Malmener la vérité

Me voilà assis à la table de cuisine avec Jocasta. Qui s’est mis en tête de calculer mon indice de masse corporelle (IMC) pour déterminer, suivant le rapport entre taille et poids, s’il convient de me faire perdre quelques kilos. «Tu mesures combien?», attaque-t-elle.

Malmener la vérité: illustration d'une femme qui tient une règle à mesurer.Sam Island

Avec un brin de fierté, je le lui dis. Incrédulité de sa part, elle pense que je tente de malmener la vérité. «Oui, c’est vrai, je t’ai connu à 1,85 m, mais tu ne t’es pas mesuré depuis des années. Tu sais, on rapetisse en prenant de l’âge. Je te retire cinq centimètres, peut-être 10.»

Avec elle, j’ai souvent droit à ce genre d’observation scientifique. Scénariste de profession, elle a écrit quelques séries médicales, ce qui la porte à penser qu’elle est, ben oui, pratiquement médecin.

«Avec le poids des ans, les disques de la colonne vertébrale finissent par se tasser, poursuit-elle. Quand tu auras 90 ans, tu feras la moitié de ta taille.»

N’importe quoi! «Si c’était vrai, il faudrait abaisser les comptoirs de cuisine au fur et à mesure que l’on vieillit», dis-je.

Jocasta soupire, telle une maman devant un enfant récalcitrant. «Quand les gens atteignent cet âge, ils sont tellement rompus à ces tâches qu’ils n’ont pas besoin de vue directe sur ce qu’ils font, tente-t-elle. S’ils veulent du pain grillé, ils y vont d’expérience.» Elle lève alors les bras et tartine son pain de beurre au-dessus de sa tête. Parfaitement crédible, bien sûr.

Prendre du poids au cours de la journée?

On en vient ensuite au poids. Je propose un chiffre, que Jocasta juge fantaisiste. Elle me demande de me peser, mais je refuse. Au motif que je fais «un peu de rétention d’eau en ce moment». «Ce que tu retiens, réplique-t-elle, c’est le gratin de thon. J’ajoute trois kilos.»

La sentant résolue, j’effectue un repli stratégique et reviens sur la taille. C’est peut-être ma dernière chance d’éviter une vie de demi-portion.

«À mon sens, je n’ai rien perdu du tout», lui dis-je. Je fais le tour de la cuisine la tête haute, le nez en l’air et le menton levé comme une jeune femme dans un cours de maintien. «Je grandis même de plus en plus», dis-je.

Du bout de son regard moqueur, elle me lance: «Relever le nez ne te fait pas grandir d’un millimètre. Tu ressembles à l’aristocrate qui essaie d’éviter l’odeur de son pet.» Et vlan!

En m’asseyant, je sens mes vertèbres qui se tassent. Comment croire que je rapetisse?

Il doit bien exister un moyen de récupérer sa taille. Je pourrais me procurer un chevalet d’écartèlement médiéval et demander à Jocasta de resserrer jusqu’à me faire hurler de douleur. Elle y trouverait peut-être du plaisir.

Ou me suspendre à une branche d’arbre et voir ma colonne vertébrale s’allonger en un rien de temps. Les orangs-outans de Bornéo essaient-ils simplement d’améliorer leur IMC?

Je demande conseil à Jocasta. Après tout, n’est-elle pas pratiquement une professionnelle de la santé? «Nous sommes plus grands le matin que le soir, m’enseigne-t-elle. Marcher toute la journée comprime les disques. Ils s’étirent durant la nuit, quand nous sommes allongés. De plus, avec l’ingestion d’aliments et de liquide, nous prenons du poids au cours de la journée.»

Une idée lui vient. Elle replonge dans ses calculs. Et en ressort avec deux chiffres pour mon IMC: celui du matin tôt et celui du soir. «Tu commences ta journée avec un léger embonpoint avant de basculer dans l’obésité vers 19h30, après ta deuxième bière.»

Soit. Après tout, c’est plutôt réjouissant. Même si je termine la journée en lutin obèse, je la démarre dans de bien meilleures conditions: un homme de grande taille qui tient le surpoids à distance, menace le ciel du poing et prie la gravité de s’oublier pour une fois.

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