Le seigneur des nanos

Après la mort de son père, le chercheur montréalais Sylvain Martel a décidé de mener une guerre totale contre le cancer.

Sylvain Martel, chercheur montréalais.Yves Beaulieu

Nous sommes en 1966, dans le salon d’une modeste maison d’Asbestos en Estrie, un garçon de sept ans a les yeux rivés sur l’écran d’un téléviseur. Dans Le voyage fantastique, des scientifiques miniaturisés et embarqués à bord d’un sous-marin, le Proteus, sont injectés dans les veines d’un homme plongé dans le coma. Leur mission : détruire un caillot de sang dans son cerveau… et lui sauver la vie. L’enfant est fasciné par ces lilliputiens qui naviguent dans les vaisseaux sanguins d’un être humain.

Quelque 50 ans plus tard, Sylvain Martel sourit en racontant à quel point ce film l’a inspiré. Devant un auditoire de chercheurs et d’étudiants réunis à l’Université de Mont­réal, il annonce que la réalité est en train de dépasser la fiction. De minuscules sous-marins bourrés de médicaments seront un jour injectés dans le corps de patients souffrant de cancer et les déposeront sur les tumeurs, augmentant considérablement leurs chances de survie.

« Actuellement, le combat est trop souvent perdu d’avance, puisque 2 % seulement de la chimiothérapie administrée à un malade se rend jusqu’aux tumeurs », explique le Dr Martel. Cela force les médecins à donner des doses massives, ce qui rend les traitements très toxiques et entraîne des effets secondaires ­dévastateurs.

Sylvain Martel propose une solution bien moins invasive. Faute de pouvoir miniaturiser objets et chercheurs comme dans Le voyage fantastique, il suggère de remplir de médicaments anticancer de minuscules sacs, les nanoliposomes, et de les fixer sur Magnetococcus marinus, une bactérie dotée de fabuleuses propriétés, dont celle de pouvoir parcourir 200 fois sa longueur à la seconde – à cette vitesse, Usain Bolt courrait le 100 m en une demie seconde à peine. Autre attribut de cette fascinante bactérie : elle est magnétotactique, c’est-à-dire que les microparticules magnétiques dont son corps est doté lui permettent d’être guidée par un champ magnétique.

Le Dr Martel a en effet découvert que lorsqu’on fait passer un courant électrique dans les bobines d’une IRM, il est possible de modifier l’intensité du champ magnétique et ainsi de faire voyager des particules dans le corps. Une fois parvenue à destination, près de la tumeur, Magnetococcus marinus reprend son autonomie et, toujours autopropulsée par ses flagelles, fait jouer une autre de ses fascinantes propriétés : celle d’être attirée par les zones hypoxiques, c’est-à-dire très pauvres en oxygène, une caractéristique des tumeurs cancéreuses. Arrivée là, cette bactérie devenue nanorobot naturel sous l’influence du champ magnétique contrôlé par ordinateur, relâche son poison anticancer.

Rien ne prédestinait Sylvain Martel, l’homme à l’origine de cette découverte, à révolutionner un jour le traitement du cancer. Fils d’un père directeur de banque et d’une mère au foyer, cet aîné d’une fratrie de trois enfants voit le jour à Québec en 1959. Doté d’une imagination débordante, il invente constamment des jeux, et développe en grandissant un goût prononcé pour les sciences. Il rêve de devenir pilote d’avion, puis paléontologue, pour finalement étudier le génie électrique à l’Université du Québec à Trois-Rivières, « parce que les perspectives d’avenir étaient meilleures dans ce domaine ».

L’été, plutôt que de faire la plonge dans un restaurant, il s’engage dans la Réserve navale, et tombe véritablement sous le charme. Pendant 29 ans, il va naviguer à temps ­partiel à bord des vaisseaux de la Marine canadienne, dans l’Atlantique et le Pacifique, et gravir les échelons jusqu’à devenir lieutenant-commandant.

« La marine m’a appris le travail d’équipe. C’est très utile lorsqu’on est chercheur et que l’on doit compter sur les autres ! »

À la fin de son baccalauréat en génie électrique, il connaît quelques déconvenues sur le marché du travail et déménage à Montréal faire une maîtrise et un doctorat à l’Université McGill, où il s’initie au génie biomédical, en travaillant sur des systèmes électroniques destinés à contrôler les robots chirurgicaux à distance.

