Porter le deuil de ma mère

Je porte littéralement le deuil. En m’habillant des vêtements de ma défunte mère, c’est ma manière à moi de lui rendre hommage.

Famille Porter Le Deuil Illustration Mag Juil22Mathias Ball
Je chaussais la même pointure que ma mère et, à partir de 16 ans, j’avais la même taille et la même silhouette: à peu près la hauteur d’un réfrigérateur et la moitié de sa largeur. Nos styles vestimentaires étaient très différents (elle portait bien plus volontiers un chemisier à pois que moi), mais nous avions le même penchant pour les cotons ouatés à capuchon trop grands, les pantalons de survêtement et les polaires – curieusement plus confortables que n’importe quoi d’autre chez nous –, si bien que, novembre venu, je lui en piquais souvent dans le panier à linge. Les hivers de Winnipeg imposent de se vêtir pour des températures extrêmes, et le corps de ma mère était toujours enveloppé dans des vêtements préservant sa chaleur, chaleur qu’elle transmettait à tous ceux qu’elle rencontrait en les serrant très fort dans ses bras.

Lisez l’histoire touchante de Désirée, qui raconte à quel point faire le deuil d’un parent dans l’enfance est une épreuve difficile.

Ma mère s’appelait Carol Leszcz. C’était une boule d’énergie qui trouvait toujours le moyen de surmonter tout obstacle qui se présentait à elle. Sa garde-robe témoignait du même sens pratique. Mais, en janvier 2012, ses cotons ouatés ont fait place à des chemises d’examen. J’avais 16 ans.
Quelque chose n’allait pas avec ses globules blancs, me résumait mon père. Nous ne savions pas encore qu’il s’agissait d’une leucémie, mais la gravité de la situation nous a fait comprendre que nos vies allaient changer. Quand je suis entré dans sa chambre, elle était assise dans son lit, tout sourire. Elle m’a vite dit que tout irait bien; la seule chose qui pourrait l’attrister serait que, sous prétexte qu’elle était malade, je cesse de faire ce dont j’avais envie – travailler dans un camp d’été, faire du sport, voir des films le jeudi soir. Elle m’a dit tout ça vêtue d’un pantalon de survêtement gris un peu trop grand pour elle.

Goutte après goutte, la chimiothé­rapie des semaines suivantes a fait fondre ses chairs; de rémission en récidive, le pantalon est devenu de plus en plus flottant.
Depuis sa mort, il y a neuf ans, je le porte régulièrement malgré l’usure. J’ai porté beaucoup de ses vêtements. Après tout, ils me vont bien.
Ma mère est morte environ neuf mois après le diagnostic. Mon père a alors inspecté sa garde-robe pour savoir ce qu’il valait la peine de garder. Il est arrivé à la décision de presque tout donner. Je le comprends; pour lui, ces vêtements étaient des objets, pas des symboles de la femme qu’il aimait. Mais l’adolescent souffrant que j’étais et qui commençait à peine à la connaître vraiment n’était pas aussi prêt que lui à se défaire de ces morceaux de tissu.

Les vêtements sont quand même allés à des œuvres de charité et à des organismes sociaux, parmi lesquels le camp de théâtre qu’avait fréquenté presque toute ma famille l’été depuis sa fondation dans les années 1950. Mon père, ses frères et sœurs y étaient allés, ma mère avait été directrice de la programmation dans les années 1980, ma grande sœur avait pris la relève plus tard pendant trois ans. C’est là que mes parents avaient commencé à se fréquenter, et beaucoup de photos de leurs premières amours avaient été prises là-bas.

Ma mère prétendait que le noir était sa couleur favorite, mais sa gar­de-robe était tout en fantaisie: des combinaisons-pantalons jaune vif, des blouses bleues qu’elle mettait pour peindre et dessiner avec ses élèves, un manteau lavande qui lui tombait aux chevilles et lui donnait l’air du dinosaure Barney dans une tempête de neige. Ses vêtements n’étaient pas chics, mais pratiques et singularisés par divers signes particuliers: couverts de poils de chien, imprégnés de la fumée de cigarette ou de barbecue, de l’odeur de lessive – des parfums qui me ramènent instantanément à l’épo­que où sa garde-robe débordait et que sa brosse à dents trônait dans une tasse à côté du lavabo de la salle de bains. Même si presque tous les vêtements de ma mère ont disparu, certaines pièces emblématiques me restent. Papa a eu beau faire, il savait qu’il y avait des choses intouchables: les chemisiers et pulls ras-le-cou du camp, le manteau lavande, les vestes à carreaux, les chandails et beaucoup de chaussures de pointure 11, parfaites pour un homme qui chausse du 9. Quand je sors jouer avec nos chiens, je mets les sabots qu’elle portait pour s’occuper du gril.
Ben Waldman et sa mère.Courtoisie de Ben Aldman
L’intérieur des sandales de cuir qu’elle portait a gardé les creux faits par ses orteils et qui accueillent parfaitement les miens.
Je ne porte plus autant ses vêtements que dans les années qui ont suivi sa mort, mais je le fais encore souvent. Ma sœur a raflé les merveilleux pulls et un cardigan pêche qu’elle porte seulement au lac; moi, j’ai gardé les tee-shirts et les baskets.

Que penser d’un homme de 26 ans qui porte encore les vêtements de sa mère dès qu’il en a l’occasion?
Je dirais qu’il porte son deuil. Nous sommes juifs et, dans la tradition judaïque, les endeuillés doivent revêtir un sac, se couvrir de cendres et déchirer leurs vêtements pour représenter les lambeaux de leur vie. La plupart des juifs endeuillés ne le font plus, mais beaucoup épinglent un morceau de tissu déchiré à leur habit. Dans beaucoup de religions, on porte du noir aux funérailles, peut-être parce que la mort ne mérite pas de couleur.

Je pense aussi que cela signifie que je n’en suis pas encore aux adieux – pas complètement en tout cas. Porter les vêtements de ma mère, c’est une façon de poursuivre un dialogue qui s’est terminé beaucoup trop tôt, de conserver son souvenir sur moi autant qu’en moi. Cela me pousse à agir comme elle et à voir le monde comme je crois qu’elle le voyait. Cela me rappelle qu’elle voulait que je continue à vivre, même si elle, de son côté, ne le pouvait plus.

Les vêtements sont bien des choses: une armure, un camouflage, une toile. Ceux de ma mère sont un album photos, une bande sonore, un trésor. Ce sont des morceaux de ce qui reste.

© Extrait de I’m Wearing My Grief, de Ben Waldman, tiré de Chatelaine (février 2019), chatelaine.com

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Contenu original Selection du Reader’s Digest