Sauver des vies en repoussant le délai d’utilisation des organes

Deux médecins canadiens repoussent le délai d’utilisation des organes en vue de transplantations et sauvent ainsi de nombreuses vies.

Darren Freed Jayan Nagendran Mazankowski Alberta Heart InstituteLAUGHING DOG PHOTOGRAPHY

Madeline Stroup attendait avec impatience le week-end au chalet familial de la région d’Okanagan-Similkameen, en Colombie-Britannique, avec son petit ami Hayden Turcotte et leur ami Tyrell Gait. Ce vendredi de juillet 2019, le groupe avait entamé les quatre heures de conduite vers l’est depuis Maple Ridge, à la périphérie de Vancouver. Moins d’une heure après leur départ, un SUV a omis un stop et foncé dans leur voiture, côté conducteur.

Hayden Turcotte, le chauffeur, est mort sur le coup. Tyrell Gait a subi des blessures mineures. Pour Madeline Stroup, sur le siège passager, l’impact a causé un grave traumatisme crânien, et elle a été transportée en hélicoptère à l’hôpital Royal Columbian, à New Westminster. Aux soins intensifs, elle est demeurée inconsciente. Elle avait 23 ans, les médecins espéraient qu’elle sorte du coma. Mais quatre jours après l’accident, l’enflure dans le cerveau de la patiente avait empiré de manière significative. Il n’y avait désormais plus aucune chance que la jeune femme se réveille.

Au cours des trois jours suivants, Madeline, qui s’était inscrite au registre provincial des donneurs d’organes, a été maintenue artificiellement en vie, le temps de mener des tests pour déterminer si son cœur, ses reins et son foie fonctionnaient bien, et de décider si elle pourrait être une donneuse compatible pour d’éventuels patients en attente d’une transplantation. C’était le cas. Elle a ainsi sauvé cinq vies. Mais l’accident avait causé des lésions thoraciques, et bien que Madeline ait consenti par avance à donner également ses poumons, les tests ont montré qu’ils étaient trop endommagés pour être greffés.

Beaucoup espèrent pouvoir faire don de leurs organes après leur mort. La Société canadienne du sang estime que 32% des Canadiens ont inscrit leur décision dans ce sens. Mais seuls entre un et deux pour cent des décès à l’hôpital permettent le don d’organes, et les personnes inscrites qui meurent en dehors de l’hôpital n’ont généralement pas l’occasion de faire don de leurs organes puisque les tissus ne peuvent être ni évalués ni transportés assez rapidement pour demeurer viables.

Les chirurgiens transplanteurs refusent les donneurs atteints d’infections pulmonaires, comme la pneumonie, ainsi que les poumons présentant des caillots sanguins ou des tumeurs. Parfois, le donneur et le receveur se trouvent dans des villes différentes, et les heures nécessaires pour transporter les tissus par voie aérienne ou terrestre jusqu’à un autre hôpital augmentent le risque que l’organe ne soit plus utilisable à l’arrivée.

Les médecins doivent être prudents, explique Jayan Nagendran, directeur chirurgical des transplantations pulmonaires à l’hôpital de l’université de l’Alberta. «Encore aujourd’hui, nous ne savons pas très bien évaluer les organes de donneurs, si la fonction d’un organe a décliné dans les heures suivant son ablation puis sa transplantation», poursuit le médecin. Et transplanter un organe malade ou endommagé chez un receveur lui-même déjà malade pourrait avoir des conséquences catastrophiques.

Au total, nous ne sauvons pas autant de vies que nous le pourrions. En 2020, plus de 4000 patients au Canada attendaient une transplantation, dont 276 sont morts, contre 250 en 2019. L’espérance de vie a augmenté au cours des dernières décennies, tout comme le besoin d’organes. Une partie du problème réside simplement dans le fait que le bassin de donneurs est trop petit.

