Un voyage en train à vapeur…pour la dernière fois

J’ai eu la chance de conduire le dernier train à vapeur en activité.

Le train à vapeur OL49-69 dans la gare de Leszno.Courtoisie de Martin Fletcher
La locomotive à vapeur OL49-69 dans la gare de Leszno.

Il est 5h20 du matin et je suis profondément endormi dans une chambre d’hôte de Wolsztyn, une petite ville de l’ouest de la Pologne. Les lumières s’allument soudain à l’extérieur de ma chambre. J’entends Howard Jones, mon hôte, s’écrier: «Elle fonctionne ! Elle fonctionne!» Je mets une seconde à comprendre. Je bondis hors de mon lit, m’habille en vitesse. Trente minutes plus tard, nous voilà à la gare. Il fait froid, il fait nuit et il pleut, mais un énorme train à vapeur se tient bel et bien devant la plateforme, de grands panaches de vapeur et de fumée s’échappant de sa cheminée.

Nous grimpons dans la cabine, où Andrzej et Marcin, le conducteur et le chauffeur (ou aide-mécanicien) attendent dans leurs vêtements crasseux, coiffés de casquettes de baseball. À 6h03 précises, le grand monstre d’acier quitte la gare, cliquetant et grinçant, tremblant et frissonnant, soufflant et soupirant en prenant lentement de la vitesse.

Ainsi débute le voyage matinal de l’unique liaison régulière restante de train à vapeur sur des rails à gabarit normal, la dernière destinée principalement aux passagers ordinaires et non aux touristes.

C’est également le dernier train que des novices comme moi peuvent apprendre à conduire. Mais je vais trop vite.

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Le début d’une passion

Quatre ans plus tôt, un ami d’ami, grand amoureux des trains à vapeur, m’a parlé des locomotives de Wolsztyn et d’Howard Jones, cet étrange Anglais qui a tant fait pour qu’elles continuent de fonctionner en créant des cours pour ceux qui rêvaient de les conduire.

Intrigué, j’ai contacté Howard Jones, qui m’a invité à lui rendre visite en février 2020. J’ai réservé mon vol, mais la veille de mon départ, il m’a informé qu’aucun des trois trains ne fonctionnait.

Puis la Covid-19 est arrivée.

J’ai déterré mes plans au début de 2022 et réservé un vol pour une visite de trois jours en Pologne. Là, j’ai rencontré Peter Lockley, un avocat à la retraite originaire de Leamington Spa, dans le centre de l’Angleterre, qui parcourt désormais le monde pour le plaisir de photographier des locomotives à vapeur. Lui aussi souhaitait s’essayer à la conduite d’un de ces engins. Mais lorsque je suis arrivé à Wolsztyn, Howard Jones m’a annoncé qu’une seule locomotive fonctionnait.

Le train à vapeur de la ligne reliant Wolsztyn à Leszno, quelque 45 km plus loin, passe deux fois par jour en semaine une grande partie de l’année, à 6h03 et 11h41. Arrivé tard à Wolsztyn, j’ai opté pour le second départ. C’était une erreur. La pompe des freins de la locomotive est tombée en panne lors du premier trajet, et le second a été annulé.

Cela me donnait le temps, au moins, d’être initié dans l’étrange et secrète confrérie des passionnés, la plupart assez âgés pour se souvenir des trains à vapeur britanniques. Ils ont grandi avec les livres de Thomas et ses amis et des films comme Brève rencontre et Les enfants du chemin de fer.

La chambre d’hôte dans laquelle Howard Jones héberge les visiteurs est remplie d’objets de collection sur le thème des trains à vapeur: des drapeaux, des casquettes de contrôleur, des lampes de gardiens, des panneaux de plateformes, des modèles de trains, des DVD et photos sur les chemins de fer.

Peter Lockley et moi avons exploré l’«abri» à locomotives de Wolsztyn, un dépôt où se trouve une magnifique vieille rotonde, une plaque tournante ferrée comme je n’en avais plus vu depuis l’enfance. Il y avait également 18 locomotives à vapeur dans divers états d’entretien. Lockley les connaissait toutes. «Celle-ci, déclarait-il, est un Pm36-2, construit en Pologne en 1937, le dernier en son genre dans le monde.»

