Fuir Kaboul pour échapper aux talibans

En restant à Kaboul, elle risquait de mourir. En tentant de s’échapper, elle pouvait se faire tuer. Récit de la fuite d’une femme vers sa liberté.

Fatema devait fuir Kaboul.
VERONICA BRAVO, JANET LOEHRKE, JAVIER ZARRACINA ET STEPHEN BEARD-USA TODAY

Dès que j’ouvrais un œil, je rencontrais ceux de ma mère. Mon père, mon frère et ma petite sœur dormaient tous, étalés sur le sol de mon appartement plongé dans le noir, à la périphérie ouest de Kaboul.Ils avaient fui juste avant que les talibans ne retournent leur maison de Herat, dans l’ouest de l’Afghanistan, et nous étions maintenant réunis pour une nouvelle aube poussiéreuse. Les talibans n’avaient pas encore frappé à ma porte, mais nous savions que ce moment arriverait.

J’avais 27 ans et j’étais une mauvaise musulmane: une femme célibataire, éduquée, qui posait trop de questions et portait rarement le hijab. J’étais journaliste, j’appartenais à la communauté hazaras et j’étais la fille d’un soldat national afghan. Pour un combattant taliban grisé par ce nouveau pouvoir, faire taire ma voix représentait un barreau en or sur l’échelle menant au paradis.

Dans mes rêves, je tentais de lutter, de fuir. Je jouais des coudes dans le chaos et la fumée, pressée par la foule dans un élan désespéré vers l’aéroport. Des mains m’agrippaient. Des femmes pleuraient. Des balles fusaient.

«Que se passe-t-il, Fatema?», m’a demandé ma mère quand je me suis à nouveau réveillée en sursaut. Elle était restée debout toute la nuit pour me veiller.
«Juste un cauchemar», ai-je répondu.

L’heure était venue. Je devais quitter Kaboul.

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15 août 2021: le jour où Kaboul est tombée.
Fatema Hosseini et illustration: VERONICA BRAVO, JANET LOEHRKE, JAVIER ZARRACINA ET STEPHEN BEARD-USA TODAY

15 août 2021: le jour où Kaboul est tombée

Il semble impossible que la civilisation recule de quelques décennies en un après-midi, que la vie telle qu’on l’a connue s’effondre avant le déjeuner, mais c’était le cas.

Dimanche matin, les talibans étaient aux portes de Kaboul. J’ai acheté des pains naan chauds à la boulangerie et me suis arrêtée au distributeur de billets, car certains craignaient que les banques ne ferment. L’appareil était hors service, je me suis donc dirigée vers le bureau. Comme d’habitude, je portais un jean, une robe, un foulard et des baskets.

Les rues étaient bondées. Des centaines de marchands éparpillés sur la route vendaient des fruits et légumes à la criée dans des haut-parleurs: «Pommes! Melons! Mangues! Tomates fraîches!» Je louvoyais entre leurs chariots parmi d’autres femmes vêtues de robes colorées. Kaboul est certainement l’une des villes les plus bruyantes sur terre.
Je suis passée devant mon restaurant préféré, Taj Begum, débordant toujours de vapeur de narguilés et de rires. Il porte le nom d’une princesse guerrière afghane et appartient à la femme la plus féroce de Kaboul. Elle conduit dans les rues en invectivant les autres conducteurs, tous des hommes.

Au bureau de Kaboul Now, la section anglophone de l’agence de presse Etilaat-e-Roz, où je travaille, les téléphones se mettaient à sonner à mesure que les talibans avançaient.
Ma mère m’a appelée, en pleurs. «Mets une robe longue. Les talibans sont partout.
— Maman, ça va. Ma robe n’est pas si courte.»
Elle s’est mise à crier.
«Tu ne m’écoutes pas!»

Une rumeur s’était répandue: le président Ashraf Ghani avait quitté le pays. Bientôt, plus personne ne parvenait à se concentrer. Des hommes qui étaient venus travailler ce matin-là en costume sont revenus plus tard en peran tunban, la longue chemise et le pantalon lâche traditionnels. Les talibans se trouvaient dans le palais présidentiel à ce moment-là, mais nous ne le savions pas.

Tôt dans l’après-midi, j’ai décidé de rentrer chez moi, mais mon collègue m’a dit qu’il me faudrait un homme pour m’escorter. J’ai alors compris que tout cela était bien réel.

J’ai pris une voiture pour la majeure partie du trajet. Les boutiques, qui grouillaient encore de monde le matin même, étaient fermées et les rues presque vides. Au Taj Begum, la propriétaire avait verrouillé la porte et brisé tous les narguilés. Un camion rempli de talibans est passé à toute vitesse. J’ai marché seule les dernières minutes. Les quelques hommes que j’ai croisés me fixaient longuement.