Pour pallier ce problème de pénurie, la Nouvelle-Écosse est devenue la première juridiction en Amérique du Nord à promulguer, en 2021, une loi de «consentement présumé», selon laquelle les organes de tout individu médicalement admissible (de plus de 19 ans et vivant dans la province depuis plus de 12 mois) peuvent être utilisés à sa mort, sauf s’il a explicitement interdit cet usage. Les autres provinces canadiennes n’ont pas encore franchi ce pas. Selon l’Organisation mondiale de la santé, les pays ayant adopté ce type de loi présentent un taux de don d’organes entre 25% et 30% supérieur à celui des pays qui exigent un accord explicite au don d’organes.

Mais les innovations juridiques ne répondent pas à la question de savoir pourquoi un si grand nombre des organes déjà disponibles ne peuvent être utilisés. Ce problème est particulièrement marqué dans le cas des transplantations pulmonaires. Bien qu’un plus grand nombre de Canadiens souffrent de défaillance hépatique ou rénale que pulmonaire, les patients en attente d’une greffe de poumons ont un taux de mortalité bien supérieur, car seul un candidat sur trois reçoit l’organe qui pourrait le sauver. À la fin de l’année 2020, plus de 200 patients dans tout le Canada attendaient une greffe pulmonaire en raison de maladies allant de la fibrose kystique à la COVID-19, mais seuls 20% des poumons provenant de donneurs décédés sont jugés convenir à une transplantation.
Or, à cet égard, les nouvelles recherches sont prometteuses, non en ce qu’elles agrandiraient le bassin de donneurs, mais en ce qu’elles permettraient d’utiliser des poumons autrement considérés comme trop fragiles ou malades.

Au Canada, les organes issus de donneurs sont classés par ordre de priorité selon des critères géographiques; le territoire couvert par l’hôpital de l’université de l’Alberta comprend le nord de la Colombie-Britannique, les Territoires du Nord-Ouest, le Yukon, l’Alberta, la Saskatchewan et le Manitoba. Cela signifie qu’un organe peut aussi bien être transporté rapidement en ambulance que devoir supporter un long trajet aérien. Le centre de transplantation cardiothoracique de l’hôpital est celui qui couvre le plus grand territoire au monde: 5,5 millions de kilomètres carrés.

Les équipes de transplantation se rendent à l’hôpital où se trouve le donneur afin d’évaluer si l’organe est viable pour leur patient. Si c’est le cas, l’équipe médicale procède à l’ablation de l’organe du donneur, le place dans un sac en plastique, puis dans une glacière isotherme remplie de glace et le transporte jusqu’au centre de transplantation. Tout ce processus est un défi logistique.

«Il m’est arrivé de recevoir un appel au milieu de la nuit depuis une salle d’opération à Vancouver: “Nous avons décidé de ne pas prendre ces poumons, voulez-vous les utiliser?”, raconte le Dr Nagendran. Mais mon meilleur candidat pour recevoir ces organes se trouve peut-être à Winnipeg. Il est impossible pour moi de tout coordonner à temps.»

Ces contraintes de temps sont particulièrement délicates avec les poumons, ce qui contribue au taux élevé d’organes inutilisés. Sur un lit de glace, les poumons peuvent survivre entre six et huit heures, après il peut y avoir des dommages irréversibles. La fenêtre est un peu plus large pour le foie, qui peut être transplanté jusqu’à environ 12 heures après avoir été prélevé, et les reins, qui peuvent être utilisés jusqu’à 36 heures après prélèvement.

Trouver un couple donneur-receveur compatible, traverser le pays, assurer la communication entre les hôpitaux, s’assurer que l’organe du donneur soit transporté jusqu’au centre de transplantation avant que ses fonctions ne se détériorent, coordonner l’emploi du temps des opérations : voilà autant d’obstacles. Si on ajoute le mauvais temps et les annulations de vols, il est facile de comprendre que le mécanisme puisse s’enrayer.

Certes, on sauve toujours des vies, tempère Jayan Nagendran, mais on pourrait faire mieux. «À vrai dire, la plupart des indicateurs conclueraient que le système fonctionne mal.»

Il y a plusieurs années, Jayan Nagendran et son collègue Darren Freed ont commencé à mettre au point un procédé qui pourrait non seulement conserver les poumons pour qu’ils demeurent viables plus longtemps, mais améliorer également la santé de ces organes.

