L’ours noir ou le tueur en liberté

Dans une source thermale du nord de la Colombie-Britannique, des nageurs tentent d’échapper à la férocité d’un ours noir

Voici l'histoire du tueur en libertéIllustration de Miko Maciaszek

Petite pause sur la route

Le 14 août 1997, après avoir livré ses derniers explosifs aux équipes du chantier de l’autoroute de l’Alaska, Ray Kitchen, un camionneur de 56 ans de Fort Nelson en Colombie-Britannique, s’arrête avec sa fille Joline, 11 ans, et Sarah, la copine de cette dernière, dans le parc provincial Liard River Hot Springs pour que les enfants puissent passer un moment dans l’eau.

Avec ses sources chaudes naturelles, son camping et son terrain de jeu, cette oasis tropicale plantée dans la forêt boréale juste au sud de la frontière entre le Yukon et la Colombie-Britannique est une destination touristique populaire. Ray se détend près de l’eau et regarde les filles s’amuser. Mais des cris de terreur percent soudain l’air. Ils semblent venir des «jardins suspendus», un endroit du parc où les plantes tombent en cascade d’une terrasse naturelle.

Ray Kitchen bondit sur ses pieds puis s’élance sur la passerelle glissante et dans l’escalier en bois qui mène à la plateforme d’observation des jardins. Là, horrifié, il s’arrête. Sur la terrasse, un ours énorme se dresse au-dessus d’un adolescent et d’une femme immobiles au sol. Ils sont couverts de sang surgissant d’entailles profondes à travers leurs vêtements.

Patti McConnell a quitté Paris, au Texas, une semaine plus tôt. Elle entend rejoindre l’Alaska et commencer une nouvelle vie. La jeune mère de 37 ans espère trouver du travail pour élever ses deux enfants, Kelly et Kristin, âgés respectivement de 13 et 7 ans.

Après un voyage interminable, les enfants sont enchantés de laisser l’autoroute de l’Alaska et d’entrer dans le parc Liard River. Sans perdre de temps, en maillots, la petite famille se retrouve pieds nus sur la passerelle en direction de l’eau cristalline à 53°C du bassin inférieur. Un long bain chaud plus tard, ils passent au bassin supérieur plus isolé, à quelque 340 mètres dans les bois.

Quand la petite Kristin en a assez, elle reprend la passerelle pour retrouver le bassin inférieur et ses nouvelles copines. «Ne cours pas, tu vas glisser!» lui lance Patti en la voyant disparaître dans un tournant. Puis elle se lève à son tour pour suivre la gamine avec Kelly.

«Allons voir les jardins suspendus», propose le garçon devant une bifurcation qui y conduit.

Du bruit dans les buissons

Ils gravissent l’escalier dans la forêt pour rejoindre la plateforme. Trop absorbés par l’identification des plantes exotiques, la mère et le fils ne se soucient pas du léger froissement provenant des buissons près de la passerelle. Patti jette un coup d’œil à sa montre.

«Je suis inquiète pour Kristin, dit-elle à son fils. Je vais la chercher.»

Elle descend les marches mouillées quand, posant une main sur la rampe, quelque chose retient son attention. Assis dans les buissons, un ours noir, un mâle adulte, mâche une branche de cornouiller.
Figée, elle siffle à son fils:

«Kelly, un ours!
— Bien sûr, maman! rétorque le garçon qui, le dos tourné, croit à une plaisanterie.
— Kelly!»

Cette fois, il se retourne et voit la bête énorme qui dévisage intensément sa mère. « Maman, pas de gestes brusques », la met-il en garde, se souvenant de ce qu’on lui a appris sur les ours. Il s’approche avec prudence de sa mère. L’ours grogne, puis s’avance vers la rampe et grimpe sur la passerelle.

«Maman ! Cours!»

Galvanisée par les cris de son fils, Patti se met à courir, l’ours à ses trousses. Elle gravit les marches jusqu’à la plateforme d’observation, où elle se retrouve coincée.

Kelly voit avec horreur la silhouette de sa mère disparaître dans l’étreinte de l’ours. Malgré sa constitution frêle, l’adolescent se jette sur la bête et lui balance un coup de pied au visage. « Lâche ma mère ! » L’ours lève la tête, grogne et retourne à sa proie. Cherchant une arme, Kelly saisit une branche d’arbre coupée. Avec une force nourrie par la colère, il frappe l’ours à la tête tout en appelant à l’aide.

