Bruno Detuncq, citoyen de la planète
Pour Bruno Detuncq, professeur à la retraite de Polytechnique Montréal, l’heure n’est plus à l’ébriété énergétique.
Fils d’immigrants français arrivé au Québec à l’âge d’un an, Bruno Detuncq a d’abord voyagé malgré lui. Sa famille a ratissé le Québec, et sa vie fut marquée par la simplicité et le nomadisme. Celui qui deviendra professeur en génie mécanique a voyagé, lu, et réfléchi aux inégalités qui ravagent notre monde. Ses trois enfants disent qu’il n’a jamais pris sa retraite («Jouer au golf, ce n’est pas mon style!»), impliqué dans différents groupes environnementaux, toujours prêt à conscientiser les autorités et le public face à la crise écologique. Pour celui qui s’intéressait déjà à l’énergie solaire dans les années 1970, détourner le regard devant l’ampleur des changements climatiques n’est plus une option. Sinon, «c’est la nature qui va nous obliger à voir les choses autrement… dans cinq ou dix ans».
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Vous vous penchez depuis longtemps sur les enjeux énergétiques. Est-ce que la société québécoise est aussi «verte» qu’elle le prétend?
Quand on regarde la quantité d’énergie consommée par habitant, aussi bien au Québec qu’au Canada, nous faisons piètre figure… et nous sommes parmi les plus gros consommateurs énergétiques au monde. Oui, le Québec produit de l’hydro-électricité, mais 55% de notre énergie n’est pas hydro-électrique: tout ce qui concerne la mobilité (autos, camions, avions, etc.) fonctionne au pétrole, et beaucoup de bâtiments, du moins les anciens, au gaz naturel. En ce moment au Québec, il se vend 12 VUS contre un véhicule standard; dans les années 1960-1970, les Québécois étaient alors de grands consommateurs de petites voitures. L’impact de la publicité télévisée est très fort.
Beaucoup de gens, dont des écologistes, remettent en question l’idée des «petits gestes» (composter, faire du vélo, baisser le chauffage, etc.) devant l’urgence climatique. Partagez-vous cette position?
Pour ma part, je suis pour les petits gestes… de même que pour les grands! Les uns ne vont pas sans les autres. Nous vivons tous sur la même planète, nous n’en avons pas d’autre, tout est intégré, et c’est l’organisation même de la société qu’il faut remettre en question. D’un côté, regardez le gouvernement provincial qui ne veut pas compenser les pertes des sociétés de transports collectifs: c’est complètement absurde. Mais les citoyens ont aussi leur part de responsabilités: se procurer des VUS dont ils n’ont même pas besoin, rouler seul dans leur voiture, ce sont des petits gestes… négatifs.
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Pour réduire notre consommation d’énergie, certains experts prônent la tarification dynamique de l’électricité: les utilisateurs paient davantage en période de pointe, d’où la suggestion du ministre Pierre Fitzgibbon d’utiliser son lave-vaisselle la nuit! Une bonne idée selon vous?
La tarification dynamique va réduire la consommation… mais pas celle des plus fortunés: eux s’en foutent! Ils possèdent trois voitures de luxe dans leur garage, alors payer 10,000$ par année pour obtenir le courant électrique… C’est un concept capitaliste américain qui table uniquement sur le jeu de l’offre et de la demande, et c’est ce qui fait que les gens paient des prix exorbitants pour assister à un concert de Taylor Swift ou d’autres.
Vous préconisez la sobriété énergétique. Pouvez-vous définir ce concept?
D’abord, la sobriété énergétique individuelle ne peut avoir un sens que si elle est incluse dans une sobriété collective, qui fait autant appel aux gouvernements qu’aux compagnies. C’est par exemple rénover nos maisons pour réduire notre consommation d’énergie, ne surtout pas avoir des monster houses, le tout en réformant le code du bâtiment. C’est aussi soutenir le transport collectif. Au Québec, 70% du budget consacré aux transports va aux déplacements individuels, aux routes, aux ponts et au déneigement; il ne reste que 30 % pour le transport collectif. En Ontario, c’est l’inverse.
Votre mode de vie constitue un bel exemple de sobriété énergétique. Vous roulez avec le même vélo depuis 42 ans, et n’avez jamais possédé de voiture… tout comme vos trois filles! Votre singularité vous a-t-elle causé des soucis, et votre détermination a-t-elle parfois vacillé?
Dans ma famille, nous étions sept enfants, et mon père, à cause de son travail, nous a trimballés partout au Québec; nous savions parfois une semaine avant le départ que nous allions déménager à Chicoutimi, Sept-Îles ou Québec, ce qui signifiait perdre nos amis chaque fois. Cela faisait déjà de moi un marginal. Quand je suis arrivé à Polytechnique Montréal au début des années 1970, je vivais dans un taudis sur le Plateau Mont-Royal, j’avais les cheveux longs, je fréquentais le Café Campus… et je n’allais pas souvent à mes cours! Bref, on me regardait de travers, mais je m’en foutais. J’ai d’ailleurs toujours dit à mes étudiants: si vous ne voulez pas venir en classe, ne venez pas, car je vais vous embêter.
C’est la lecture du rapport Meadows en 1973 [connu aussi sous le titre Les Limites à la croissance, publié en 1972 par le club de Rome] ainsi que mes nombreux voyages à l’étranger – vous ne pouvez pas imaginer la misère à Calcutta en 1976… – qui m’ont transformé en citoyen de la planète. J’ai réalisé que mon existence s’appuie sur tout ce que les autres ont bâti avant moi. Qu’est-ce que je vais laisser? Est-on en train de détruire un monde dans lequel les générations futures auront beaucoup de mal à vivre? Je suis tout petit au milieu des 8 milliards d’êtres humains, mais je crois que j’ai mon importance, et j’aimerais qu’elle aille dans le bon sens.
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