Une semaine à Haïti après le séisme

L’auteur de cet article a travaillé bénévolement dans un hôpital haïtien: ce séjour a changé beaucoup de choses dans sa vie.

Une semaine à Haïti après le séisme.La Presse canadienne/Adrian Wyld

Port-au-Prince, juin 2010

La porte en plastique grince sur des pivots bricolés avec du papier et du ruban gommé. À l’intérieur, un plancher également en plastique, trois murs de parpaing qui suintent, deux tables d’opération et une station d’anesthésie. Deux interventions peuvent se faire en même temps, l’une avec ventilation mécanique, l’autre par anesthésie spinale. Il y a deux lecteurs de saturation en oxygène et une série de grosses bonbonnes d’oxygène. Les tables d’opération sont vieilles et ont l’air froides. Au moment même où je me dis que la pièce est bien éclairée, la lumière vacille et baisse.

Je fais une visite guidée de l’hôpital de traumatologie où je vais travailler durant toute la semaine. J’y suis comme bénévole dans le cadre de la campagne d’aide lancée après le séisme qui a dévasté Haïti en janvier. Sont venus avec moi de St. John’s, à Terre-Neuve, ma femme Allison (une urgentiste pédiatrique) et le Dr Will Moores, un collègue résident en chirurgie orthopédique.

Un climatiseur vrombit poussi­vement quelque part. Un appareil d’anesthésie émet des bips. Deux infirmières haïtiennes attendent debout, muettes. Je ne vois que leurs yeux résignés. Des regards à mille lieues d’ici.

On se croirait en prison

L’anesthésiste de notre équipe rumine devant la machine, le chirurgien général scrute les bacs d’instruments, nos infirmières examinent la pièce.

Avec Will, je commence à explorer le côté qui devrait nous être réservé, cherchant ce dont nous pourrions avoir besoin. Nous quittons le bloc opératoire, traversons un couloir et entrons dans ce qui était la salle d’accouchement. On se croirait en prison: quatre murs de béton, une petite fenêtre, une petite porte.

Pas de climatisation, et il fait sombre. Il y a de la place pour un petit lit, guère plus. Ça pourrait servir, mais seulement pour des interventions mineures, suturer une plaie, par exemple. Je quitte le bâtiment. L’odeur du formaldéhyde me pique le nez.

Le soleil plombe à travers la couronne de feuillage qui ombrage la zone d’attente, à l’extérieur du bloc opératoire. Il est environ 10h du matin, et la chaleur augmente chaque seconde. Nous poursuivons la visite des installations.

Nous traversons rapidement les tentes converties en salles communes, aussi attentifs que des internes. Elles sont bondées. Les lits rangés le long d’un mur ou deux ne laissent que d’étroits passages aux médecins, personnel infirmier et familles.

À une extrémité de la deuxième tente, une jeune femme est assise à côté d’un bureau. Elle paraît décharnée, fatiguée, éteinte. De loin, elle a l’air dans la cinquantaine avancée; en m’approchant, je me rends compte qu’elle ne peut pas avoir plus de 25 ans. Elle est assise près d’un lit nu couvert d’une housse de plastique vert. Elle s’appuie contre le lit, et sa robe de nuit blanche dévoile un corps squelettique. Elle n’a pas les grands yeux muets que j’ai vus chez d’autres, mais un regard creux, jaune. Elle paraît terriblement seule. Un calme étrange a remplacé l’agitation de l’autre tente.

Plus tard, après avoir vu les autres patients à l’avant de la tente, nous ressortons, et l’équipe médicale locale nous apprend que cette jeune femme souffre du sida et probablement de la tuberculose. Son sort fait horreur – la maladie, la solitude. Quel espoir peut-elle avoir? Ses yeux creux sont gravés pour toujours dans ma mémoire.

Dès la fin de la tournée, le groupe se disperse. L’équipe chirurgicale se regroupe dans les couloirs du bloc opératoire. Il y a de la nervosité dans l’air; la tension est palpable. Nous venons de faire connaissance avec les membres de l’équipe locale, et c’est à peine si je me rappelle leur nom. Nous voilà au pied du mur. Assis, Will et moi attendons pendant que le patient suivant est préparé dans la salle d’évaluation préopératoire. Mes jambes tressautent. Nous étudions les radios de la hanche fracturée et prenons des photos.

Tous un peu anxieux, nous attendons que s’amorce la série d’étapes qui précèdent chaque opération. On présente à Allison celui qui sera son interprète pour la semaine. Wicharly Charles est un jeune homme petit et mince. Il a un large sourire et une vitalité contagieuse. Durant la semaine, Allison et lui deviendront de grands amis en parlant des membres de leurs familles et de leurs vies quotidiennes. S’inquiéter de l’avenir de ses enfants est une réaction universelle dans les circonstances. Wicharly finira par nous confier qu’il est peintre et offrira un tableau à Allison à la fin de la semaine. Il orne toujours notre cuisine à Terre-Neuve.