Arrivée dans l’appartement, j’ai étreint ma mère. Elle m’a dit, très lentement: «Ta robe est courte.» Toutes les preuves dont les talibans avaient besoin pour démontrer mon statut d’infidèle se trouvaient juste devant la porte d’entrée. J’avais recouvert le mur de photos de mes amis et moi dans des activités ordinaires: en train de manger une glace, de rire, de porter des lunettes amusantes. Cheveux libres autour de mon visage. Rouge à lèvres d’une joyeuse teinte cerise.

Les talibans ne veulent pas voir mon visage. Ils ne veulent pas me voir avec mes amis de l’université asiatique pour les femmes, au Bengladesh, ou de la bourse d’études que j’ai obtenue à Dhaka. Mon éducation et mon travail sont une menace pour leur idéologie. Une mèche de cheveux visible devant mon visage est un affront à Dieu.

Le peuple hazara est l’un des plus opprimés en Afghanistan, et il compte parmi les plus progressistes en termes de droits des femmes et d’éducation. Avant de rejoindre l’armée nationale afghane, mon père était vigile dans une bibliothèque remplie de livres qu’il ne savait pas lire. Ma mère était femme au foyer, passionnée par les études mais incapable de poursuivre son éducation car il lui fallait la permission de sa belle-mère, et qu’ensuite elle est tombée enceinte.

Elle a contracté des emprunts pour m’envoyer dans un lycée international. Afghan Turk, une école d’élite en Afghanistan. Là-bas, j’ai appris le farsi, l’anglais, un peu d’arabe, un peu de turc, un peu de pachto. Les membres de ma famille et mes voisins s’inquiétaient. «Ce n’est qu’une fille, sermonnaient-ils. Investir dans son éducation supérieuse ne lui sera d’aucune utilité.»

Finalement, je suis devenue une journaliste qui enquêtait sur la corruption et donnait une voix aux femmes.

J’arrachais maintenant les photos et les paroles de chansons que j’avais affichées au mur: No one can say what we get to be, so why don’t we rewrite the stars? Maybe the world could be ours («Personne n’a le droit de nous dire qui nous pouvons être, alors pourquoi ne pas réinventer les étoiles? Peut-être le monde pourrait-il nous appartenir.»)

Je les ai jetées dans un seau. J’ai craqué une allumette. La fumée a envahi la pièce.

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Kim Hjelmgaard, correspondant international du USA TODAY en poste à Londres, se faisait du souci pour Fatema Hossein qui devait fuir Kaboul.
monticello/Shutterstock.com

Le correspondant

Kim Hjelmgaard, 44 ans, correspondant international du USA TODAY en poste à Londres, se faisait du souci pour Fatema Hosseini qui, en plus de Etilaat-e-Roz, collaborait à l’occasion avec le même journal.

Fatema n’avait jamais vécu sous le régime des talibans. Sa famille avait déménagé en Iran quand elle avait trois mois en raison de la persécution des Hazaras et du traitement abject des femmes. Elle est revenue à l’âge de 10 ans, après l’invasion des États-Unis en 2001, qui ont chassé les talibans du pouvoir.

Kim Hjelmgaard savait que la journaliste avait plus tard interviewé des combattants talibans et fait des reportages qui comparaient la vie des femmes actuelles et celles d’avant – avant, une époque de ténèbres morales où les femmes et jeunes filles étaient exclues de la vie publique et de l’éducation. Une époque où elles étaient battues en public pour avoir osé s’aventurer dehors sans chaperon masculin, pour avoir porté du vernis à ongles ou écouté de la musique pop.

Ses hashtags sur Twitter étaient suffisants pour la faire assassiner: #TalibanGoToHell, #TalibanTerror, #TalibanNeverChange, #FreeAfghanistan.
Kim a contacté Fatema juste avant midi, heure de Londres, ce dimanche 15 août. «J’espère que tu vas bien, a-t-il écrit dans un message WhatsApp. Dis-moi ce que je peux faire pour toi.»

Fatema lui a envoyé par email les renseignements de son passeport, de sa carte nationale d’identité, et une demande de visa qu’elle avait envoyée par texto au département d’État américain.

La seule manière sûre de quitter Kaboul était par l’aéroport international Hamid Karzai. Les routes terrestres hors de l’Afghanistan étaient congestionnées et dangereuses.

