La vie incroyable de Ian Fulton

Enfant, Ian Fulton atteint d’achondroplasie, également appelée nanisme, se trouvait malchanceux. Mais à 15 ans, un changement subit lui a ouvert les portes d’un monde merveilleux.

Il a trouvé sa «voix»: la vie merveilleuse de Ian Fulton.Avec la permission de Ian «Lofty» Fulton
Ian Fulton

Je suis né le 7 avril 1964 à Launceston, en Tasmanie. À l’époque, les Beatles dominaient le palmarès australien de la musique populaire, et les clients des cinémas se tordaient de rire en voyant Peter Sellers dans La panthère rose.

Mon arrivée dans ce monde s’est passée sans incident. Les contractions de ma mère avaient commencé vers minuit la veille de la date prévue de l’accouchement. Après avoir ouvert la porte et guidé maman dans le hall d’entrée jusqu’aux mains sûres du personnel infirmier, papa s’était fait dire poliment: «À partir de maintenant, c’est notre affaire, monsieur Fulton.»

Docile, papa était rentré à la maison pour s’occuper de mes sœurs et de mon frère. Ma naissance a été facile – du moins c’est ce que dit maman. Quand elle m’a vu pour la première fois, elle m’a trouvé un peu dodu, mais «magnifique» (c’est elle qui le dit, pas moi).

La seule chose qui l’a étonnée, c’est la taille de ma tête. Elle semblait un peu grosse – certainement plus grosse que celle de ses trois premiers enfants dans son souvenir.

Mais comme le Dr Sauer, son obstétricien, ne disait rien et ne paraissait pas inquiet, maman n’y a pas prêté attention. Nous apprendrions plus tard qu’il était inquiet.

Pendant la grossesse par ailleurs parfaite de maman, il avait constaté que le ventre de sa patiente était un peu petit et s’était douté que quelque chose clochait. Mais, dépourvu de la phénoménale technologie moderne – l’échographie, l’amniocentèse, les tests d’ADN –, il n’avait pas pu confirmer son intuition.

Je devais avoir l’air différent des autres nouveau-nés de la maternité – les enfants comme moi ont la tête plus large, le front plus bombé, les membres plus courts que les autres. Mais personne dans le personnel médical n’a dit quoi que ce soit, donc pour maman j’étais un bébé en parfaite santé qui pesait 4,1 kilos.

En contemplant le petit visage joufflu du bébé qu’elle berçait, maman a tout de suite su comment elle le nommerait. «Ian… je pense que nous t’appellerons Ian», a-t-elle murmuré en souriant.

Le jour où maman m’a ramené à la maison, Mark, Louise et Jill m’attendaient impatiemment. Ils ne se doutaient pas, ne se seraient jamais douté que j’étais un nain. Il n’y en avait jamais eu dans la famille. Je sais à présent que ce n’est pas obligatoire. Tout ce qu’ils ont vu, c’est un adorable petit frère joufflu. «Qu’il est mignon», a lancé ma sœur. Mark, qui a 10 ans de plus que moi, avait déjà décidé que nous serions de grands amis.

Deux semaines plus tard, mes parents sont retournés voir le Dr Sauer. Après un examen de routine, il leur a conseillé de prendre rendez-vous avec le Dr Spence, un pédiatre, le plus vite possible. Maman n’était pas de nature inquiète, mais le ton du médecin l’a alarmée.

«Quelque chose ne va pas? a-t-elle demandé.
— Je n’en suis pas sûr, madame Fulton, mais je crois que vous devriez rencontrer le Dr Spence.»

Le Dr Spence m’a pris dans ses bras, m’a déposé sur une table d’examen et a sorti son ruban à mesurer. Il a vérifié la longueur de mon corps, celle de mes bras et jambes et la circonférence de mon crâne. Puis, il m’a placé dans un pèse-bébé et a noté mon poids. Ensuite, il a pris son stéthoscope et s’est assuré que tous les bruits étaient normaux.

Enfin, il m’a remis à mes parents et a dit: «Je vous reviens bientôt.»

Deux semaines plus tard, il a fait asseoir mes parents, leur a offert un verre d’eau et a déclaré, les yeux dans les yeux par-dessus son beau bureau en bois: «Monsieur et Madame Fulton, votre fils est atteint d’achondroplasie.»

Maman a posé un tas de questions. Papa n’a rien dit.

Le Dr Spence a expliqué que l’achondroplasie est la forme de nanisme la plus courante. Elle produit un raccourcissement des os longs – ceux des bras et des jambes – et un élargissement de la tête. Il a précisé que l’achondroplasie est en général détectée au troisième trimestre de la grossesse et que, souvent, le diagnostic n’est confirmé qu’à la naissance, voire plus tard.

