasse du corps comme un morceau de bois flotté, à proximité de gros intestins enroulés, aussi épais que les avant-bras de Stephen et mesurant près de 10 mètres de long.

Il trouve enfin une partie du pénis ainsi que la vessie, mais elle est vide et ne contient pas l’urine dont il prend généralement un échantillon pour dépister des blessures musculaires, des toxines d’algues nocives ou une défaillance de la fonction rénale.

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Signification des rêves : Il y a de l’eau dans vos rêves.
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La deuxième partie du travail

À 14h20, c’est l’heure de manger. Nous avalons des sandwichs végétariens, des biscuits et des pommes. «J’ai déjà goûté de la viande de baleine boréale, lance Taylor. Ce n’est pas très bon.»

Une fois le pénible travail physique terminé, Paul et Taylor se débarrassent de leur salopette souillée pour en enfiler une autre, et l’autopsie passe à la vitesse supérieure.

«Deuxième round, je suis prêt», déclare Paul. L’équipe prélève plusieurs échantillons de tissus, de 2 à 10 centimètres d’épaisseur, et les place dans des sacs plastiques stériles, refroidis au moyen de blocs réfrigérants. Plus tard, en laboratoire, on y cherchera bactéries, champignons, virus et toxines d’algues dangereuses comme l’acide domoïque et les saxitoxines.

L’acide domoïque peut être toxique pour les mammifères marins, comme les otaries de Californie, qui mangent de petits poissons, dont des harengs, des anchois et des sardines qui se nourrissent de cette algue. Cette toxine peut ensuite se retrouver dans le système sanguin de l’otarie puis atteindre le cerveau, causant des syncopes, des maladies cardiaques et même la mort.

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Prélèvements et analyses sur les cadavres de mammifères marins.
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Prélèvements et analyses

Comment ces mêmes toxines peuvent affecter une créature aussi grosse qu’une baleine demeure une énigme. Certains pensent qu’elles peuvent désorienter les baleines et leur faire courir un plus grand risque d’être heurtées par des bateaux.

L’équipe prélève un échantillon de fanon pour recueillir des renseignements sur l’alimentation de l’animal et le taux d’hormones associées au stress et à la reproduction. Paul arrache des échantillons d’une bernacle spécifique des baleines à bosse – un crustacé de la taille d’une noix qui passe sa vie adulte incrustée dans la peau des baleines et se nourrit de minuscule plancton, tandis que son hôte traverse l’océan.

«Ils prennent un taxi jusqu’au buffet, m’expliquera plus tard Larry Taylor, un doctorant de l’université de Cali­fornie à Berkeley. Ces baleines se rendent dans des eaux riches en nourriture, et les bernacles peuvent ainsi profiter du festin.» Ces crustacés sont apparemment inoffensifs pour les baleines mais peuvent fournir des informations importantes. Les couches de croissance de la coquille contiennent des signatures chimiques en rapport avec la température et la chimie des eaux océaniques parcourues par les baleines, donnant ainsi quelques indices sur leurs routes migratoires.

L’autopsie s’achève au bout de deux heures, sous la pression de la marée montante qui rogne la plage.

Tout le monde rentre à l’Institut Hakai en sachant qu’il faudra attendre des mois pour que tous les échantillons soient analysés et que l’on en sache plus sur la mort de l’animal. Stephen jette un dernier coup d’œil à la carcasse charcutée et propose une hypothèse quant à la cause du décès: «Cela ne m’étonnerait pas qu’il s’agisse d’une fracture.»

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Transport de cadavres de mammifères marins.
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Hypothèse et transport du cadavre

Deux jours plus tard, un groupe de quatre personnes, mené par Michael deRoos, de Cetacea, une entreprise spécialisée dans la création d’expositions de squelettes, vient reprendre le travail là où l’a laissé l’équipe d’autopsie. En séparant les os de la baleine de la chair, deRoos découvre de vastes ecchymoses sur un côté du crâne, et des fragments d’os détachés laissant penser à une fracture de l’autre côté. L’un des scénarios plausibles serait une collision avec un bateau près de Hakai Pass, à environ cinq kilomètres du lieu où la baleine s’est échouée.

Ce que nous savons, c’est que le reste de la chaîne alimentaire en a profité. «On a trouvé un bon nombre d’empreintes de loups autour de la carcasse, affirme Michael deRoos. C’est une aubaine pour tous les charognards. J’ai imaginé les loups roulés en boule, le ventre plein, quelque part dans les buissons, en train de nous regarder éviscérer cette chose.»

Les os sont enveloppés et transportés par hélicoptère à l’Institut Hakai, où ils sont immergés dans de l’eau de mer pour laisser la nature continuer son processus de nettoyage. Dans deux ou trois mois, explique Michael deRoos, les os seront livrés à Cetacea où on poursuivra leur traitement. Le squelette complet sera ensuite assemblé et suspendu au plafond de la salle à manger de l’Institut Hakai.

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L'histoire des mammifères marins ne s'arrête pas à leur mort.
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Son histoire ne s’arrête pas à sa mort

L’un des précédents travaux de Michael deRoos – le squelette d’une vieille loutre de mer mâle échouée dans l’île Calvert en 2016 – est déjà suspendu dans le pavillon, méticuleusement reconstruit pour avoir l’air d’être en train de plonger vers un oursin. Eric Peterson, cofondateur de l’Institut Hakai avec Christina Munck, sa femme, souhaiterait que Michael fasse la même chose avec le squelette de baleine. «C’est une célébration de l’une des plus grandes créatures de la nature et aussi celle du savoir-faire et de l’ingéniosité d’un artiste, qui fait un travail incroyable avec un médium intéressant», explique-t-il.

Pendant ce temps, des laboratoires aux quatre coins de l’Amérique du Nord continueront d’extraire des données de tous les échantillons prélevés par Stephen Raverty et son équipe. Les bernacles se retrouvent à l’Académie des sciences de Californie, dans le cadre de projets de recherche d’étudiants diplômés, tandis que les National Institutes of Health dans le Maryland cherchent des agents pathogènes inhabituels, comme le parasite du chat Toxoplasma gondii, libéré dans les océans par les chasses d’eau des toilettes.

Certains échantillons de tissus et de sang seront également congelés et mis à la disposition des scientifiques pour de nouvelles études qui seront lancées dans les années, voire les décennies à venir. L’histoire de cette jeune baleine ne s’est manifestement pas arrêtée à sa mort.

Sa chair a nourri tout un éventail de charognards terrestres et marins. Son sort fait désormais partie des archives connues des décès de baleines le long de la côte ouest, améliorant ainsi les connaissances des gestionnaires des océans et leur permettant d’alimenter une plus grande base de données des tendances à long terme, qu’elles soient associées à des maladies, à l’action humaine ou aux conditions océaniques. Et son squelette servira à éduquer et à captiver les visiteurs de l’île Calvert pour les décennies à venir.

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©2019, par Larry Pynn. Tiré de «A Humpback Whodunit», Hakai Magazine (24 septembre 2019), hakaimagazine.com.

Contenu original Selection du Reader’s Digest

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