Plus tard dans la journée, mais au milieu de la nuit en Afghanistan, Kim a posé une nouvelle question. «Serais-tu prête à partir sans ta famille?»

Elle a rapidement répondu. «Je pense que oui.»

Le lendemain, Kim s’est levé tôt et a commencé à envoyer des messages à toutes les personnes qui pouvaient avoir des connexions en Afghanistan ou au Moyen-Orient. Des contacts dans l’armée américaine, des membres du Congrès, des diplomates européens, des travailleurs humanitaires et des journalistes. Il a également écrit aux rédacteurs en chef du USA TODAY pour les informer que Fatema Hosseini se cachait chez elle. Ils ont à leur tour commencé à appeler des contacts.

Tandis que l’évacuation américaine s’accélérait, des milliers d’Afghans se pressaient à l’aéroport. Des femmes étaient piétinées. Des enfants en pleurs passaient de bras en bras au-dessus des murs de l’aéroport, confiés aux soldats américains. Des Afghans terrifiés s’accrochaient au train d’atterrissage d’un avion militaire américain sur la piste, chutant l’un après l’autre vers leur mort au décollage de l’appareil.

Faire passer Fatema sans encombre par un aéroport devenu hors de contrôle était un défi. Finalement, un agent des affaires publiques de la réserve de la marine américaine a répondu à l’un des messages de Kim Hjelmgaard.

«Salut Alex, j’ai besoin d’un grand service, avait écrit ce dernier.
— Bien sûr, avait répondu l’agent, avant d’ajouter: Ça va être difficile.» Il ne promettait rien, mais c’était déjà un pas.
Kim avait rencontré le lieutenant Alex Cornell du Houx, 38 ans, deux ans plus tôt à bord d’un contre-torpilleur de la marine américaine qui patrouillait dans le golfe Persique.

Il était le guide médiatique de Kim durant ce voyage. Alex avait servi deux fois à la Chambre des représentants du Maine et occupait désormais un emploi civil dans la lutte contre le changement climatique. En quelques heures, il avait des nouvelles pour le journaliste. Le gouvernement ukrainien offrait quelques places sur un de ses vols.
Kim l’a remercié, pensant qu’ils y étaient presque. Fatema Hosseini irait à l’aéroport, les Ukrainiens lui feraient passer les portes et elle embarquerait dans l’avion. Ils verraient plus tard comment la faire entrer aux États-Unis.

N’hésitez pas à lire ces récits de bonté, de compassion et de bravoure.

17 août: ma première tentative pour atteindre l’aéroport pour fuir Kaboul.
VERONICA BRAVO, JANET LOEHRKE, JAVIER ZARRACINA ET STEPHEN BEARD-USA TODAY

17 août: ma première tentative pour atteindre l’aéroport

J’ai reçu un message des Forces spéciales ukrainiennes me demandant de me rendre à l’aéroport, mais lorsque je me suis approchée des lieux, on m’a dit de rentrer chez moi et d’attendre de nouvelles consignes. Par la vitre ouverte du taxi je pouvais sentir les fruits du marché en train de moisir. Kaboul était une ville de luttes et de joie, et il me peinait de voir les combattants talibans l’infester à bord de véhicules blindés américains et de 4×4 de style Ford Ranger.

Cette nuit-là, j’ai croisé une policière mariée qui vivait au même étage que moi dans notre immeuble.
«Quel est ton plan?», m’a-t-elle demandé.
J’ai haussé les épaules, incertaine de ce que je pouvais révéler.
«Eh bien, tu ferais mieux d’en élaborer un parce que les talibans ont déjà commencé à épouser de force des jeunes filles et des veuves. Ils vont te trouver et te marier.»

Elle n’avait pas tort. L’été précédent, lorsque les talibans ont pris Baman, où je suis née, ils ont ordonné aux responsables locaux de leur fournir une liste des filles de plus de 15 ans pour les marier à des combattants talibans. C’est une vie brutale faite de viols et d’une infinie succession de bébés.

J’ai été irritée que cette policière évoque mon avenir avec autant de légèreté. Les policières sont des modèles pour les petites filles en Afghanistan.
«Je ne serai jamais la femme d’un taliban, ai-je répondu. Je préfère encore mourir, et si je dois tuer aussi cet homme, qu’il en soit ainsi.»

18 août: la tension de l’attente pour fuir Kaboul.
Fatema Hosseini
En des temps plus insouciants: Fatema et sa mère chez elles à Herat, en Afghanistan, à l’été 2020.