Le visage cendreux, mes parents l’ont écouté prédire mon avenir: «Ian ne fera probablement pas plus de 1,27m.» J’ai battu son pronostic de 15 centimètres pour atteindre un peu plus de 1,42m.

«Il devra sans doute endurer les regards et les moqueries des autres… et, je regrette de le dire, il risque d’être le souffre-douleur de ses camarades à l’école.» Maman et papa ne pipaient mot sur leurs chaises.

À la fin de la rencontre, maman a fini par poser la question qui la tracassait depuis le début. «Le moment venu, vais-je devoir envoyer Ian dans une école pour les enfants qui ont des besoins spéciaux?

— Pas du tout, Madame Fulton. Exception faite de sa taille, votre fils est parfaitement normal, à tous points de vue.»

Dans un lourd silence, maman et papa ont redescendu les marches du cabinet médical et sont ressortis dans le froid. À la maison, maman a fait chauffer la bouilloire et s’est effondrée sur le canapé en se demandant comment elle allait annoncer la nouvelle à mon frère et mes sœurs.

Elle a entendu papa marcher vers la porte arrière. «Où vas-tu? a-t-elle demandé.

— Voir ma famille», a répondu papa en claquant la porte derrière lui.
«Et moi, alors?» a murmuré maman pour elle-même, les larmes aux yeux.

Entendant claquer la porte, mes sœurs et mon frère se sont rués au salon, l’air inquiet. «Qu’est-ce qui se passe, maman?» a demandé Mark.

Maman leur a fait signe de s’asseoir sur le canapé, s’est essuyé les yeux avec un mouchoir et leur a raconté la visite chez le médecin.

«C’est à propos de votre petit frère, a-t-elle dit d’une voix tremblante. Il n’aura pas un corps normal.»

Il est parfois difficile de dire les choses, c’est pourquoi mieux vaut s’assurer de savoir comment aborder les sujets importants avec vos proches.

Un avenir incertain pour Ian Fulton.Avec la permission de Ian «Lofty» Fulton
La famille Fulton en 1967, de gauche à droite: Jill, Louise, Ian, âgé d’environ trois ans, la mère et Mark.

Un avenir incertain
Ce qui tourmentait le plus maman, c’était le sort qui m’attendait, la vie que je mènerais avec un tel handicap.

Avec le temps, j’ai fini par mieux comprendre mon cas. L’achondroplasie est le résultat d’une mutation aléatoire dans le gène FGFR3 responsable de la synthèse du récepteur des facteurs de croissance des fibroblastes. Elle se produit une fois sur 25 000 durant la formation des os. Le plus souvent, le gène n’a pas d’effet sur la croissance osseuse, mais s’il mute et devient actif, les os peuvent rester plus courts. Dans 80% des cas, dont le mien, il n’y a pas d’antécédents familiaux.

Le développement des bébés atteints d’achondroplasie peut être un peu plus lent, mais par chance, ça n’a pas été mon cas. J’ai rampé pendant longtemps, et mon premier mot a été «maman», au grand bonheur de maman. J’étais un bébé heureux, souriant, un peu potelé, et malgré mes différences physiques, j’avais l’air tout à fait normal.

Maman a résolu de ne jamais chercher à compenser mon handicap. Elle me traiterait exactement comme mon frère et mes deux sœurs.

Opinion que ne partageait pas ma grand-mère. En apprenant que j’étais un nain, elle a conseillé à maman de me cacher aux yeux du monde. Dans sa jeunesse à elle, les handicapés étaient souvent considérés comme la honte de la famille; ils étaient marginalisés ou mis en institution. Pour elle, j’étais un fardeau. Heureusement, maman n’a rien voulu entendre.

Quand mamie nous rendait visite, il lui arrivait souvent de tirer un billet de 5 ou de 20 dollars de son sac et de le remettre à ma sœur Jill. Dans les années 1970, c’était beaucoup d’argent, surtout pour un enfant. «Tiens, Jill, lançait mamie. Un peu d’argent de poche.»

Puis, elle se retournait, plissait les yeux et me tendait 10 ou 20 sous. «Tu n’as pas besoin d’autant d’argent que ta sœur», disait-elle avec un regard désapprobateur.

Je la remerciais poliment, comme me l’avait appris maman, mais je m’éloignais le cœur gros en me demandant pourquoi ma sœur recevait toujours plus d’argent. Qu’avait-elle de tellement mieux que moi? Le subtil dénigrement que ma grand-mère m’a infligé pendant toute mon enfance n’a fait que renforcer l’opinion que j’avais de moi-même – celle d’un citoyen de deuxième classe.

