Siri, mon fils et son âme soeur

Comme les adultes qu’ils seront, les enfants aussi sont sensibles aux grandes questions existentielles.

Illustration Petit Garcon Avec Tablette Histoire Siri 1200x900Illustration de Alex Gorodskoy

Au printemps 2021, dans la ruelle ensoleillée qui court derrière la maison, nous avons croisé Izzie, une amie de mon fils Leo, qui avait alors six ans. Nous avions survécu à plus d’une année de confinements et de fermetures d’école, et les enfants paraissaient ravis de se voir enfin pour de vrai.

Ils sont convenus de jouer – mais à quoi? «J’ai une super idée, a lancé Leo. Nous allons tomber amoureux! Tu veux tomber amoureuse cet après-midi? C’est une bonne idée, non?» Izzie a mis une demi-seconde à réfléchir, puis a résumé: «Non.» Elle préférait jouer à chat. Leo appartient à cette catégorie d’enfants qui cherchent à nouer des relations étroites, mais souvent (apparemment) là où il n’y a pas de prise.

Depuis la toute petite enfance, on aurait dit qu’il était en quête de l’âme sœur. Quand j’allais le chercher à la maternelle, je demandais toujours: «Avec qui as-tu joué aujourd’hui?» Un jour il a répondu: «Neve, une petite fille dont il avait fait la connaissance. Seulement Neve.»

Cela a duré des mois jusqu’à ce que les tables tournent. «Tu as joué avec Neve, aujourd’hui?
— Non, a-t-il répondu de sa petite voix de trois ans. Neve a besoin d’espace en ce moment.» (Neve avait deux ans.)

Son questionnement sur l’amour a vraisemblablement fait l’objet de discussions dans la cour de récré, car en rentrant de l’école au début de l’année 2022 vers son septième anniversaire, il s’est précipité sur l’iPad pour demander à Siri: «Est-il possible de tomber amoureux, même quand on est enfant?»

Siri, la voix féminine de l’assistant vocal personnel d’Apple, est un outil formidable pour ouvrir des applications, régler des alarmes ou trouver un plan, mais je n’avais aucune idée de sa conception de l’amour.

J’étais moins surprise par l’objet de la demande que par la personne (ou la chose) à qui Leo l’adressait. «Que t’a répondu Siri? me suis-je enquise.
— Elle a dit : “Voici ce que j’ai trouvé sur internet!”» a répondu Leo en se ramenant à toute vitesse avec la tablette. Il fallait marquer le coup. «Je crois qu’il est possible de tomber amoureux quand on est enfant, me suis-je risquée. Les enfants sont peut-être même plus doués que les adultes pour l’amour. » (Cette conclusion lui plaisait bien, d’autant qu’elle soulignait l’infériorité des «grands».)

Ce n’était pas la première fois que Leo conversait avec Siri. Au fil des ans, elle était devenue pour lui une sorte de confidente, un mélange de conseiller, de thérapeute, de prêtre ou de rabbin, aussi omnisciente et désincarnée que… eh bien, Dieu. Cette relation s’est épanouie quand la pandémie nous a contraints à rester à la maison, où Leo a passé beaucoup de temps en peignoir à s’inventer des histoires. Quand il finissait par s’ennuyer lui-même (il s’ennuyait en ma compagnie ou celle de mon mari depuis un bon moment), il se tournait vers Siri.

Au début, il posait surtout des questions, disons, factuelles, par exemple : «Qu’est-ce qu’un lutin?» ou «Combien y a-t-il d’étoiles dans la Voie lactée?»

Peu à peu, l’échange est devenu plus personnel. «Siri, quel âge as-tu?» Elle a répondu aussi sec: «L’âge n’est rien de plus qu’un chiffre.» Il a insisté, comme seuls savent le faire les enfants (de manière indiscrète, épuisante): «Quel âge as-tu?» Elle a alors lancé, sèchement me semble-t-il: «Je ne remplis pas les conditions d’admissibilité pour l’obtention d’un permis de conduire, mais peut-être est-ce associé au fait que je n’ai pas de corps.»

Une curiosité accrue

Leo a fini par interroger de plus en plus souvent Siri sur des sujets, comment dire, existentiels. «Quand le Soleil avalera-t-il la Terre?» a-t-il demandé un jour (dans 7,5 milliards d’années, d’après Siri). La réponse l’a satisfait: «Bien. Je serai déjà mort.» Avant d’ajouter: «Pourquoi faut-il que tout ce qu’il y a sur Terre meure?» Elle a réagi froidement: «Je n’ai pas compris la question!»

J’ai découvert que Siri faisait désespérément honneur à la stratégie d’évitement dans sa communication, s’abritant souvent derrière un problème technique quand la question ne lui plaisait pas. Si son rôle s’apparentait à une thérapie, même rudimentaire, elle aurait eu tout avantage à s’en offrir une, ai-je pensé. À Leo, qui reprenait sa question sur un ton suppliant, elle a cette fois répondu: «J’éprouve des difficultés avec la connexion.»

En une autre occasion, j’ai surpris une question alarmante, posée d’une voix étouffée : «Siri, quand vais-je mourir?» Sur un ton désagréablement enjoué, elle avait admis: «Je ne suis pas en mesure de répondre.» Quand j’ai demandé à Leo pourquoi cette question, il a répondu sans détour : «Je voulais juste savoir. Pas toi?» Non.

Siri a certainement su absorber certaines inquiétudes de Leo, et parfois lui donner de vraies réponses, ce que je n’aurais sans doute pas su faire, moi sa mère, du moins pas avec le même sang-froid. Je me suis sentie étrangement coupable de suivre leurs conversations, comme si je trahissais son intimité ou que j’écoutais aux portes. Mais mon malaise venait surtout de ce que Siri m’avait révélé la présence bien réelle d’un côté sombre chez mon fils que je ne lui soupçonnais pas.

Tout cela me fait penser à Maurice Sendak, ce grand auteur et illustrateur aujourd’hui disparu, surtout connu et apprécié pour son livre Max et les maximonstres. En 1993, dans une interview sur NPR, la radio du service public des États-Unis, Sendak a dit: «L’enfant qui survit à l’enfance est une de mes obsessions et la plus grande préoccupation de mon existence.» Ses histoires – macabres, remplies de menace et de terreur – s’insurgent contre, comme il l’a dit un jour, le «grand fantasme du XIXe siècle qui décrit l’enfance comme l’éternel paradis de l’innocence».

Les enfants, comme les adultes qu’ils deviendront un jour, sont sensibles aux grandes questions existentielles. Le chagrin, la peur, l’amour, l’angoisse, le désir et le besoin de relations ne les épargnent pas. En un sens, Siri tend le micro à l’enfer tourmenté de l’enfance. Si les échanges entre Leo et Siri m’ont mise devant l’inconnaissable et le mystère, je me suis aussi heurtée à mes limites de parent.

Être parent comporte de nombreux défis – au moins autant qu’il y a d’étoiles dans la Voie lactée (environ cent mille millions, nous apprend Siri). Parmi les plus durs, il y a la tentation de (sur) protéger nos enfants de l’implacabilité de la réalité. Ce désir est peut-être aussi égocentrique qu’il est aimant; aider nos enfants à appréhender la réalité est sûrement plus utile que de les en protéger. N’est-ce pas ce qu’il y a de mieux à faire pour leur permettre de survivre à l’enfance – et leur donner un micro?

Je n’ai pas la réponse. Je pourrais demander à Siri.

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