À la vue du sang de sa mère sur les canines de la bête, l’adolescent redouble d’efforts. Il se rue sur l’ours et lui assène un coup de bâton sur le museau. L’animal commence à saigner. Ses grognements s’intensifient et, d’un coup de patte, il entaille profondément le cou et les épaules de Kelly, puis s’aplatit sur lui. Écrasé sous la bête, le garçon terrifié sent la mâchoire de l’animal se refermer sur sa taille. L’ours le soulève dans les airs et le secoue comme un chien ferait de son jouet. L’enfant est sur le point de s’évanouir quand la bête le laisse tomber.

Recroquevillé, Kelly voit sa mère allongée tout près, le teint gris, les yeux grands ouverts. Il voudrait bien se rapprocher d’elle en rampant, mais l’ours revient lui arracher quelques morceaux de chair. L’haleine fétide de l’animal lui donne la nausée. Il ferme les yeux, persuadé que c’est la fin.

Le parc provincial Liard River Hot Springs, 20 ans après l’attaque.Danita Delimont/Alamy Stock Photo
Le parc provincial Liard River Hot Springs, 20 ans après l’attaque.

Un sauveur inespéré

Ray Kitchen intervient rapidement. Armé d’une branche cassée, il donne plusieurs coups sur la rampe. «Va-t’en!» hurle-t-il, mais l’ours ne cille pas. Rompant une plus grosse branche, l’homme l’enfonce dans le ventre de l’animal pour l’éloigner de l’enfant. L’ours lâche enfin sa victime et se jette sur Ray. Sous le choc, l’homme et la bête franchissent la rampe et chutent dans les buissons. Vêtu de son seul maillot de bain, Ray cherche à se protéger des griffes acérées et avance sur les genoux vers un arbre en se protégeant la tête des mains. Il appelle à l’aide de toutes ses forces.

Frank Hedingham, 71 ans, est allongé sur une terrasse qui surplombe le bassin inférieur quand il entend des hurlements. «À l’aide!» «Un ours!» «Apportez un fusil!» Il se précipite alors dans leur direction. Devant lui, sur la passerelle, il y a déjà Ingrid Bailey, pompière forestière et secouriste de Feldon, en Californie, et son ami Brad Westervelt. La nouvelle de la présence d’un ours dans le parc s’est répandue et les visiteurs affolés courent vers le stationnement. Mais Ingrid, que l’on envoie régulièrement combattre des incendies dans des lieux reculés, a l’habitude des ours. Elle accélère le pas, suivie de Brad et de Frank, et saisit au passage des bâtons et des débris de bois.

Près de la plateforme d’observation, ils aperçoivent les deux corps ensanglantés. Mais la scène terrifiante sous la terrasse les laisse sans voix. Toujours vivant, Ray se débat faiblement. Son bras et son épaule sont entre les mâchoires de l’ours qui continue de griffer le corps déchiqueté et ensanglanté. Ingrid lance les morceaux de bois à la bête.

«Lâche-le!» hurle-t-elle en tapant du pied et en frappant la rampe du bâton. Elle n’a pas peur, mais sa colère cède à un sentiment d’impuissance devant cet ours qui reste indifférent à tous ses efforts.

Entre-temps, Frank et Brad repèrent un tronc d’arbre long et massif. Malgré le poids, ils réussissent à le faire basculer sur la rampe. S’en servant comme d’un bélier, ils le soulèvent à trois, sans pourtant arriver à repousser l’ours. C’est un fusil qu’il nous faudrait, se dit désespérément la secouriste. Et où est le gardien du parc? Comme s’il avait lu dans ses pensées, Brad lâche le tronc d’arbre.

«Je vais chercher le gardien», crie-t-il en s’éloignant en courant.

Malgré ses antécédents cardiaques, Frank, épuisé, continue à attaquer l’ours. Soudain, la bête change de position, serre la mâchoire autour du cou de Ray et le soulève dans les airs.

«Non!» hurle Ingrid, au désespoir.

Après une hésitation, l’ours lâche sa victime. Le visage évidé et le cou presque arraché, Ray est mort.

Ingrid se tourne alors vers les autres. Agenouillée près de Patti, elle prend son pouls. La femme est sans doute morte, mais sa formation de secouriste l’oblige à tenter une manœuvre de réanimation. Ingrid se met donc au travail. Soudain, Kelly gémit, et Frank se précipite à ses côtés.

Au même moment, l’ours pose une patte au bord de la terrasse, à quelques centimètres des pieds de l’enfant. Furieux, le septuagénaire se lève et, chaussé de ses bottes de randonnée, assène un violent coup de pied à l’animal. L’ours chancelle, mais loin de battre en retraite, il se dirige plutôt en contrebas vers la passerelle où des gens circulent encore. Frank revient s’occuper du garçon, qui tente de ramper vers Patti.