18 août: la tension de l’attente

Ma mère était assise par terre et découpait des documents qui racontaient l’histoire des accomplissements de notre famille. Les cartes d’identité de mon père, des photos de lui dans son uniforme de l’armée. Les certificats des cours d’informatique, de comptabilité et d’anglais de ma sœur. Les certificats de cours d’anglais et d’entraînement de boxe de mon frère. Ceux rédigés en anglais nous rendaient suspects d’avoir travaillé avec des étrangers.

Elle gardait le silence en découpant. Les diplômes étaient plastifiés et les ciseaux avaient du mal à les traverser. Des ampoules se formaient sur ses doigts.

Je conservais un carnet de souvenirs depuis 2009. À l’intérieur se trouvaient mes dessins ainsi que des poèmes en farsi et en anglais, une fleur séchée. Mes amis le signaient chaque année. «J’ai l’intuition que tu deviendras un jour quelqu’un de puissant, avait écrit une amie en 2014. Tu es intelligente et vive.» Je l’ai donné à ma mère. «Je n’ai pas le cœur de le brûler, ai-je dit. Peut-être que tu peux le faire.»

Je possédais un Coran de poche. Je m’intéressais à l’islam, je l’avais donc lu en entier, en soulignant des passages et rédigeant des annotations. Peut-être, pensais-je en le lisant, que le hijab n’était pas tant un rideau au sens propre qu’un rideau éthique. Peut-être que lorsque le Coran dit: «Le voleur et la voleuse, à tous deux coupez la main», il ne s’agit pas d’une sentence obligatoire, mais plutôt d’une analogie pour enseigner les conséquences logiques.

Et comment était-ce possible que, ailleurs, la sourate 4, verset 34 ait servi de justification à tant de violence envers les femmes, lorsqu’elle indique clairement que les hommes doivent honorer leurs femmes et les protéger? «Les hommes ont des responsabilités quant aux femmes en raison des faveurs qu’Allah accorde à ceux-ci…» [attention de la rédaction: sur la traduction de ce verset très controversé qui remplace la traduction la plus fréquente «avoir autorité sur» par «ont des responsabilités»]. Est-ce là ce que Dieu voulait pour nous ? Personne ne sait quelle interprétation de l’islam est la bonne. Mais la version biaisée et extrémiste des talibans est assurément mauvaise.

Je n’ai pas eu le courage de brûler le Coran ou de le jeter. Si les talibans le trouvaient, ils s’en prendraient à moi, car ils ne tolèrent pas les questions. Pas au sujet de l’islam.

Je l’ai apporté à la mosquée voisine et l’ai donné à des hommes devant ses portes. J’ai placé quelques billets par-dessus pour qu’ils n’y regardent pas de trop près.

Sur Twitter, les talibans célébraient. J’ai supprimé l’application de mon téléphone.

Je n’ai pas prié. Ni alors ni même plus tard, dans les moments les plus difficiles. J’avais honte de me tourner vers Dieu quand j’avais besoin de quelque chose, même si je n’ai jamais douté de sa présence.

Pendant ce temps, Alex Cornell du Houx se démenait avec Iryna Andrukh, 33 ans, colonelle de l’armée ukrainienne, pour faire monter Fatema Hosseini à bord d’un jet des forces aériennes ukrainiennes en direction de Kiev. Ils s’étaient rencontrés en 2019 à l’école de l’OTAN, dans le sud de l’Allemagne. Iryna était une héroïne de guerre. Au cours d’un conflit passé entre son pays et la Russie, elle avait traversé un champ de bataille, désarmée, pour négocier la libération d’otages ukrainiens.

Iryna a annoncé à Alex: «Nous dépêchons cet avion à Kaboul pour évacuer nos ressortissants. Peut-être que nous pourrions aussi en faire une mission humanitaire.» Elle a fait approuver le projet par un général. Alexa a envoyé des instructions à Fatema sur WhatsApp.

Celui que nous appellerons Ivan, pseudonyme pour protéger son identité, un soldat des Forces spéciales ukrainiennes plusieurs fois déployé en Afghanistan, a été chargé de trouver Fatema à l’aéroport et de l’escorter jusqu’à la porte d’embarquement. Kim Hjelmgaard lui a envoyé un message afin de le remercier pour ses efforts.
«Pas de souci, a répondu Ivan. Je ferai de mon mieux pour la ramener.»

Il se faisait tard à Kaboul, et Alex avait un dernier message pour Fatema: «S’il vous plaît, faites preuve de souplesse si les Forces spéciales vous demandent de vous rendre dans un autre lieu. Elles n’ont pas encore atterri et ne connaissent pas tous les détails de la situation.»

«D’accord», a répondu Fatema. Il était 22h30 à Kaboul. Je ferai ce que je peux.»

