Ma nourrice, ma deuxième mère

À l’époque où ma nourrice s’occupait de moi, je pensais rarement à ses propres enfants à la maison.

Famille: ma nourrice, ma deuxième mère.Nicole Xu
Ma nourrice s’est occupée de moi jusqu’à mes 15 ans. Elle vivait avec nous dans notre appartement de Hong Kong. Mes parents, tous deux fonctionnaires, travaillaient de longues heures, et il fallait bien changer mes couches, aller me chercher à l’école, me préparer du poisson à la chinoise.

Zenaida Bantugon était Philippine. Ma famille l’a toujours appelée tante Zeny. Elle avait le même âge et la même taille que ma mère (1,5m), mais sa peau était plus hâlée. Elle avait un grain de beauté sur la lèvre inférieure.

Outre ses vacances annuelles de trois semaines, elle ne prenait congé que le dimanche. Elle se maquillait alors, se parfumait et allait à l’église avec ses amies, d’autres nourrices philippines.

Malgré le temps qu’elle passait avec moi, tante Zeny ne faisait pas vraiment partie de la famille. Elle était rarement dans la même pièce que mes parents et préférait rester dans sa chambre alors que nous nous prélassions dans le salon. Elle ne prenait pas non plus les repas avec nous, mais mangeait dans la cuisine, à une petite table appuyée contre la machine à laver. J’ai le souvenir de m’être demandé pourquoi elle mangeait seule quand je la surprenais là.

Elle m’adressait alors un sourire maternel et me faisait signe de retourner avec les autres. «Ce sont eux tes parents», semblait-elle vouloir me dire.

Je savais vaguement qu’elle avait quatre enfants, mais je n’ai jamais cherché à en apprendre davantage.

Malgré tout, elle était pour moi comme une seconde maman. Parfois, quand elle reprenait tante Zeny pour ne pas avoir fait correctement certaines tâches, ma mère se demandait pourquoi je prenais toujours sa défense.

Les heures précédant le retour à la maison de mes parents, tante Zeny installait la planche à découper sur la table et m’écoutait me plaindre de mes camarades de classe, de mes amis et de mes devoirs. Tout en parant le choy sum et le gai lan (des légumes qu’elle savait que j’aimais), elle me prodiguait des conseils sous forme de citations bibliques et de paraboles chrétiennes. Entre-temps, une fois par semaine, ses enfants devaient s’agglutiner autour du téléphone, se querellant pour entendre la voix de leur mère en sachant que la carte téléphonique internationale pouvait expirer à tout moment et mettre fin à l’appel.

Les rares fois que j’ai vu ses gestes d’amour pour ces enfants lointains étaient lors de nos sorties mensuelles à la Western Union – je me souviens que je me plaignais de l’attente alors que tante Zeny faisait la file, chéquier en main – ou lorsqu’elle fermait une boîte remplie de savonnettes, d’en-cas et d’autres articles à leur intention. J’avais certes une vague idée de quoi il en retournait, mais il m’a fallu des années pour comprendre à quel point ces moments étaient significatifs pour elle.

Même après avoir quitté Hong Kong en 2015 pour poursuivre mes études aux États-Unis puis à l’université au Canada, j’ai toujours pensé à tante Zeny.

D’ailleurs elle m’envoyait toujours des vœux d’anniversaire sur Facebook, s’informait de mes parents et m’inondait d’images agrémentées de citations bibliques.

J’étais persuadé que, de retour chez elle, tante Zeny allait nous ranger loin dans sa mémoire pour enfin pouvoir s’occuper de ses propres enfants. Ce n’a pas été le cas. J’ai donc été bien surpris lorsque, en décembre 2019, à 22 ans, j’ai trouvé dans sa maison aux Philippines un grand nombre de reliques de mon enfance, notamment un Mufasa en mousse à la tête presque détachée et un père Noël aimanté taché qu’on gardait sur la porte de notre réfrigérateur.

Lors de cette visite, j’ai rencontré certains de ses enfants, maintenant adultes. Comme je me sentais un peu coupable de les avoir privés de leur mère toutes ces années, je m’attendais à être reçu avec froideur. Mais non! Ils m’ont au contraire gâté et, comme le veut le langage philippin de l’affection, servi de copieuses portions aux repas tout en s’assurant que je reprenais des nouilles frites.

En janvier 2020, j’ai rendu visite à la fille de tante Zeny, qui vivait avec son mari et leurs deux garçons en Alberta. Alors que j’étais enfant et qu’elle avait la vingtaine, elle a passé quelques années à Hong Kong avec ma famille pour aider sa mère. Je voulais maintenant mieux la connaître. Je n’ai jamais vraiment saisi la nature du rapport qu’elle et ses frères et sœurs entretenaient avec leur mère après une si longue séparation, et je ne pense pas non plus pouvoir comprendre véritablement ce qu’ils ont eu à vivre sans leur mère à leurs côtés.

«Qu’est-ce que tu savais alors de moi? lui ai-je demandé.
— Qu’elle s’occupait de toi jour et nuit», a-t-elle répondu. J’ai souri maladroitement sans trop savoir quoi dire.

Pendant que nous discutions, ses deux garçons s’amusaient à courir autour de nous. Elle les a rappelés à l’ordre et ils se sont docilement assis sur le canapé. Son attitude traduisait à la fois la rigueur et un lien profond avec ses enfants. D’autres moments similaires se sont produits pendant mon séjour, et je voyais bien qu’elle était déterminée à passer tout son temps avec eux. J’étais soulagé de savoir qu’elle n’avait pas à s’absenter longtemps pour offrir une vie décente à ses enfants, ce que pourtant beaucoup de Philippins doivent faire.

Cela m’a aussi rappelé à quel point tante Zeny distribuait son amour avec générosité.

Mes parents envoient à l’occasion un peu d’argent à tante Zeny. Pendant des années, j’ai cru que c’était sim­plement une façon de la remercier pour toutes ces heures consacrées à la cuisine et au ménage. Je commence aujourd’hui à comprendre pourquoi mes parents ont toujours eu beaucoup de gratitude pour la part qu’elle a eue dans mon développement émotionnel et moral. La leçon la plus précieuse qu’elle m’a transmise par son exemple même consiste en effet à reconnaître que les grandes choses s’accomplissent à travers de petits actes.

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Contenu original Selection du Reader’s Digest