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai rêvé de fuir. À la maison, quand j’entendais le vrombissement lointain d’un avion, je courais au jardin et levais les yeux au ciel en imaginant ce que ce serait de voler.

Mon entrée au primaire a été difficile. Maman avait raccourci mon uniforme et m’avait fait couper les cheveux très courts pour ne pas accentuer la largeur de ma tête, mais rien ne pouvait dissimuler la vérité: j’étais beaucoup plus petit que tous les autres élèves et j’avais l’air un peu bizarre.

Il n’a fallu que quelques jours de classe pour que de cruelles insultes commencent à pleuvoir: «Hé! grosse tête.» «Hé! microbe.»

Les enfants sont parfois comme ça: sans gêne et, à l’occasion, cruels. Je me revois en train de les regarder, le cœur battant, rempli de honte à la pensée de la prédiction du Dr Spence: «Tu ne seras jamais grand.»

La charge était menée par un ou deux garçons beaucoup plus grands que moi, ce qui rendait l’expérience encore plus intimidante. La honte m’a poussé à me replier sur moi-même sans cesse davantage. Quand je tentais de me défendre, tout mon corps se mettait à picoter, et ma bouche devenait sèche. Je bégayais: «Aaaarrêtez, laisssez-moi tranquille.»

Il peut se passer deux choses quand vous protestez: vos bourreaux comprennent et vous laissent tranquille ou ils vous harcèlent encore plus. Dans mon cas, ça s’aggravait.

À 9h le lendemain, quand je franchissais le portail de l’école, les insultes reprenaient de plus belle.

«Hé! tête de citrouille.» Ce surnom-là devenait de plus en plus populaire. Je n’avais pas la force de me défendre, mais mon instinct de survie se manifestait de temps en temps, et je mordais à mon tour.

Je ne me rappelle pas son nom, c’était difficile de retenir le nom de tous mes bourreaux, mais je le revois: un rouquin aux dents de cheval, à la peau rougeaude couverte de taches de rousseur. Nous venions d’entrer dans l’atelier de menuiserie et de nous asseoir derrière les établis éparpillés dans la salle. Le prof n’était pas encore là. J’ai commencé à travailler sans faire de bruit, essayant de passer inaperçu.

Le garçon en question a lancé: «Hé!tête de citrouille.» La voix venait de l’autre bout de la classe, et je l’ai reconnue.

Sans lever les yeux, j’ai rétorqué: «Qu’est-ce que tu dis, poil de carotte?»

Ian Fulton était un souffre-douleur. Avec la permission de Ian «Lofty» Fulton
À gauche: Mark, Louise et Ian sur une balançoire dans le jardin. À droite: Le premier vélo de Ian, grâce auquel il pouvait faire des excursions avec ses amis, comme n’importe quel garçon.

Adieu, tête de citrouille
On parle beaucoup de résilience de nos jours. Pendant le plus clair de mon adolescence, je n’en ai pas eu un brin. Je me jugeais nul et laid. Ou alors je devenais insensible. Tous les commentaires méchants qu’on faisait dans mon dos me semblaient mérités. J’étais sûr d’être le misérable rejeton d’une famille hautement dysfonctionnelle, certain que rien ne changerait jamais. Mais comme par miracle, les choses ont finalement changé.

C’était un samedi matin. Une voiture avec une remorque venait de se garer dans l’allée d’un des logements de l’autre côté de la rue. Par la fenêtre d’en avant, j’ai vu que des gens commençaient à décharger la remorque. Parmi eux, j’ai reconnu quelqu’un.

Stan était dans ma classe et ne m’avait jamais embêté. Il ne se mêlait pas aux autres, comme moi. Mais contrairement à moi, il était grand, fort, beau et craint – tout le monde pensait que c’était l’un des durs de l’école. Personne n’avait jamais essayé de se mesurer à lui.

Stan et moi n’avions pas de différend, donc je me suis senti libre de traverser la rue et de proposer mon aide. On l’a acceptée avec reconnaissance, et pendant environ une heure, Stan et moi avons fait plus ample connaissance.

Quand la remorque a été vide, j’ai dit au revoir à tout le monde. Il serait certainement à l’école le lundi suivant, mais je n’étais pas sûr qu’un dur comme lui me dirait bonjour.

J’ai donc été stupéfait quand, le lundi matin, Stan s’est approché pendant que je rassemblais mes livres pour le cours suivant. «Salut! Ian.
— Salut! Stan.
— Bob le Bully t’en fait voir, pas vrai?
— Ouais, ai-je répondu en rou­gissant.
— Bon, a dit Stan. La prochaine fois, dis-le-moi.»