Internet peut faire des miracles! Vous resterez sans voix face à ce témoignage: ils se sont perdus dans la jungle, et ont été sauvés grâce au réseau mondial.

19 août: l’adieu à ma famille avant de fuir Kaboul.
VERONICA BRAVO, JANET LOEHRKE, JAVIER ZARRACINA ET STEPHEN BEARD-USA TODAY

19 août: l’adieu à ma famille

Ma mère m’a réveillée à quatre heures du matin. Elle a tendu un foulard dans mon dos pour me mesurer et a cousu mon diplôme d’université à l’intérieur, dans une pochette.

C’était le seul diplôme qu’elle n’avait pu se résoudre à découper. J’ai noué le foulard en travers de mon dos. Elle a cousu un autre foulard pour en faire une ceinture qui dissimulait mon passeport et un disque dur contenant une partie de mon travail. J’ai enfilé une robe sans manche par-dessus et une veste en jean. J’ai ensuite revêtu un long tchador qui appartenait à ma mère. Il couvrait ma tête et le haut de mon corps, ne laissant apparaître que mon visage, et je devais le tenir serré pour qu’il ne glisse pas.

J’ignorais totalement si je reverrais un jour ma famille. J’ai essayé de ne pas pleurer.

Je portais un sac à dos et traînais une valise. Les températures avaient grimpé au-dessus de 32°C toute la semaine et j’étais trop vêtue, mais ma mère m’avait répété: «Ce n’est que pour un jour.»

Mon frère et mon beau-frère m’ont accompagnée, car il me fallait désormais une escorte masculine chaque fois que je quittais la maison. Le circulation était plus dense à mesure que nous approchions de l’aéroport. La zone grouillait de combattants talibans qui fouillaient les voitures et ordonnaient aux habitants de faire demi-tour.

Kim Hjelmgaard m’appelait mais je ne pouvais pas décrocher. Je ne voulais pas que le chauffeur de taxi m’entende parler anglais. J’ai dissimulé le téléphone sous mon tchador pour écrire: «Peux pas parler.»

Les talibans tentaient de maintenir un semblant d’ordre et de dissuader les dizaines de milliers de personnes qui tentaient de fuir Kaboul.
VERONICA BRAVO, JANET LOEHRKE, JAVIER ZARRACINA ET STEPHEN BEARD-USA TODAY

La liste des talibans

«Soyez prudente, avait conseillé Alex Cornell du Houx à Fatema. Organisez-vous avec les Forces spéciales sur le terrain.»

Devant chaque entrée de la demi-douzaine que comptait l’aéroport, les talibans avaient érigé des postes de contrôle que les voyageurs devaient passer avant de pouvoir atteindre les barricades tenues par les forces américaines et de l’OTAN. Les talibans semblaient posséder des listes de gens qu’ils ne voulaient pas voir quitter l’Afghanistan. Ils tentaient également de maintenir un semblant d’ordre et de dissuader les dizaines de milliers de personnes qui tentaient de fuir.

D’autres n’étaient que des brutes et des opportunistes qui voyaient là une occasion d’obtenir des pots-de-vin, d’user de leur influence ou de brandir leur pouvoir.

Une fois arrivée à l’aéroport, Fatema devait passer trois portes: l’entrée principale du terminal, puis la porte Abbey, et finalement la porte Est, où les Ukrainiens l’attendraient.

Je suis sortie du taxi et j’ai aussitôt perdu mon frère, qui portait ma valise, dans la foule. Un milicien s’est lancé à sa poursuite et il a disparu. Mon beau-frère était rentré chez lui.

Lorsque j’ai atteint le premier poste de contrôle, j’ai fait face à une foule immense – les hommes alignés d’un côté, les femmes de l’autre – et l’ai traversée en jouant des coudes. À l’avant, deux miliciens faisaient claquer des fouets sur les gens et tiraient des balles en l’air.

«Mon frère. Mon frère est à l’intérieur, laissez-moi passer», ai-je crié en farsi.
Deux miliciens contrôlaient la file. L’un d’eux m’a repoussée avec colère, en m’insultant. Pour une raison que j’ignore, je ne parvenais pas à détacher mon regard de son visage – ses yeux fous et épuisés soulignés de kôhl – ce qui l’a rendu furieux.

«Tu n’as pas de honte! a-t-il crié. Baisse les yeux quand tu me parles!» Il a juré devant Dieu qu’il me tuerait. Il m’a poussée avec la crosse de son fusil. Il a levé un bras pour me fouetter, mais son collègue l’a arrêté. Ce dernier m’a regardée et a déclaré: «C’est ta seule chance.»