Autour d’un déjeuner de potage aux champignons sauvages et de gibier dans un manoir de campagne aristocratique d’avant-guerre, Howard Jones, les cheveux gris et désormais âgé de 70 ans, m’a raconté son histoire. Né et élevé à Londres, son père l’a emmené admirer une rare locomotive à vapeur Clan Stewart à la gare de la rue Liverpool lorsqu’il avait cinq ans. Plus tard, il se faufilait en secret dans des halles de trains portant des noms tels que Cricklewood, Neasden et Old Oak Common pour admirer les locomotives.

«En été j’observais les trains, et lors des sombres journées d’hiver je jouais avec un modèle de train dans la chambre.» Lorsque le dernier service régulier de train à vapeur pour les passagers s’est arrêté en Grande-Bretagne en 1968, «c’était presque comme de perdre un ami proche».

Howard a quitté l’école au tout début de l’ère des forfaits vacances abordables. Il a travaillé dans quelques agences de voyages, puis a créé une entreprise qui organisait des séjours de week-end pour des amateurs de chemins de fer historiques en Allemagne et en Pologne. C’est ainsi qu’il a découvert le dépôt de Wolsztyn.

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Un moment difficile pour Howard Jones

Les trains à vapeur ont survécu plus longtemps en Pologne sous le régime communiste car le pays produisait beaucoup de charbon à bon prix, et les moteurs au diesel coûtaient cher. Les locomotives à vapeur étaient encore communes dans les années 1980, et trois ou quatre halles en activité ont survécu jusque dans les années 1990. En 1994, Wolsztyn était la dernière. «Elle s’accrochait encore», me dit Howard Jones.

Son entreprise – et son mariage — traversait alors un moment difficile. N’écoutant que son cœur, en 1997, il a quitté l’Angleterre pour s’installer en Pologne et tenter de sauver Wolsztyn et ses trains à vapeur. «J’étais exalté. On m’a prédit que je ne tiendrais pas cinq ans. C’était un peu un coup de pied au derrière. Et nous voilà, 25 ans plus tard.»

Train à vapeur: Marcin, le chauffeur, dans la cabine de la locomotive, entouré d’un éventail de leviers et de poignées.Courtoisie de Martin Fletcher
Marcin, le chauffeur, dans la cabine de la locomotive, entouré d’un éventail de leviers et de poignées.

Il s’est engagé à réunir des fonds pour la halle si la compagnie nationale du chemin de fer continuait de faire fonctionner ces trains. Il a fait appel à l’étonnamment vaste communauté des amateurs britanniques et en a ainsi convaincu 40 d’investir 2000£ chacun (soit environ 5400$ à l’époque). En retour, ils pourraient passer une semaine par an pour les cinq années suivantes à conduire ces trains. Il s’est installé à Wolsztyn et a commencé à organiser des voyages en train à vapeur dans toute la Pologne.

Au début des années 2000, il contribuait à hauteur d’environ 50 000£ par an (environ 22 000$ à l’époque) pour maintenir la halle de Wolsztyn et attirait des visiteurs du monde entier dans la petite ville polonaise. En 2006, il a reçu le titre de Membre de l’Empire britannique pour son travail et sa contribution aux relations entre la Grande-Bretagne et la Pologne. «Je me sentais un peu comme un imposteur parce que je m’étais contenté de jouer au petit train», plaisante-t-il.

Aujourd’hui, la ligne entre Wolsztyn et Leszno transporte environ 50 000 passagers par an, dont seuls environ 5000 sont des touristes.

J’ai demandé à Howard Jones ce qui le fascinait dans les locomotives à vapeur. «Elles sont les machines les plus proches du vivant – comme des dragons qui expirent, m’a-t-il expliqué. Elles sont toutes différentes. Il faut se familiariser avec chacune d’elles. On leur donne des prénoms féminins et on les invective. Il faut beaucoup de compétences pour conduire une locomotive à vapeur, mais n’importe quel idiot peut conduire une locomotive diesel ou électrique.» Howard Jones, en passant, sait conduire une locomotive à vapeur mais pas une voiture.

Train à vapeur: des ouvriers du chemin de fer de Wolsztyn tentent de réparer la pompe des freins défectueuse de la locomotive à vapeur.Courtoisie de Martin Fletcher
Des ouvriers du chemin de fer de Wolsztyn tentent de réparer la pompe des freins défectueuse de la locomotive à vapeur.