En 2007, alors jeune chirurgien cardiologue à Winnipeg, Darren Freed se désolait de la faible disponibilité de cœurs sains. Ses patients mouraient sur liste d’attente, et un grand nombre d’organes qu’on proposait n’étaient pas viables pour la transplantation. De son point de vue, augmenter le bassin de donneurs d’organes impliquait de transformer des cœurs blessés ou malades en organes sains et transplantables. Cela signifiait trouver une manière de soutenir ces organes en dehors du corps humain tout en évaluant leur bon fonctionnement.

Aujourd’hui chirurgien cardiologue et professeur de chirurgie à l’hôpital de l’université de l’Alberta, le Dr Freed a commencé à étudier la perfusion des organes ex-vivo : la préservation d’organes à l’extérieur de l’organisme, dans une machine maintenue à la température du corps, avec une irrigation sanguine en continu. À l’époque, il existait peu de machines ex-vivo, et la plupart n’aidaient pas les organes comme elles l’auraient dû. Elles étaient difficiles à utiliser pour les médecins et trop chères, il était donc rare de voir ce type de technologie dans les hôpitaux.

«En matière de perfusion d’organes, explique Darren Freed, je crois qu’il faut essayer de répliquer ce que le corps fait – notre propre physiologie. » Il a donc acheté des composants de vieilles machines cœur-poumon artificiel sur eBay, les a démontés dans son atelier, puis modifiés et remontés avec de légers changements. En 2013, il a déménagé à Edmonton et s’est associé à Jayan Nagendran. Leurs recherches se sont poursuivies et étendues pour se transformer en laboratoire de perfusion d’organes ex-vivo. En 2016, un patient a consenti à donner ses organes aux deux médecins pour les besoins de leurs recherches – et c’est ce qui a tout changé. (Jusque-là, ils utilisaient des organes d’animaux.)

«Après environ 24 heures de traitement de ces poumons humains dans notre machine, se souvient Darren Freed, ils avaient l’air en pleine santé.» Les poumons, autrefois criblés par la pneumonie et rejetés par les chirurgiens transplanteurs, semblaient désormais utilisables.

Cette expérience faisait partie d’une série plus vaste qui a permis la création d’un prototype baptisé Ex-Vivo Organ Support System (EVOSS), une création qui imite précisément la façon dont le corps humain fonctionne.

«Nous avons remarqué que, jusque-là, les appareils ne traitaient pas les poumons de la manière dont vous et moi respirons, explique le Dr Nagendran. Ils forcent l’air à l’intérieur à travers une sonde dans les voies respiratoires, comme nous le faisons aux soins intensifs, ce qui endommage les poumons. Nous respirons parce que notre diaphragme se contracte et que notre cage thoracique s’écarte. C’est une succion qui aspire l’air dans nos poumons.»

En d’autres termes, les poumons fonctionnent mieux dans l’environnement qu’ils ont toujours connu: un lieu à 37,4°C dans lequel l’air est aspiré plutôt que poussé à l’intérieur. Dans cet environnement chaud et naturel, les deux médecins ont découvert que les poumons de donneurs pouvaient être préservés jusqu’à 48 heures. En 2018, l’EVOSS a passé son dernier essai clinique à Edmonton, et les résultats ont été publiés dans le journal scientifique Nature Communications, en novembre 2020. Douze patients en attente d’une transplantation pulmonaire ont été recrutés pour participer à l’étude, et 12 poumons trop abîmés ou malades pour être transplantés ont été placés dans l’EVOSS. Le résultat a même surpris ses créateurs.

«Nous avons pu convertir les 12 poumons en organes de bonne qualité», se rappelle le Dr Nagendran. Une paire de poumons de l’essai étaient en si mauvais état – remplis de fluides et incapables de se gonfler d’air – que le Dr Nagendran n’était pas certain que leur santé s’améliorerait assez pour permettre la transplantation capable de sauver une vie. «Mais ces poumons ont miraculeusement récupéré en seulement quelques heures.»

«Le fait que nous n’utilisions pas les trois quarts des poumons de donneurs signifie qu’un de mes patients sur trois en attente d’une greffe meurt, ajoute Jayan Nagendran. J’ai le sentiment que nous avons peut-être sauvé au moins trois ou quatre de ces vies qui n’auraient jamais obtenu un organe.»

