Chine: la route de la ruine

La Chine consent à de nombreux pays des prêts que ceux-ci sont souvent incapables de rembourser. Deviendra-t-elle ainsi la première puissance mondiale – sans avoir à tirer un seul coup de feu?

Route de la ruine montagne pont vache Stevo Vasiljevic/REUTERS/Alamy
Cet impressionnant viaduc qui traverse le village rural de Bioče, au Monténégro, fait partie de l’un des projets d’autoroute les plus chers au monde.

Il y a quelques années…

Sur la côte sud du Sri Lanka, dans la ville autrefois assoupie de Hambantota, de grands projets d’infrastructures ont jailli voici quelques années. Parmi eux, un port maritime en eaux profondes, un aéroport et un stade de cricket. Pourtant en 2012, deux ans après l’ouverture officielle du port, seuls 34 navires s’y étaient amarrés. L’aéroport est surnommé le «plus vide au monde». Le stade est rarement utilisé.

Développer sa ville natale était le rêve du président de l’époque, Mahinda Rajapaksa. L’Export-Import Bank (Eximbank), banque d’État chinoise, finançait ces projets à condition que l’entreprise China Harbour Engineering Company, propriété de l’État chinois, en soit le maître d’œuvre. Les employés et les matériaux devaient également être chinois.

En 2017, incapable de rembourser des prêts estimés à six milliards de dollars américains, et en dépit des protestations de la population qui craignait que son pays ne perde sa souveraineté, le Sri Lanka a remis les clés du port – ainsi que 6000 hectares supplémentaires – à la Chine, par un bail de 99 ans. Le loyer payé au Sri Lanka permettra de réduire sa dette, mais la majorité des profits réalisés par ces projets reviendra à la Chine.

On pourrait avancer que le Sri Lanka a eu tort de s’engager dans cette folie (ce n’est qu’une extravagance parmi de nombreuses autres à l’origine du récent effondrement politique et économique du pays). Mais l’on pourrait aussi remarquer que la Chine exploite des pays vulnérables dans le monde entier en finançant des projets colossaux comme celui-là. Que l’on impute cette vulnérabilité à la naïveté, à la négligence, ou même à la corruption, le résultat est le même: la Chine étend discrètement son influence et sa puissance dans le monde.

Route de la ruine camion travailleurAndrew Caballero-Reynolds/REUTERS/Alamy
Un ingénieur chinois observe l’excavation d’un nouveau port de marchandises dans la ville de Hambantota, sur la côte sud du Sri Lanka, lors de sa construction en 2010.

«Intégrer le rêve chinois aux aspirations des pays voisins»

Hambantota faisait partie de la nouvelle route de la soie chinoise (aussi appelée «Initiative de la ceinture et la route» – ICR), l’un des programmes de financement et construction d’infrastructures les plus ambitieux que le monde ait jamais connus.

Officiellement, son objectif est le «développement des infrastructures et l’accélération de l’intégration économique des pays sur le trajet de l’ancienne route de la soie» (la route de la soie consistait en un réseau de routes permettant la circulation des marchandises et des idées entre l’Est et l’Ouest).

Officiellement inaugurée en 2013, l’ICR devrait être achevée en 2049, pour le 100e anniversaire de la république populaire de Chine. Ces investissements comprennent un réseau de voies terrestres – routes, rail, ponts, aéroports – et des voies maritimes dotées de ports. L’ICR finance aussi des infrastructures numériques, des centrales électriques et des exploitations minières.

Les banques et entreprises publiques chinoises auraient près de mille milliards de dollars américains à investir dans l’ICR. La Chine a signé des accords avec environ 140 pays et finance des projets dans le monde entier (parfois au-delà de la route de la soie), notamment en Europe, Afrique, Asie, Amérique centrale et du Sud, ainsi que dans les Caraïbes.