J’ai passé le poste de contrôle en courant, les laissant se disputer derrière moi. Le premier a lancé que j’étais morte s’il me revoyait un jour. De la sueur me coulait le long du dos, et j’avais tellement soif que ma langue était devenue pâteuse.

J’ai atteint le second poste de contrôle, où les troupes de l’OTAN se tenaient debout au sommet du mur et lançaient des bouteilles d’eau. Les commandants talibans ouvraient les bouteilles et versaient l’eau sur les infortunés. Nous avions besoin de la boire.

Un milicien taliban parlait, mais je ne comprenais pas sa langue. J’ai continué d’avancer et l’ai vu lever son fouet. Je me suis baissée pour l’éviter et il a atteint la femme derrière moi à l’épaule. Il a déchiré sa robe et sa chair. Je l’ai entendue pleurer. Je ne pouvais pas bouger, alors je me suis simplement assise, juste devant le soldat.

Autour de moi, on criait que c’était ma faute. En dépit de toute ma volonté, je ne pouvais pas me retourner pour l’aider, car je me ferais tirer dessus ou fouetter, et je n’atteindrais jamais l’entrée.
«Pouvez-vous me laisser passer? ai-je demandé en farsi.
— Où veux-tu aller?
— De l’autre côté. Mon frère est là-bas. Je veux le ramener à la maison.»
Je devais avoir l’air si pâle et assoiffée. Ma voix se coinçait dans ma gorge. «Laissez-moi passer.»

Kim Hjelmgaard, Alex Cornell du Houx et Ivan tentaient tous de joindre Fatema Hosseini, mais la connexion ne cessait de flancher. «Reste forte, Fatema, a écrit le journaliste. Tu peux le faire.»

Alex suivait la position de Fatema en temps réel via des cartes WhatsApp et relayait l’information aux Ukrainiens.
Fatema a envoyé un message audio: «Je pense que je suis à cinq minutes [de la porte Est], mais les lieux sont bondés et ils ont commencé à ouvrir le feu, alors je ne peux pas m’en approcher.»
Puis: «J’ai besoin d’aide.»

Kaboul en Afghanistan fait partie des villes les plus polluées du monde.

Ils lançaient du gaz lacrymogène, il fallait fuir de Kaboul.
VERONICA BRAVO, JANET LOEHRKE, JAVIER ZARRACINA ET STEPHEN BEARD-USA TODAY
Les troupes étrangères ne cessent de tirer et d’utiliser des gaz lacrymogènes.

Perdue et désespérée

Les portes de l’entrée Est étaient hautes, et les soldats criaient depuis les murs qu’ils ne pouvaient pas les ouvrir à moins que les gens reculent. Quelqu’un m’a demandé mes papiers, et quand j’ai annoncé que j’avais un passeport, il a secoué la tête.

«Tout le monde ici a un passeport, a-t-il déclaré. Ça ne veut plus rien dire. Il vous faut un document.» Seuls les Ukrainiens pouvaient passer cette porte, semblait-il.
Alex m’a demandé de rester là afin qu’Ivan puisse me trouver. «Va à la porte Nord.» Il a raccroché avant que je puisse répondre.

Je me suis sentie si impuissante que je n’ai pu retenir mes larmes.
«Où se trouve la porte Nord?», ne cessais-je de demander autour de moi.

Les habitants attendaient là depuis plusieurs nuits sans eau ni nourriture. J’avais tellement soif et je n’avais pas le courage de demander de l’eau. Leurs visages étaient poussiéreux de plusieurs jours d’attente. Des mères pleuraient. Il y avait des piles de valises abandonnées.

Quelqu’un a affirmé que, lorsque les portes s’étaient ouvertes précédemment, des gens avaient été piétinés dans la cohue. Tant de blessures. Tant d’enfants à terre. Dieu seul sait s’ils étaient encore en vie.

Je devais partir. On m’avait dit que l’avion décollait à 13h, et il était 12 h 30 passées. Un homme m’a recommandé de suivre le canal qui longeait les limites de l’aéroport, puis de prendre un taxi jusqu’à la porte Nord, qui se trouvait à près d’une demi-heure de là. J’ai suivi ses conseils aveuglément.

Je marchais rapidement tout en tentant d’envoyer des textos à ma famille. Lorsque j’ai relevé la tête, un groupe de talibans armés me fixait du regard. Ils auraient pu me battre à mort, mais j’étais trop épuisée pour m’en soucier.