Étudiant brillant, il obtient une bourse postdoctorale au fameux ­Massachusetts Institute of Technology de Boston. Il y restera 10 ans. Puis en 2001, la Réserve navale le convainc de prendre le commandement de sa division de Montréal et lui apprend que l’École polytechnique est à la recherche d’un professeur pour enseigner l’électronique et l’architecture d’ordinateur. Il y poursuit brièvement ses recherches sur les robots à trois pattes, utilisés pour manipuler des molécules. Mais un événement tragique vient bouleverser sa vie.

« Mon père est décédé du cancer en 2002 », dit-il. Il était âgé de 72 ans et une tumeur progressait de manière fulgurante derrière son poumon droit. « C’était un mort vivant ! raconte-t-il. Les médecins auraient voulu le soigner, mais ils n’avaient plus rien à offrir ! Aucune chimiothérapie. Seulement de la morphine. »

Sylvain Martel, dont le laboratoire de nanorobotique travaille depuis quelque temps sur le cancer, décide alors de livrer une guerre totale à ce fléau qui tue une personne dans le monde toutes les quatre secondes. Mais son idée de nanorobots tueurs de tumeurs se bute rapidement à une difficulté majeure. « Le seul moyen d’obtenir de minuscules véhicules capables de nager dans le corps humain, c’était de recourir à une bactérie que l’on pouvait contrôler à distance. Certains de mes collègues et de mes étudiants me regardaient d’un drôle d’air et ne semblaient pas y croire ! »

Un vendredi soir, il s’enferme dans son bureau et passe en revue une multitude de bactéries déjà identifiées. Certaines, nuisibles au corps humain, sont rapidement écartées. « Je suis finalement tombé sur la bactérie magnétotactique, sensible aux champs magnétiques. Elle attendait qu’on la trouve pour nous aider à lutter contre le cancer ! »

Des bactéries Magnetococcus marinusAvec la permission du Laboratoire de Nanorobotique, Polytechnique Montréal.
Chargées à bloc de médicaments anticancéreux, des myriades de bactéries Magnetococcus marinus se dirigent vers une tumeur pour la bombarder.

Découverte en 1975 dans l’océan Atlantique, dans l’État du Rhode Island, aux États-Unis, la bactérie Magnetococcus marinus, aussi appelée MC-1, fabrique des nano­aimants qui la rendent sensible aux champs magnétiques. « Elle vit dans un environnement à 25 degrés centigrades alors que le corps humain est à 37 degrés, précise Mahmood Mohammadi, microbiologiste dans l’équipe du Dr Martel. Après avoir atteint leur cible, ces bactéries se ­détruisent automatiquement sous l’effet de la chaleur. Nos travaux sur des souris ont démontré qu’il n’y a pas de toxicité. »

On n’a pas encore administré de chimiothérapie à l’aide de nanorobots sur des humains, mais les résultats obtenus en 2016 sur des souris sont stupéfiants. On a en effet bombardé les tumeurs colorectales dont souffraient ces petits rongeurs de 100 millions de nanorobots chargés à bloc d’anticancéreux. Résultat : 55 % des bactéries sont parvenues à diffuser le médicament dans les tumeurs. « C’est énorme, comparativement aux 2 % habituels, constate le Dr Martel. Une grande partie du médicament a été livrée aux endroits qui vont donner le maximum d’effets thérapeutiques avec le minimum de toxicité pour le patient. »

« Nous sommes les spécialistes de la livraison de molécules existantes, le Fed Ex des médicaments contre le cancer, s’émerveille le ­ Dr Martel. Et nous voulons franchir une nouvelle étape en réalisant des tests sur des primates et les humains, mais il nous faudrait davantage d’argent. » Au moins 10 millions, ajoute-t-il, et l’autorisation de Santé Canada.

Les tests effectués sur des petits rongeurs, subventionnés par des entreprises pharmaceutiques et les gouvernements, ont coûté près de 2 millions de dollars. « Et entre les appareils de résonance magnétique, de rayons X et le personnel, ce sont 15 millions de dollars qui ont été consacrés à ce projet depuis 10 ans », ajoute Charles Tremblay, jeune associé de recherche de 37 ans à Polytechnique. « Si ce que j’offre est logique et réalisable, demande Sylvain Martel, pourquoi devons-nous constamment nous battre pour obtenir des ressources et de l’argent, surtout lorsque nous savons que le temps presse et que tant de vies sont en jeu ? »

Les chiffres sont alarmants ! ­Selon l’Organisation mondiale de la santé, le cancer a fait 8,8 millions de victimes sur la planète en 2015. Au cours des deux prochaines décennies, les cas diagnostiqués augmenteront de 70 %. Au Canada, plus de 206 200 nouveaux cas seront déclarés en 2017, et 80 000 personnes en mourront. Selon la Société canadienne du cancer, une personne sur deux aura un cancer au cours de sa vie. Une sur quatre en mourra.