En 2015, les deux médecins ont fondé Tevosol, qui a conçu un prototype commercialisable de l’EVOSS en 2020. Composé d’une boîte noire équipée d’une tablette amovible sur un côté, l’appareil ressemble étrangement à une friteuse à air (bien que ses créateurs le comparent plutôt à une glacière de camping). Jayan Nagendran soutient que l’EVOSS aurait le potentiel d’améliorer à la fois la quantité et la qualité des poumons transplantables au Canada. La fenêtre de transplantation de deux jours allège les contraintes de temps auxquelles les chirurgiens doivent généralement faire face. Les poumons endommagés parce que le donneur était malade ou blessé peuvent être soignés: des poumons malades peuvent recevoir des antibiotiques et les caillots sanguins peuvent être retirés au moyen de médicaments thrombolytiques. L’EVOSS affiche également des données telles que la pression artérielle, le taux d’oxygène et l’élasticité, prouvant ainsi aux médecins que les poumons fonctionnent bien.

Selon les cofondateurs, l’EVOSS sera bientôt prêt pour son lancement commercial au Canada, soumis à l’approbation de Santé Canada, et plus tard dans d’autres pays, avec d’autres versions en chantier pour conserver des cœurs, des foies, des reins et des membres.

L’EVOSS n’est pas la seule technologie à l’horizon permettant d’élargir la réserve d’organes. Des chercheurs tentent également de réduire le rejet par le système immunitaire des organes issus de donneurs en altérant ou retirant les protéines qui génèrent cette réponse chez le receveur, de sorte que les organes puissent être universellement transplantés. D’autres scientifiques étudient la bio-impression 3D de structures temporaires d’organes, ou échafaudages, afin d’aider à réparer les lésions des tissus et même de cultiver des organes artificiels. À bord de la Station spatiale internationale, des scientifiques fabriquent des organes afin d’étudier la manière dont la gravité affecte la croissance des tissus – des connaissances qui pourraient être utilisées pour optimiser la croissance de nouveaux organes pour des transplantations.

La technologie permettant d’augmenter la réserve d’organes pourrait également aider à éviter la zone grise éthique du consentement présumé. Marika Warren, professeur adjoint au département de bioéthique de l’université Dalhousie, explique que le fait de ne pas refuser explicitement n’est pas forcément synonyme de consentement à donner ses organes après sa mort. «Lorsque le consentement est explicite, les choses sont claires, soutient-elle. Dans le cas du consentement présumé, il faut interpréter.»

Les personnes difficiles à atteindre par la voie de l’éducation publique et des campagnes de sensibilisation, soit parce qu’elles vivent en milieu rural ou dans des régions isolées, soit parce qu’elles parlent une langue étrangère, risquent d’être négligées, affirme Marika Warren. Il est essentiel que les bienfaits obtenus en agrandissant la réserve d’organes issus de donneurs ne se fassent pas au détriment de groupes déjà marginalisés.

«Je pense que le nœud du problème est le suivant: existe-t-il une meilleure façon de procéder que le consentement présumé? commente Marika Warren. Et s’il existe un meilleur moyen d’obtenir les mêmes avantages sans dilemme humain ou éthique, alors on a l’obligation morale de choisir le moyen présentant les coûts les plus bas», conclut-elle.

Pour l’instant, lorsqu’une transplantation est réalisée avec succès, le patient qui attendait ce moment depuis des années peut avoir le sentiment qu’il s’agit d’un privilège. Il a ainsi le droit à une seconde chance, et sera à jamais reconnaissant envers le donneur qui a perdu la vie pour sauver la sienne. Bien sûr, pour les proches du donneur, cela n’efface pas l’accident de voiture ou la longue maladie. Mais pour une famille endeuillée, savoir qu’elle a réalisé le dernier souhait de cet être cher en sauvant une vie peut, au minimum, apporter un certain réconfort.

© 2022, Karin Olafson. «How Two Doctors Are Hacking the Transplant System», The Walrus (25 avril 2022), thewalrus.ca

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