Les contrats sont en grande partie opaques. Selon Nadège Rolland, chercheuse au Bureau national de la recherche asiatique, un groupe de réflexion basé à Washington, «il n’existe pas d’appel d’offres ouvert car certaines clauses sont secrètes, et certains accords ne sont pas divulgués».

Selon Nadège Rolland, l’ICR est un «outil pour atteindre un objectif plus considérable, s’assurer que la Chine devienne la puissance dominante au XXIe  siècle».

Le président Xi Jinping a déclaré que la Chine devrait «intégrer le rêve chinois aux aspirations des pays voisins à une vie meilleure et, grâce aux perspectives de développement régional, laisser s’enraciner la notion de communauté de destin pour l’humanité.»

Ce concept de «communauté de destin pour l’humanité», très apprécié du président chinois, met en lumière l’un des objectifs de la Chine: l’intégration des partenaires de l’ICR aux politiques chinoises.

Il faut reconnaître que l’ICR compte de belles réalisations. Selon Ammar Malik, expert financier au laboratoire de recherche américain AidData, l’ICR a résolu des problèmes jusque-là irrésolus tels des pénuries d’électricité ou des transports insuffisants entre certains marchés.

Ammar Malik a observé des améliorations majeures dans son pays d’origine, le Pakistan, qui, en 2013, a connu des coupures de courant quotidiennes de plusieurs heures. Grâce aux centrales électriques construites dans le cadre de l’ICR, le pays produit désormais de l’électricité en excédent.

Ammar Malik souligne également l’exemple du Kenya. Eximbank y a débloqué un prêt de 204  millions de dollars américains pour la construction d’une autoroute de 50  km. Inaugurée en 2012, elle relie le quartier d’affaires de Nairobi à ses banlieues, améliorant l’accès à l’emploi de milliers d’habitants.

Au Nigeria, l’ICR a financé une nouvelle voie ferrée entre la capitale, Lagos et la ville d’Ibadan. «Le banditisme et le braquage de voitures posent problème dans les régions rurales, explique Eric Olander, rédacteur en chef du bulletin d’information China Global South Project. Beaucoup se sentent plus en sécurité en train qu’en voiture.»

Eric Olander n’ignore pas que la voie ferrée fonctionne à perte et que le remboursement du prêt pèse sur les comptes du Nigeria. Il rappelle toutefois que de nombreux réseaux ferroviaires européens sont aussi largement subventionnés.

Des intérêts élevés

Malgré leurs avantages, les projets de l’ICR comportent aussi de grands risques. Ils négligent souvent les considérations environnementales. Et, à l’exception de l’Europe et certains endroits du globe qui l’interdisent, les projets de l’ICR emploient généralement des entrepreneurs, des ouvriers et du matériel chinois. Les retombées espérées par la population locale ne se matérialisent jamais.

Les projets sont financés par des prêts, et non par des aides ou des subventions plus communément offertes par les donateurs occidentaux. À l’inverse d’autres pays riches, la Chine finance et bâtit plus vite et avec moins de bureaucratie que ce qu’exigent des organismes comme la Banque mondiale ou la Banque asiatique de développement. Mais ces prêts sont généralement assortis de taux d’intérêts élevés.

Selon AidData, les prêts de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) affichent un taux d’intérêt moyen de 1%, contre 4% pour les prêts chinois. Les puissances occidentales imposent habituellement un remboursement sous 28ans contre moins de 10ans pour la Chine.

Lorsqu’un pays ne peut rembourser, quelles sont les exigences chinoises ? Le Laos, par exemple, a dû céder la participation majoritaire de son réseau électrique à l’entreprise publique chinoise Southern Power Grid Company, car le pays ne pouvait honorer son emprunt pour la construction d’un barrage hydroélectrique.

Grâce à l’ICR, la Chine agit à partir de ports stratégiquement situés et développés selon les spécifications de sa marine. Certes, pour Eric Olander, les ambitions chinoises ne sont pas si différentes de celles de l’Occident. Il signale toutefois que certains projets de l’ICR pourraient aussi servir des objectifs militaires. Un rapport de l’Asia Society Policy Institute, établi aux États-Unis, va dans le même sens.