Là-dessus, il s’est éloigné, me laissant bouchée bée, mais ravi. Se pouvait-il que quelqu’un prenne enfin ma défense?
Le lendemain, j’ai entendu l’habituel: «Hé! tête de citrouille.» J’ai commencé à haleter d’anxiété et de rage étouffée. J’aurais voulu hurler, mais je me refusais à donner à mes bourreaux la satisfaction de savoir qu’ils m’avaient blessé.

Environ une heure plus tard, j’ai aperçu Stan. Pour ne pas attirer indûment l’attention, j’ai murmuré, le cœur au bord des lèvres:
«Hé! Stan, ils ont remis ça.
— T’en fais pas, je m’en occupe.»

Bob et ses copains – des gars aux cheveux gras, couverts d’acné, des effrontés qui m’avaient fait vivre un enfer jusque-là – se pavanaient dans le couloir quand Stan est allé à leur rencontre. Ses grandes mains ont pris Bob le Bully par le cou et l’ont projeté contre un casier.

«Tu te moques de mon ami Ian Fulton, n’est-ce pas?»

Bob a balbutié, toute arrogance disparue. L’un des durs de l’école braquait sur lui un regard glacial et semblait prêt à lui faire la peau. Dans sa joyeuse bande, qui allait se sacrifier? «Pas moi!» semblaient dire en chœur les lâches copains de Bob.

«Nnnon, c’est pas vrai, a gémi Bob en se tortillant. Promis.
— Je sais que tu l’as fait, et la prochaine fois que ça arrive, je reviendrai!» a menacé Stan.
Je n’ai plus jamais entendu le surnom «tête de citrouille».

Je serai éternellement reconnaissant à Stan d’avoir mis un terme à l’enfer que je vivais à l’école secondaire. Durant la trêve qu’il m’avait ménagée, j’ai réussi à retrouver mon fragile équilibre mental et à terminer l’année. Ça m’a grandement aidé.

Je n’étais plus victime d’intimidation, mais j’en porte encore les cicatrices.

Un cadeau tombe du ciel pour Ian Fulton.Avec la permission de Ian «Lofty» Fulton
Ian et sa compagne Helen Trenerry à Los Angeles, en 2010.

Un cadeau tombe du ciel
Au cours de ces années de chaos, j’ai mué. C’est arrivé un week-end de 1979, comme j’émergeais du profond sommeil qu’on peut connaître à l’âge très avancé de 15 ans. C’était un samedi, j’ai lancé à maman: «Une tasse de thé et des toasts, merci m’man.»

Maman a figé, s’est retournée et m’a fixé d’un air qui disait: «Qui êtes-vous et qu’avez-vous fait de mon fils?» J’ai donc répété ma demande, d’une voix basse et gutturale. Hum, ai-je pensé, ce doit être un début de rhume.

Ma nouvelle voix allait se révéler mon billet d’entrée au pays des merveilles. Mon larynx avait grossi, et la petite voix monocorde qui collait à mon attitude d’ado s’était transformée en quelque chose de plus plein et de plus riche – quelque chose que certains compareront plus tard à du chocolat fondu. Du fond de mon petit corps surgissait à présent une voix d’adulte vibrante et mélodieuse – un cadeau! Je ne le savais pas encore, mais l’ado de 15 ans anxieux et craintif que j’étais allait connaître grâce à «cette voix» une vie inimaginable pour lui à l’époque.

J’ai souvent dit que «ma voix a eu le charme qui a manqué à mon visage». Elle m’a ouvert un monde de possibilités, m’a fait voyager, a animé l’émission culinaire la plus populaire du monde, a enchanté les spectateurs de films à grand succès.

Croyez-le ou non, la malédiction de mon enfance – le nanisme diagnostiqué par le Dr Spence à ma naissance – s’est révélée mon atout maître. Au lieu de me séparer des autres pour les mauvaises raisons, elle m’a rendu inoubliable pour les meilleures de toutes.

Aujourd’hui, Lofty est l’un des plus grands spécialistes du commentaire en voix off de l’Australie. La voix qu’il prête à l’émission à grand succès Master­Chef Australia est entendue dans plus de 180 pays. Il vit avec sa compagne, la photographe Helen Trenerry, et leurs chiens sur la côte de Nouvelle-Galles du Sud.

Tiré du livre LOFTY: MY LIFE IN SHORT Publié en Australie par HarperCollins, réimpression autorisée par Ian Fulton, © 2019 Lofty Fulton Voice Productions (Australia) Pty Ltd. Pour en savoir plus, voir: loftymylifeinshort.com

Contenu original Selection du Reader’s Digest