Le deuxième matin, la pompe des freins est toujours en panne. Mon vol de retour est prévu à midi le lendemain. Un jeune employé est donc chargé d’aller chercher une nouvelle pièce dans un musée du train dans le sud de la Pologne. Un trajet aller-retour de 1000 km. À son retour, la pompe est rapidement réparée, et à 5h20 du matin le troisième et dernier jour, Howard m’a réveillé. Au cours des trois heures qui ont suivi j’ai commencé à comprendre les passionnés de trains.

Vêtu d’une combinaison de travail, je gravis deux mètres de marches de métal jusqu’à la cabine de la locomotive, une OL49-69 construite au début des années 1950. Son plancher est en bois, et ses portes et fenêtres tiennent avec du fil de fer. Devant moi, au-dessus de la chambre à combustion, se trouve une déconcertante rangée de leviers, roues et boutons. Derrière, le tender de charbon. Chaque surface est huileuse, noire et crasseuse. Une puissante odeur de soufre flotte dans l’air.

Howard me montre le régulateur (un levier d’acier qui sert d’accélérateur), l’inverseur (une roue qui détermine le sens du déplacement) et une manette de freins. Puis nous démarrons – 140 t d’acier grondant dans l’obscurité, au cœur d’un panache de vapeur et de fumée.

Une expérience unique

C’est à la fois exaltant et inquiétant. On distingue à peine les rails car la longue chaudière de la locomotive bouche la vue. Andrzej, 67 ans, 48 ans d’expérience, se fie presque entièrement à sa connaissance intime des rails pour savoir quand accélérer et quand s’arrêter. Il pourrait naviguer les yeux fermés.

Leszno se trouve à 45 km de là, soit 83 min de trajet. En chemin, nous nous arrêtons dans 11 gares rurales. En temps normal, de nombreux écoliers et étudiants attendent sur les plateformes, mais c’est maintenant la semaine de vacances, nous n’embarquons donc que quelques employés en route pour le travail. Insouciants, ils ignorent qu’un débutant sert d’assistant dans le compartiment moteur, tire sur des leviers et active des poignées pendant qu’Andrzej aboie des instructions dans un anglais approximatif.

On m’ordonne de faire résonner le sifflet lorsque nous approchons de passages à niveaux. Je balance des morceaux de charbon dans le foyer ardent, emplissant la cabine d’une lueur orange et d’une bouffée d’air chaud à chaque fois que nous ouvrons ses portes d’acier pour exposer la chaudière incandescente. Nous atteignons parfois une vitesse de 60 km/h et la locomotive entière se met à vibrer, mais parvenons je ne sais comment à nous arrêter au centimètre près à chaque gare.

En approchant de Leszno, nos rails en rejoignent des dizaines d’autres. Un aiguilleur invisible nous guide dans cet enchevêtrement et nous nous arrêtons progressivement dans un crescendo de bruit et de fumée. Des trains électriques ou au diesel glissent dans la gare et en repartent presque silencieusement, mais les locomotives à vapeur sont des divas – elles ne se laissent pas oublier.

Une dizaine de passagers descendent et, à peine 20 min plus tard, nous reprenons la direction de Wolsztyn. Cette fois, la locomotive se trouve à l’arrière: nous avançons… de reculons.

Nous croisons des usines, des entrepôts et des maisons modernes en quittant Leszno. Nous traversons en grondant de fertiles terres agricoles, puis des forêts de pins et de bouleaux blancs, effrayant des biches. Des clients montent, en route pour le marché de Wolsztyn; des ouvriers de nuit rentrant chez eux; 38 passagers au total. Puis nous entrons en gare de Wolsztyn, après avoir brûlé deux tonnes de charbon.

Il est 9h07. Je devrais réussir à prendre mon avion à temps. Ravi, je remercie Andrzej et Marcin, retire ma combinaison de travail et me hâte vers une voiture qui m’attend, le visage et les mains noirs de suie. «Tu fais partie des quelque 2000 personnes qui ont aidé à conduire une locomotive à vapeur sur une ligne en service au cours de ce siècle», me lance alors Jones Howard, en manière de reconnaissance.

«Driving Europe’s Last Steam Train», Financial Times / FT.com, 14 février 2022 © Martin Fletcher 2022; publié en vertu d’une licence accordée par le Financial Times. Tous droits réservés.

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Contenu original Readers Digest International Edition