Qui y gagne réellement ?

Un triste exemple de la façon dont l’ICR peut influer sur une nation est celui de la Grèce. En 2016, COSCO, le géant chinois du transport maritime, a racheté 51% de l’Autorité portuaire du Pirée, l’organisme gérant le port d’Athènes. En 2008, dans le cadre d’un contrat de location d’une durée de 35 ans, COSCO avait promis, 591 millions d’euros en loyer, auxquels s’ajouteraient 620 millions d’euros pour le développement du port. Le groupe a récemment augmenté sa participation à 67%.

La Chine espère transformer le port du Pirée en une vaste plateforme de transit maritime entre l’Europe et l’Asie, et rationaliser ainsi les échanges commerciaux. Grâce aux efforts de COSCO, le port possède désormais le service de chargement de conteneurs à la croissance la plus rapide au monde, et voit passer cinq fois plus de cargaisons en 2019 qu’en 2010.

Selon COSCO, il s’agit d’un scénario «gagnant-gagnant» qui a permis d’injecter 1,2 milliard d’euros dans l’économie grecque. Mais Plamen Tonchev, directeur de la division Asie de l’Institut des relations économiques internationales, à Athènes, n’est pas du même avis: dans ce cas précis, gagnant-gagnant signifie que la «Chine gagne deux fois». «L’investissement est effectivement très intéressant du côté chinois, dit-il. Ce que la Grèce reçoit en retour est minime, voire insignifiant.» Au moment de mettre sous presse, sur les 16 millions d’euros de profits réalisés en 2021, le dividende proposé pour la Grèce n’était que d’environ un million d’euros.

Outre les préoccupations locales, la participation majoritaire de l’Autorité portuaire du Pirée signifie également que la Chine pourrait avoir pris pied dans l’UE. En juin 2017, l’Europe a formulé une résolution condamnant la Chine pour ses violations des droits humains – une résolution comme elle en fait régulièrement passer –, que la Grèce a bloquée. Chacun des 28 États membres de l’Union européenne a le pouvoir de mettre son veto sur ce genre de déclarations. Un porte-parole de la Grèce a affirmé que cette résolution était «improductive».

Il est impossible de savoir si la Chine a exercé des pressions sur la Grèce dans le but de bloquer cette résolution. On relève néanmoins que les pays qui accueillent des projets de l’ICR (ou qui cultivent d’autres liens économiques forts avec la Chine) ont tendance à céder aux pressions politiques de Pékin. «Si vous faites quelque chose qui déplaît à la Chine, celle-ci pourrait utiliser sa puissance économique pour vous faire changer d’avis, sinon pour vous punir, affirme Francesca Ghiretti, analyste à l’Institut Mercator d’études chinoises à Berlin.»

L’administration actuelle de la Grèce, au pouvoir depuis 2019, est plus sceptique à l’égard de la Chine. Néanmoins, au cours des trois dernières années, la Grèce a refusé d’appuyer quatre déclarations d’autres membres des Nations unies exprimant leur inquiétude au sujet des violations des droits humains dans le Xinjiang et à Hong Kong.

Route de la ruine port marchandise bateauShutterstock
Le groupe chinois de transport maritime COSCO détient désormais 67% du port du Pirée, une plateforme de transit près d’Athènes, en Grèce.

Des routes pour nulle part

Le Sri Lanka n’est pas le seul exemple de prêt excessif de Pékin pour des projets au potentiel insuffisant. De plus, quand des règles trop souples concernant l’embauche de sous-traitants entraînent dépassements de coûts et soupçons de corruption, il revient toujours aux habitants du pays de payer la facture.