J’ai atteint une zone bondée de monde et me suis approchée d’un commerçant pour qu’il m’aide à trouver un taxi.
«Rentre chez toi», a-t-il répondu. Il a prétendu être capable de voir que je travaillais avec des étrangers, mais que les talibans ne le découvriraient pas si je restais à la maison et portais une burqa.

Je n’en avais jamais portée, et je ne pouvais plus supporter d’entendre cela, alors je me suis mise à pleurer. J’ai pleuré si fort que les gens se sont reculés.

Je suis montée dans un taxi avec un chauffeur fou qui ne cessait de se vanter que les talibans faisaient partie de sa famille. Il s’est arrêté devant une mosquée où un groupe de talibans était assis. Il a baissé la vitre pour les saluer, et ils m’ont regardée avec colère.

Après avoir roulé 20 minutes nous avons atteint une route publique. Puis j’ai vu un panneau qui annonçait: «Bienvenue à Bagram.» Ce n’est pas la route de l’aéroport, ai-je pensé. J’avais été enlevée.

Je ne serai pas l’esclave sexuelle d’un taliban. J’ai commencé à chercher ce que je pourrais utiliser pour m’ouvrir les veines si le pire se produisait. Puis la voiture s’est à nouveau arrêtée, et le chauffeur a pointé du doigt les drapeaux de la Turquie et de l’Afghanistan à la porte Nord de l’aéroport, à 10 min de marche. Il était 13 h passées et j’étais toujours du mauvais côté d’un poste de contrôle des talibans.

Là-bas, les gens étaient assis car les talibans avaient prévenu que quiconque se lèverait se ferait tirer dessus. Hommes et femmes étaient entassés ensemble. J’ai marché baissée pour rester invisible. Je devais continuer d’avancer.

J’ai aperçu une femme dont la main traînait à terre. Son bras semblait déconnecté de son épaule. Je lui ai jeté un coup d’œil, et une grenade lacrymogène a atterri devant moi. On a commencé à courir et à pousser, des larmes coulaient sans discontinuer de mes yeux.

Quand je me suis levée, un homme a tendu la main et m’a agrippée avec brutalité entre les jambes. Je ne pouvais ni avancer ni m’asseoir, et je ne pouvais pas rester debout car des balles fusaient au-dessus de ma tête. Je ne pouvais pas repousser sa main. Sa famille était témoin de l’agression.

J’ai pensé: D’accord Fatema, tu vas mourir ici, mais ça, c’est une torture.
Je me suis dressée de toute ma hauteur et j’ai crié: «Je veux passer!»

Un soldat taliban à quelques pas de moi à vidé son arme près de mon oreille. Je suis devenue sourde. Une femme à côté de moi a été atteinte par les balles. Le milicien m’a repoussée avec violence et j’ai titubé hors de la foule. Tout est devenu noir.

Je me suis réveillée au bord de la route. Quelqu’un me donnait de l’eau. «Elle est salée», a-t-il commenté. J’ai tout bu. Puis j’ai regardé mon téléphone. Je ne sais comment, mon frère était au bout de la ligne. J’ai dit: «Apporte de l’eau et ramène-moi à la maison.»

Pour moi, c’était terminé. J’ai envoyé un texto à Kim Hjelmgaard: «Je peux plus. Je vais mourir. Ils ouvrent le feu. Lancent du gaz lacrymo.»

Puis Alex m’a écrit: «Attendez et pensez à quelque chose que vous aimez.»

C’est ce que j’ai fait. Danser dans ma chambre sur des morceaux de Bollywood et chanter à tue-tête jusqu’à m’oublier. Être seule sous mon propre toit. Le rire de ma petite sœur Mobina. Le courage que je ressens en quittant la maison avec l’apparence que je désire. Le cliquetis rythmé de mes doigts sur un clavier, tandis qu’un article se déroule devant mes yeux. Mon passage préféré de Azadi, un livre sur l’Inde; le titre signifie liberté: «Ce dont nous avons besoin, ce sont de gens prêts à être impopulaires. Prêts à se mettre en danger. Prêts à dire la vérité. De courageux journalistes peuvent faire cela, et ils l’ont fait. De courageux avocats peuvent faire cela, et ils l’ont fait. Quant aux artistes… Nous avons du pain sur la planche. Et un monde à gagner.»

Je pouvais tenter de rentrer chez moi, mais plus rien ne m’attendait là-bas. Les talibans me battraient ou me tueraient ou me posséderaient. Nous avons des organismes dédiés aux droits des femmes, mais la culture et la corruption sont trop ancrées pour permettre de véritables avancées. Les femmes comme moi prennent tous les risques. Nos progrès n’étaient pas réels. C’était une bulle qui venait d’éclater.