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Première opération

Nous enfilons pantoufles et chemises d’examen bleues. Le patient est allongé sur une civière vétuste et poussé dans la salle d’opération. Le climatiseur ne fournit toujours pas, mais la pièce est quand même plus fraîche que les autres. Une intervention est déjà en cours: le chirurgien général réduit une hernie étranglée sur la table équipée d’un appareil d’anesthésie. Le remplacement partiel de la hanche se fera donc sous anesthésie spinale. Une première pour moi. On dirait une scène de la série M*A*S*H dans laquelle le chirurgien qui opère à une table discute avec un autre à côté pendant que les infirmières se partagent entre les deux patients.

Les roues de la civière s’arrêtent dans un grincement, le patient est transféré sur la table d’opération et couché sur le côté. Il grimace pendant la manœuvre, mais demeure stoïque. Nous l’attachons solidement à la table pour qu’il ne puisse pas bouger ni tomber, et les infirmières le préparent pendant que Will et moi sortons pour en faire autant.

Après avoir enfilé masques et lunettes, nous nous lavons méthodiquement, sans dire un mot, et je repasse en esprit tout ce qui peut mal tourner.

Soudain, le calme revient, chassant le doute. L’un des avantages de l’expérience en chirurgie est que, malgré la nervosité qui me tord les boyaux, mes mains ne tremblent pas. Le bistouri tranche la chair avec assurance et fermeté.

L’opération n’a pas été particulièrement difficile mais, une fois qu’elle est terminée, j’éprouve encore un peu de nervosité comme si c’était la première fois que j’entrais dans une salle d’opération. Nous devions remplacer une hanche dans des conditions que je n’aurais jamais cru possibles. Je n’arrête pas de me répéter: je peux le faire, je peux le faire. La chaleur me rappelle l’endroit où je me trouve: impossible de ne pas transpirer. Ma tenue est trempée, comme si je m’étais douché avec.

À l’extérieur de la salle, la file des patients déborde de la cour. Allison et le reste de l’équipe travaillent fiévreusement à en faire passer le plus possible. Un sous-groupe de patients souffrant d’une fracture attend que nous dressions un ordre d’intervention.

Nous révisons les cas et tentons de déterminer les préséances. N’ayant pas de boîte à lumière, nous devons lire les radiographies à même le soleil. Will et moi savons que chaque os brisé, fêlé ou éclaté que nous découvrons sera pour nous. Le gâchis est effroyable. Ces malheureux souffrent beaucoup et depuis longtemps sans rien pour soulager la douleur, pas même une aspirine. Nous dressons la liste avec les infirmières et fixons l’ordre des interventions de la semaine.

Le patient suivant est un homme qui s’est cassé une jambe lors du séisme. Il marche de peine et de misère depuis cinq mois. Nous pensons pouvoir l’aider, sauver sa jambe avec une intervention de routine.

Le docteur Furey et sa femme ont passé une semaine à Haïti après le séisme.Avec la permission d’Andrew Furey
Le Dr Andrew Furey examine un patient en Haïti.

Les problèmes s’enchaînent

Le garrot vient à peine d’être appliqué que c’est le drame: plus d’électricité. Le personnel infirmier local se rue hors de la salle, renversant des trucs dans le noir, remplissant la pièce et l’entrée de hurlements. Il y a pis: une hémorragie artérielle. Privés d’aide et de lumière, nous ne maîtrisons plus rien. La pièce paraît 10 fois plus chaude. Je sens monter la panique. Du sang coule dans l’obscurité. La concentration revient avant la lumière. La mémoire corporelle entre en action. Respirer profondément. Tenir jusqu’à ce que la lumière revienne et que l’opération soit terminée.

Je ne décroche que quand le chef de notre équipe nous annonce que nous devrons quitter les lieux dans 10 minutes. Il y a urgence: nous sommes tous conscients que le soleil se couche et que l’obscurité présente des risques – de vol et d’enlèvement, entre autres.

Nous zigzaguons dans les rues de Port-au-Prince jusqu’à notre résidence. Je m’endors en route, mais je me réveille quand le convoi s’arrête. Avec nos gardes du corps armés, nous entrons dans un bâtiment étroitement surveillé qui fait penser à une forteresse plus qu’à une maison. Nous allons nous asseoir, tous épuisés. Ce soir, nous dormirons dans un lit, bercés par le ronronnement d’une génératrice, sous une moustiquaire puante.

J’applique du chasse-moustiques, j’attrape une pointe de pizza et une bière fraîche; quelques minutes plus tard, je somnole à nouveau. Les lumières sont pourtant allumées et les autres, bien réveillés.

Avant de sombrer, je revois certains des visages de la journée. Je me demande où la jeune sidéenne désespérée passe la nuit. À quoi ressemblait sa vie avant? Où trouve-t-elle un peu de joie, si elle en trouve encore?

