Aimer à la dure

Comment pouvais-je soutenir ma sœur alors qu’elle m’avait tant fait souffrir?

Aimer à la dure: illustration pour l'article du magazine.Hanna Barczyk

Rompre les liens avec ma sœur aînée a été dévastateur. Pourtant il le fallait.

Nous étions dans le séjour, chez mes parents. La chaleur dégagée par le foyer à gaz était aussi insupportable que la conversation: pour des raisons obscures, Meghan – alors âgée de 25 ans – avait encore besoin d’argent.

Je bouillonnais en la regardant faire la moue, assise dans un fauteuil les bras croisés. Depuis la fin de l’adolescence, elle avait du mal à se faire aimer. Elle devait certaines de ses mauvaises décisions à sa dépendance à la cocaïne et aux opioïdes. Quand elle se mettait en colère, ma sœur se montrait égoïste et odieuse. Avec elle, nous marchions sur des œufs.

Et voilà qu’une fois de plus elle réclamait de l’argent.

Elle était de trois ans mon aînée. Je lui avais déjà filé tant d’argent (ou elle l’avait volé) que je risquais de perdre ma maison. Mais je l’avais toujours aidée, même quand ça voulait dire se passer d’épicerie.

Nos parents, tous les deux à la retraite et handicapés, y avaient laissé leurs économies et leur santé mentale. Mais Meghan considérait que personne ne pouvait souffrir plus qu’elle.

Au cours des 15 années où elle a été aux prises avec la toxicomanie, elle ne s’est pas contentée de voler sa famille, ce qui est fréquent pour tout individu souffrant de dépendance. Elle a été accusée de vol dans une boutique où elle travaillait; elle a trahi ses engagements, inventé sans scrupules quantité de mensonges insensés, ridicules; et combien d’accidents de voiture – où elle conduisait sans permis ni assurance – mes parents ont dû couvrir?

Le coup fatal est venu quand elle a volé un homme souffrant d’alzheimer à qui elle prodiguait des soins. Elle aurait vraisemblablement tablé sur le fait qu’il était trop atteint pour s’en rendre compte.

«Je suis une bonne personne, vous savez!», a-t-elle crié ce jour-là dans le séjour, rouge de colère et de honte. Elle détestait autant que nous ces sollicitations financières.

«Tu sais, Meg, il ne suffit pas de répéter que tu es une bonne personne, il faut l’être aussi», lui ai-je balancé.

Je savais que je lui avais brisé le cœur. Et parce que je l’aimais, je m’en voulais terriblement d’avoir été aussi directe. Aujourd’hui, je ne le regrette pas. Je ne pouvais pas continuer à espérer voir ma sœur changer uniquement parce que j’en avais envie.

Il peut être malsain de maintenir une relation avec une personne qui vous fait du mal. Telle est la réalité effroyable qu’affrontent tant de familles, toutes cultures confondues. Mais les liens du sang sont plus forts que tout, dit-on; chérissez les vôtres, car un jour tout le monde aura disparu. Je comprends. Mais qu’en est-il de ceux qui volent votre confiance, votre joie et votre sécurité? Que faire dans ce cas?

Une adolescence chamboulée

Nous avons grandi en Ontario. Meghan était alors une sœur formidable. Elle me lisait un conte tous les soirs au coucher, m’accueillait dans sa chambre la nuit quand j’avais peur et menaçait quiconque osait s’en prendre à moi. J’étais une enfant solitaire, mais Meghan m’invitait toujours à participer à ses jeux, malgré nos trois années d’écart. Elle ne supportait pas de me voir seule et apeurée.

Aimer à la dure: portrait de deux sœurs.AVEC LA PERMISSION DE KELLY S. THOMPSON
Kelly Thompson à trois ans (à gauche) avec sa sœur Meghan qui en a six, en 1987.

Tout a changé quand elle a découvert la drogue à 15 ans. Elle utilisait la colère pour masquer la supercherie, et j’ai rapidement compris qu’il valait mieux aimer Meghan de loin. Un jour, je l’ai aperçue de l’autre côté d’une fenêtre d’un restaurant qui avalait son milk-shake. Elle avait les pupilles dilatées, des marques sur la peau et son petit ami la traitait avec rudesse. J’ai su alors que j’allais devoir être l’aînée que Meghan n’avait plus la capacité d’être.

J’ai essayé de comprendre le rôle de la dépendance dans ses choix et appris à gérer ma relation avec elle. Les thérapeutes et les gens croisés dans les groupes de soutien ont tous dit la même chose: il faut établir des limites pour protéger son propre cœur. Comme on enfile d’abord soi-même le masque à oxygène dans l’avion avant d’aider les autres à le mettre.

Il n’y a rien de plus difficile que de se conformer à cette consigne. Je raccrochais quand j’entendais sa voix suppliante accompagnée des hurlements d’un homme, et pleurais à en crever de douleur.

J’ai commencé à avoir des problèmes de santé et à souffrir d’un syndrome de dépression et d’anxiété chroniques. J’étais trop fragile psychologiquement pour soutenir Meghan – ni elle ni personne, du reste. Cela ne m’empêchait pas d’être dévorée de culpabilité, convaincue que l’abnégation et le don de soi étaient synonyme d’amour. Mais le prix de ce soutien se révélait trop élevé.