En 2014, dans les Balkans, le Monténégro, a emprunté 944 millions de dollars américains à la banque chinoise Eximbank pour construire sa partie d’une autoroute de 435 km rejoignant la Serbie voisine; la section monténégrine devait s’étendre sur 169 km. Seulement, le pays s’est retrouvé à court d’argent en 2021 après seulement 40 km de construction. Au coût d’environ 20 millions d’euros par kilomètre, plus les intérêts, voilà l’une des autoroutes les plus chères au monde.

Les spécialistes soupçonnent de la corruption. Pour Vladimir Shopov, titulaire d’une bourse de recherche au Conseil européen des relations étrangères, des fonds importants ont été détournés vers des partenaires commerciaux locaux et chinois impliqués dans la construction. Il se réfère aux affirmation de Mans, l’association de lutte contre la corruption basée au Monténégro selon laquelle la majeure partie du contrat a été confiée à une entreprise monténégrine associée à Milo Dzukanović (ce dernier, qui était à l’époque premier ministre du Monténégro, réfute ces propos). Par ailleurs, NPR, la très réputée radio publique américaine, affirme avoir eu accès à une copie du contrat de prêt. Elle rapporte que le bail donne à Eximbank le droit de saisir des terres au Monténégro, en cas de défaut de paiement.

Autre cas, la voie ferrée en construction entre Budapest et Belgrade. Elle «semble ne présenter aucun avantage pour la population ou le commerce entre les deux pays», pointe Francesca Ghiretti. La circulation entre les deux villes est peu intense, et la nouvelle voie ferrée ne sera pas connectée aux grandes lignes européennes.

Toujours inachevée, elle coûte 3,8 milliards d’euros; plus de la moitié de cette somme est partie dans la portion hongroise financée par la Chine. Selon le magazine Investigate Europe, il faudra 979 ans à la Hongrie pour rembourser son segment à la Chine.

Un tribunal a ordonné que certaines modalités de la transaction soient rendues publiques. À travers l’une de ses filiales, l’entreprise appelée Opus Global possède la moitié du consortium qui a remporté le contrat de construction. Lörinc Mészáros, actionnaire majoritaire d’Opus Global, est un proche du président hongrois Viktor Orbán. Le projet ferroviaire a été très critiqué par les médias pour son coût excessif.

Financer d’autres possibilités

Au-delà des dettes et des menaces environnementales causées par les projets de l’ICR, les puissances occidentales s’inquiètent de l’influence croissante de la Chine sur le monde. Pour la contenir, elles ont annoncé le lancement de programmes de financement d’infrastructures dans les pays en développement.

Le programme américain est appelé Build Back Better World; la version européenne s’intitule Global Gateway. En juin 2022, les dirigeants du G7 ont détaillé un plan de financement de 600  milliards de dollars en faveur des pays en développement. Selon Eric Olander, «malgré cette initiative, il sera encore très difficile pour les États-Unis et l’Europe de concurrencer la Chine à la même échelle».

Ammar Malik note toutefois que de nombreux pays engagés avec la Chine dans des projets de l’ICR ont dit regretter leur décision.

D’autres deviennent plus méfiants:

  • En 2018, déclarant avoir tiré des leçon des déboires srilankais, le Népal a annulé un projet de barrage hydroélectrique sur la rivière Seti financé par l’ICR à hauteur de 1,6  milliard de dollars.
  • La Jamaïque a stoppé un projet de développement de port de 1,5  milliard de dollars en 2016, par crainte de possibles dégâts environnementaux, notamment sur les récifs coralliens.
  • Le Vietnam se méfie désormais des nouveaux projets de l’ICR après qu’une voie ferrée de banlieue de 13 km, inaugurée à Hanoï en 2021, a connu d’importants retards de livraison et vu ses coûts presque doubler.

Enfin, pour de nombreux pays impatients de se développer, la Chine présente un visage amical, des processus rationalisés et une promesse de solutions «gagnant-gagnant». Mais les mots de Plamen Tonchev s’imposent quand on réfléchit au sens de cette formule: la Chine gagne deux fois.

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