Je pense aux visages des gens dans la file à l’extérieur de la salle d’opération – la douleur qu’ils endurent, les sourires qu’ils arrivent à trouver malgré tout. Je n’ai jamais vu autant d’espoir dans les yeux de mes patients qu’ici en Haïti.

La journée suivante commence sur une bonne note. On dirait qu’un peu d’ordre est en train de naître du désordre. Nous nous levons, nous douchons, descendons à l’hôpital. Nous mettons environ 45 minutes en raison d’interminables bouchons et décidons de partir plus tôt le lendemain pour échapper à cet enfer. En franchissant les grilles de l’hôpital, nous remarquons le funérarium à l’arriè­re-plan. Nous prenons moins de temps à nous préparer et nous mettons à l’œuvre pendant que les membres de l’équipe se hâtent de prendre leur poste. Will et moi voyons d’abord les patients que nous avons opérés la veille. Nous n’avons pas encore appris à passer rapidement d’un patient à l’autre dans les tentes; notre lenteur allonge indûment la tournée. Onze heures approchent, et nous n’avons encore fait aucune opération.

Abordé avec un peu d’humour, voici comment survivre à pratiquement n’importe quoi!

La vie au temps du désastre

La première est un autre remplacement de hanche. On nous explique que la fracture date du séisme et que le patient est dans une tente-hôpital depuis. Il est couché, une broche dans le tibia attachée à une corde bien usée dont l’autre bout retient un seau rempli de pierres qui pend hors du lit. C’est une forme primitive de traction. Le dispositif m’apparaît comme une pièce de musée. La traction était employée jadis pour immobiliser les os brisés afin qu’ils puissent se ressouder. On utilisait une série de poulies, et il ne fallait pas laisser l’installation en place longtemps – le patient pouvait mourir d’un caillot ou d’une infection. Mais cet homme gît sur le dos depuis des mois, la jambe maintenue en traction par un seau. Encore un peu, et il en mourra.

Sa petite-fille lui tient compagnie. Elle ne doit pas avoir plus de 11 ans avec sa robe sale et ses nattes, mais son visage sérieux paraît bien plus vieux. Elle n’a jamais quitté le chevet de son grand-père. Will explique l’opération au patient et à l’enfant par l’entremise d’un interprète. Quand il a fini, la fillette hoche la tête, une conversation en créole s’ensuit, et ils donnent leur accord. Elle marche à côté de la civière qui amène son grand-père à la salle d’opération et attend que tout soit terminé dans la cour.

Tout se déroule bien. C’est une intervention de routine, et j’ai confiance qu’elle réussira. Will et moi raccompagnons le patient à la salle de réveil improvisée. Nous attendrons que son état se stabilise avant de lui faire traverser la partie effondrée de l’hôpital et de prendre les radiographies post­opératoires.

La chirurgie a duré quelques heures, mais quand je sors du bâtiment, la fillette est toujours assise là. Il n’y a pas d’interprète aux alentours. En me voyant, elle se lève d’un bond. Je ralentis, je souris. Elle sourit et, pour la première fois, elle fait son âge. Je lève les pouces, et elle se rassoit toujours souriante.

Moi, je vois mes propres filles assises là, attendant des nouvelles d’un chirurgien. Je deviens nerveux, en proie à des émotions qui me troublent, si bien que je me détourne pour attendre Will.

Nous faisons traverser au patient la surface inégale de la cour. Pendant le trajet, des membres de l’équipe nous demandent de jeter un coup d’œil à des radiographies et nous parlent de patients qui doivent être examinés.

Nous devons faire très attention pour ne pas renverser la civière en franchissant le portail de fortune qui mène à l’une des zones les plus abîmées de l’hôpital ainsi qu’en traversant une pièce où un gros débris s’est effondré directement sur un lit, mais dont les murs sont toujours vert vif.

De l’autre côté de la pièce, il y a une autre cour. Au milieu des déchets et des gravats se dresse un bâtiment en assez bon état. C’est la salle de radiographie. Devant les portes, en plein soleil, on a suspendu des pellicules radiographiques pour les sécher.

Les portes tardent à s’ouvrir parce que le personnel à l’intérieur écoute un match de foot à la radio. Enfin, notre patient est pris en charge, et les portes se referment. Au coin du bâtiment, une salle effondrée ne conserve qu’un mur avec des fenêtres. En regardant à travers une vitre brisée, je découvre que c’est, ou plutôt que c’était, une cafétéria.

La troublante image de la vie au temps du désastre est dissipée par le sourire de la fillette quand nous ramenons son grand-père à son lit. Ce sourire, l’espoir dans ses yeux, son dévouement pour son grand-père – elle sourit malgré tout ce qui l’entoure.

Ce cas-là me remonte le moral et me soutiendra tout le long de ce premier voyage d’une semaine.

Extrait de Hope in the Balance. ©2020, Andrew Furey. Publication de Doubleday Canada, une division de Penguin Random House Canada Limited. Reproduction autorisée par l’éditeur. Tous droits réservés.

Contenu original Selection du Reader’s Digest