En sortant ma sœur de ma vie, je m’opposais à mes parents qui, souvent, en voulant l’aider, ont justifié ses actes. Les amis de Meghan me reprochaient de l’avoir «abandonnée». Tu ne vois pas qu’elle a besoin d’aide? insistaient-ils. Je n’ai jamais cessé de me sentir coupable, même si, en coupant tous les liens, je me protégeais du chagrin et du désarroi qu’elle pouvait m’infliger. J’ai cessé de répondre à ses appels de nuit, de lui prêter de l’argent, de sauter dans la voiture pour aller à sa recherche dans des lieux improbables. Il fallait l’éloigner en attendant qu’elle retrouve un comportement acceptable, dussé-je en avoir le cœur brisé.

Elle seule pouvait demander de l’aide, et cela, il fallait que je le comprenne. On ne saurait faire boire un âne qui n’a pas soif, même si on le conduit à la rivière. J’ai si souvent donné de l’eau à Meghan que j’étais moi-même deshydratée.

Après la tempête, le beau temps

Cinq ans après notre dispute mémorable dans le séjour, Meghan, qui n’avait pas 30 ans, a accepté de se faire aider. Elle a eu un enfant et s’est mariée, et nous avons pu engager une vraie conversation au cours de laquelle elle s’est excusée du fond du cœur. Elle ne s’attendait pas à ce que tout redevienne instantanément comme avant; elle a plutôt fait de nombreux efforts pour prouver que je pouvais compter sur elle, qu’elle ne me laisserait jamais tomber, que si j’appelais en pleine nuit elle arriverait en courant. Je pense avoir fait la preuve qu’il en était de même pour moi.

Ma sœur m’a épatée – d’avoir réussi à s’arracher à sa dépendance, mais aussi de ne pas m’en vouloir pour avoir coupé les ponts. Elle m’a au contraire remerciée pour ma franchise et la certitude qu’elle pourrait compter sur moi si elle faisait les premiers pas vers un mode de vie plus sain.

Ces retrouvailles ont été une bénédiction. Trop souvent on n’arrive pas à surmonter un conflit et renouer. Ceux qui perdent un proche victime de toxicomanie regrettent souvent de ne pas en avoir fait assez, auraient voulu déployer plus d’efforts, prendre LA décision qui aurait tout changé.

Dans Holden After and Before, un récit étonnant sur l’overdose accidentelle de son fils, Tara McGuire, qui vit en Colombie-Britannique, décrit le sentiment d’impuissance et la culpabilité obsessionnelle qui l’ont envahie. «Il est impossible de trouver un sens à l’insondable absence de Holden. Mais il me reste encore trop d’amour pour lâcher prise, écrit-elle. Alors je creuse. Je conjecture et j’enquête, je passe des coups de fil. Je ferme les yeux et me demande quand tout a commencé.»

Il n’y a pas de secret pour échapper à cette effroyable épreuve. Je ne dispose que des pépites de réconfort que j’ai su cultiver. J’ai découvert que les liens du sang ne nous obligeaient pas à aimer ceux qui nous faisaient du mal, car cela ne faisait que nourrir le cycle de la maltraitance qui ne sert personne. Que l’on pouvait continuer à aimer ceux que nous cessions de voir au quotidien. Que ce masque à oxygène qui consiste à être bon envers soi-même est sans doute le meilleur soutien dont on dispose.

Mais j’ai aussi appris qu’aucune de ces règles ne s’applique quand il n’y a plus d’air du tout.

Un départ plus tôt que prévu

En 2017, quelques années après nos retrouvailles, Meghan a reçu un diagnostic de sarcome à un stade avancé; elle est morte l’année suivante, à 37 ans. La période qui a précédé sa disparition a souvent semblé aussi lourde, douloureuse et dévastatrice que celle de la toxicomanie. Sauf que cette fois, comme je prenais soin d’elle, je ne pouvais pas l’abandonner. Ni le voulais. Nous nous étions retrouvées et il fallait célébrer ce temps qu’il nous restait. Cette fois, je l’ai choisie – et elle nous a choisies en retour.

Depuis son lit dans l’unité des soins palliatifs, Meghan m’a demandé d’écrire sur sa dépendance et comment elle nous avait transformées. «Ne censure pas les moments durs», a-t-elle insisté. Elle voulait que ses erreurs servent aux lecteurs et qu’ils comprennent que l’amour, un travail acharné, la thérapie et les traitements portaient fruit. Nul ne peut guérir seul, disait-elle. Elle avait peur de me quitter, tout en sachant que, dans les moments où elle s’était absentée, j’avais trouvé du soutien en dehors de la sororité. «J’ai toujours su qu’une autre famille s’occupait de toi quand je n’étais pas là.»

La dépendance abîme inévitablement les relations, mais elle est aussi un bouc émissaire quand les membres de la famille se font du mal. Si les deux camps sont disposés à reconnaître leurs erreurs, c’est une occasion pour mûrir et apprendre. Oui, Meghan ne se laissait pas facilement aimer, mais c’était aussi mon cas. Les deux peuvent être vrais, et ça fait moins mal quand on apprend à s’accorder plus d’espace pour respirer.

Alors enfilez votre masque à oxygène, peu importe la forme qu’il prend. Faites appel aux personnes qui vous défendent et vous apportent de la joie. Un jour, peut-être ferez-vous la paix avec ceux dont les choix vous ont blessé. Et même si ça n’arrive pas, vous aurez survécu. Parfois, cela seul suffit.

© 2023, Kelly S. Thompson. Tiré de «The Ties That Grind: What Can We Do When Family Members Cause Us Pain?» publié dans The Globe and Mail le 10 février 2023, theglobeandmail.com

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Contenu original Selection du Reader’s Digest