Sylvain Martel s’accorde peu de répit. Bourreau de travail, il dort à peine et se lève très tôt, sept jours sur sept, pour réfléchir tout en ingurgitant une bonne dose de café noir. Sa seule distraction est de conduire sa tondeuse auto­tractée durant l’été et de voir pousser la centaine d’arbres qui parsèment son immense terrain de l’île Bizard. D’une grande discrétion sur sa vie privée, sauf lorsqu’il parle avec fierté de son fils de 24 ans, qui suit ses traces en étudiant en génie électrique.

Grand, les cheveux épais et grisonnants, l’œil perçant derrière des lunettes à monture fine, il parle d’une voix calme et magnétisante. Des offres alléchantes lui arrivent du monde entier, mais rien ne pourrait le convaincre d’abandonner son laboratoire, lui qui voit Montréal comme la Silicon Valley de la lutte contre le cancer.

Anne-Sophie Carret, professeure d’­hématologie-oncologie pédiatrique spécialisée en neuro-­oncologie, connaît le Dr Martel depuis cinq ans. « Ses recherches représentent un énorme espoir pour l’oncologie pédiatrique et plus particulièrement pour les tumeurs du système nerveux central. »

Chez l’enfant, la chimiothérapie est parfois la seule option face à certains cancers du cerveau inopérables, or la très grande majorité des molécules médicamenteuses ne parviennent pas à traverser la barrière hémato­encéphalique, qui se dresse entre le réseau sanguin et le système nerveux central. Il faut alors bombarder ces jeunes corps de doses massives de chimiothérapie, avec les terribles effets secondaires que l’on sait.

En 2015, elle a participé à une grande première mondiale avec l’équipe du Dr Martel. Grâce à l’hyper­thermie, ils ont augmenté la température de nanoparticules, ce qui leur a permis de franchir temporairement et sans dommage la barrière hémato­encéphalique d’un rat et d’atteindre des zones ciblées de son cerveau. « Imaginez, poursuit l’hémato-­oncologue, si on réussit à déposer directement cette médication sur la tumeur, nous serons en mesure de sauver davantage de jeunes malades avec beaucoup moins d’effets secondaires ! »

Même enthousiasme chez Té Vuong, radio-oncologue et spécialiste du cancer colorectal à l’Hôpital général juif de Montréal. Ce type de cancer fait des ravages et arrive au deuxième rang avec plus de 26 800 nouveaux cas diagnostiqués au Canada en 2016. « La découverte du Dr Martel ouvre de nombreuses perspectives ! Pour le cancer colorectal, et en fait tous les cancers, nous disposons d’une voie pour livrer les médicaments avec les bactéries MC-1 directement dans les tumeurs. Nous pourrions nous en servir pour administrer soit la chimiothérapie sans affecter les organes normaux (moins d’effets secondaires), soit des produits dits radio-sensibilisateurs, pour rendre une tumeur plus sensible à la radiothérapie et ainsi éviter d’éventuelles interventions chirurgicales mutilantes. »

Pour Sylvain Martel, pas de doute, la guerre sans merci qu’il a engagée contre ce mal du siècle ne doit pas connaître de répit. « Depuis que nous avons publié en 2016 le résultat de nos recherches dans la prestigieuse revue Nature Nanotechnology, nous recevons tous les jours des messages de malades et de leur famille qui nous demandent d’accélérer nos travaux. Désespérés, les parents d’une jeune fille de 11 ans, atteinte d’un cancer incurable, m’ont téléphoné. Ils m’ont dit d’en faire ce que je voulais, de lui administrer des bactéries, ou n’importe quoi, pourvu que je la sauve. Évidemment on ne peut pas faire ça. Mais si on m’annonçait que j’ai le cancer, je n’hésiterais pas à servir de cobaye. Je m’injecterais moi-même les bactéries pour prouver qu’elles sont inoffensives et quelles pourront probablement vous sauver et donner une seconde chance à ceux que vous aimez plus que tout au monde ! »

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