Fatema et sa famille ont pu prendre l'avion pour fuir Kaboul.
VERONICA BRAVO, JANET LOEHRKE, JAVIER ZARRACINA ET STEPHEN BEARD-USA TODAY
«L’avion de ma famille a décollé quelques minutes avant que des terroristes de l’État islamique ne mènent un attentat suicide à l’entrée de l’aéroport.»

Espoir

Mon téléphone s’est mis à sonner. C’était Ivan, me demandant d’entrer en contact avec un homme qui allait m’aider. Après quelques minutes de recherches, je l’ai trouvé. Il m’a emmené dans un lieu où de nombreuses familles ukrainiennes attendaient pour passer la porte d’embarquement. J’ai vu le drapeau ukrainien s’élever au-dessus du côté des troupes étrangères. «Il est temps d’y aller», ai-je dit en m’avançant.

Il y avait un barbelé. Les troupes de l’OTAN craignaient un attentat suicide, et lorsque nous nous sommes trop approchés du fil, les talibans tout comme les troupes étrangères ont ouvert le feu.

Un soldat taliban a tenté de me repousser. Je l’ai regardé droit dans les yeux, un homme d’à peu près mon âge. Les mots se sont déversés avant que je ne puisse les retenir. «Bon Dieu, vous êtes tellement violents. Vous n’avez pas besoin de battre les gens, vous n’avez pas besoin de les tuer. Ces gens sont notre peuple.»
Il a eu l’air d’écouter, mais sa colère montait. Il m’a poussée. Toute peur m’avait quittée.

«Regarde ces troupes de l’autre côté, lui ai-je dit. Ils m’attendent et nous regardent en ce moment même. Si tu me bats, ils s’en prendront à toi.»
Il m’a laissée avancer plus près de la clôture, où je me suis faite aussi grande que possible, ai levé les mains en l’air et crié: «Ivan! Ivan! C’est Fatema! C’est Fatema!»

Il se tenait juste en face de moi de l’autre côté de la clôture et a envoyé un membre de ses forces me chercher. Ce soldat m’a traînée en me portant presque, et j’ai piétiné je ne sais combien de personnes sur le trajet jusqu’à la porte.

L’avion des Forces aériennes ukrainiennes est resté à Kaboul deux jours de plus tandis que les Forces spéciales tentaient de secourir un plus grand nombre de leurs ressortissants, ainsi que d’autres personnes. Finalement, à 9h30 du matin le dimanche 22 août, je suis sortie du terminal des arrivées à l’aéroport international Boryspil de Kiev. Iryna Andrukh a envoyé à Kim Hjelmgaard une photo de nous deux affichant de larges sourires de soulagement.

J’étais la première afghane qu’Alex Cornell du Houx évacuait de Kaboul. Il a ensuite travaillé avec ses contacts pour secourir 500 autres personnes, parmi lesquelles figuraient mes parents, mon frère et ma petite sœur. L’avion de ma famille a décollé quelques minutes avant que des terroristes de l’État islamique ne mènent un attentat suicide à l’entrée de l’aéroport, tuant au moins 170 Afghans et 13 soldats américains.

Une fois ma famille en sécurité en Ukraine, ma mère et moi avons reparlé des choses que nous avions dû laisser derrière nous. «Mon journal», ai-je dit, en me rappelant que je lui avais demandé de le brûler.

«Je l’ai emporté», a-t-elle révélé.

C’était bien ma mère, sauvant tout ce qu’elle pouvait. Elle avait oublié les sous-vêtements de mon frère, mais elle avait préservé mes souvenirs les plus purs, ceux qui m’avaient permis de trouver ma voix.

Les talibans ont été aperçus dans mon quartier de Kaboul. Des vidéos les montrent en train de battre une femme et de jeter des hommes de force dans des coffres de voiture.

Ma famille est restée à Kiev. Le 11 septembre, j’ai pris un vol pour l’aéroport international de Dulles, à l’extérieur de Washington D.C. L’aéroport où, exactement 20 ans plus tôt, un avion de ligne a décollé, a été détourné par des terroristes et s’est écrasé sur le Pentagone.

Des partisans d’Oussama Ben Laden et consorts se trouvent toujours au Pakistan et en Afghanistan, où ils s’organisent et recrutent. Les femmes se recroquevillent sous des tissus noirs.

Nous avons toujours un monde à gagner, et une partie de ce combat me revient.

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Fatema Hosseini et Kim Hjelmgaard, en collaboration avec Kelley Benham French (30 septembre 2021) ©USA TODAY NETWORK

Contenu original Readers Digest International Edition

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