«Aidez ma mère », implore-t-il dans un murmure.
«Ne t’inquiète pas, veut le rassurer Frank. Nous allons tout faire pour la sauver. Il ne faut pas bouger. Respire lentement.»

Formé aux premiers secours, il sort un mouchoir de sa veste pour éponger le sang des entailles les plus profondes.

«Il faudrait des serviettes pour servir de compresses et deux autres paires de mains pour la réanimation cardio-respiratoire», dit Ingrid.

Comme en réponse à sa demande, plusieurs hommes arrivent par l’escalier. L’un a une serviette et connaît les manœuvres de RCR. Il aide Frank à panser les plaies du garçon. Un autre comprime la poitrine de Patti pendant qu’Ingrid pratique la respiration artificielle. L’ours a disparu.

«Mais où est le gardien?» se demande encore la secouriste.
«Il faut les envoyer à l’hôpital, décrète Frank d’un ton désespéré. Je vais chercher de l’aide.»

De nouveaux cris résonnent dans la forêt.

Sauvez-vous!

Arie Van der Velden, 28 ans, assistant de recherche à l’université de Calgary, se prélasse dans le bassin supérieur quand il entend l’agitation venant des bois. Il monte précipitamment sur la passerelle en compagnie d’autres baigneurs. Près de la bifurcation pour les jardins suspendus, quelqu’un crie :

«Il y a un ours ! Sauvez-vous!»

Tous font demi-tour et se mettent à courir, mais Arie glisse et tombe dans les buissons. L’ours le rattrape en quelques secondes et lui lacère le corps. Le jeune homme se débat de toutes ses forces, frappe du pied le museau de l’animal et essaie de lui arracher les oreilles ; rien ne semble pouvoir entamer la détermination de la bête. Arie ressent une vive douleur quand les griffes se plantent dans sa chair et que l’animal enfonce ses canines dans sa cuisse gauche.

Dave Webb, un homme d’affaires de 49 ans de Fairbanks, en Alaska, vient d’arriver dans le parc quand il voit apparaître un homme épuisé, du sang sur la tempe. « Il faut faire quelque chose. Il y a un ours, là-haut ! » halète Frank, qui décrit la situation. Dave hoche la tête et regagne en courant son autocaravane. Il en revient avec deux fusils, un Winchester .30-30 et un Remington .223.

«Vous savez vous servir d’un fusil? lance-t-il à un jeune homme tout près.
— Je sais me servir du .30-30», répond Duane Eggebroten, 27 ans. Les deux hommes chargent les armes et s’engagent sur la passerelle.

Duane arrive le premier. Il entend des grognements sourds sous la passerelle. L’ours a calé Arie contre une bûche pour le dévorer. Le tireur vise avec précision la base arrière de la tête et presse la détente. L’ours s’écroule. Duane sait que l’animal est mort, mais il presse tout de même deux autres fois la détente. Il n’y a pas de risque à prendre. Sur la plateforme, Ingrid continue à prodiguer les premiers soins à Patti et à son fils. En entendant les coups de feu, elle est submergée par la tension et la colère accumulées.

«Encore! a-​t-elle hurlé. Encore!»

L’horreur vient de prendre fin à Liard River Hot Springs.

Patti McConnell est morte dans l’après-midi. Grâce au courage de Ray Kitchen, d’Ingrid Bailey, de Frank Hedingham et des autres, Kelly McConnell et Arie Van der Velden ont survécu. Héliportés vers un hôpital, ils ont pu se remettre de leurs blessures. 

À Fort Nelson, le 22 août 1997, plus de 500 personnes se sont rassemblées pour honorer le courage de Ray Kitchen. Dans une lettre adressée à sa femme, Bill Clinton, alors président des États-Unis, a écrit : « L’héroïsme et l’abnégation dont votre mari a fait preuve en venant en aide à Patti et Kelly McConnell illustrent ce qui est noble et bon dans la nature humaine. 

En septembre 1998, Ray Kitchen s’est vu décerner à titre posthume l’Étoile du courage du Canada. Frank Hedingham, Kelly McConnell, Ingrid Bailey et Brad Westervelt ont également été décorés pour leur bravoure.
Après l’attaque de l’ours, BC Parks a fait ériger une clôture électrique de 2,5 m autour des installations pour protéger les visiteurs de la faune sauvage.

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Contenu original Selection du Reader’s Digest