Le cerveau, un outil sous-estimé pour le sens de l’orientation

Avez-vous tendance à vous perdre facilement? Nos téléphones aggravent-ils les choses? Découvrez comment notre cerveau nous aide à garder le cap, et comment améliorer vos capacités d’orientation.

Cerveau navigation: illustration d'une famille dans une forêt.Illustration de Holly Stapleton

Je connais plutôt bien les bois entourant notre chalet. Autour de nous, il y a plus de 40 hectares à explorer, traversés de pistes de cervidés et de lignes électriques, de ruisseaux et de vallées. J’ai arpenté ces terres toute ma vie. Or, quelle ne fut pas ma surprise lorsque je m’y suis perdue.

Par une fin d’après-midi clair et glacial de février 2022, mes deux filles, âgées respectivement de 9 et 12 ans, mon mari, Steve, et moi avons chaussé nos raquettes et pris la direction du nord-ouest depuis la maison. Alors que nous gravissions une longue pente graduelle, nous nous sommes arrêtés pour observer les pistes complexes de souris entre les arbres, pour identifier des lichens et des polypores, et pour ajuster les raquettes des filles lorsqu’elles se détachaient.

Les ombres s’allongeaient tandis que nous continuions de monter, escaladant des arbres tombés. La fatigue a commencé à prendre le pas sur l’enthousiasme. Au sommet de la colline, nous nous sommes retrouvés dans un bosquet de pruches, où nous avons découvert une aire de confinement de cerfs de Virginie sous les branches délicates. Quand ces animaux étaient-ils passés par là pour la dernière fois? Nous savions qu’il y avait des loups dans les environs, car nous avions découvert la carcasse d’un cerf tué quelques semaines auparavant.

Dans l’ombre du dense couvert forestier, nous commencions à avoir froid aux pieds et aux doigts. Nous avons décidé de rentrer – mais, plutôt que de rebrousser chemin, nous avons choisi de faire une boucle et de dévaler le versant escarpé de la colline. Je savais que le ruisseau qui mène à la vallée se trouvait quelque part devant. Nous avons donc poursuivi tout droit, sachant que le ruisseau nous guiderait jusqu’à la route, où notre progression serait plus facile.

Nous avons redescendu la colline, dans la lueur du crépuscule, sautant du haut des rochers dans l’épaisse couche de neige poudreuse avec nos larges raquettes, criant et riant. Nous avons ramassé des bâtons pour nous transformer en chevaliers Jedi et exploré notre itinéraire sur cette étrange planète glacée. Alors que le terrain s’aplanissait dans la vallée, j’ai ressenti le premier frisson du doute. Tout semblait plat, le sol était dissimulé par de profondes congères. Où était le ruisseau? Avions-nous dévié de notre trajectoire?

Une mauvaise surprise

J’ai sorti mon téléphone pour retrouver mes marques, mais au contact de l’air froid il s’est éteint dans ma main. Ce frisson de doute ressemblait maintenant à de la panique: je n’avais pas emporté de nourriture. Ni de lampe de poche. Personne ne savait que nous étions sortis. Et la nuit tombait. Nous allions mourir ici dans les bois au cours d’une randonnée d’après-midi.

«La plupart d’entre nous sont parfaitement sûrs de pouvoir retrouver notre chemin», affirme Colin Ellard, professeur de psychologie à l’université de Waterloo. Il me raconte qu’un garde forestier, qui s’était perdu dans les bois, était si certain de savoir où il se trouvait qu’il a décidé que sa boussole avait tort. «Il l’a donc détruite – fracassée contre un rocher – par frustration. Il pensait savoir où se trouvait le nord, mais la boussole lui indiquait une autre direction.» Aujourd’hui, conclut Colin Ellard, ce garde forestier emporte toujours deux boussoles avec lui.

Il existe une grande variation dans la capacité des êtres humains à se retrouver dans leur environnement, déclare Giuseppe Iaria, professeur de neurosciences cognitives, spécialisé dans l’orientation spatiale à l’université de Calgary. En fonction de divers facteurs, dont l’âge, le sexe et la génétique, le sens de l’orientation d’une personne varie considérablement.

Le cerveau et la navigation

La majorité d’entre nous est dans la moyenne en matière d’orientation: nous ne sommes pas exceptionnels, mais nous n’éprouvons pas non plus de grosses difficultés pour naviguer. «Si l’on prend 100 personnes, la plupart se trouveront dans une large fourchette considérée comme normale, explique le professeur. Certaines se repèrent rapidement dans leur environnement tandis que d’autres mettent entre cinq à dix fois plus longtemps pour s’y retrouver.» Un ou deux pour cent de la population ressent une profonde incapacité à trouver son chemin, même dans des environnements très familiers, comme le lieu de travail ou le voisinage, un trouble que les études en laboratoire de Giuseppe Iaria ont nommé désorientation topographique développementale ou DTD.

Dans les années 1970, des scientifiques ont étudié des rats pour tenter de comprendre comment notre cerveau se dirige et s’oriente. Ils ont observé que certaines cellules de l’hippocampe «s’allumaient» lorsque l’un des rats se trouvait dans certains lieux. Au cours du temps, l’idée que le cerveau puisse former une sorte de carte cognitive a gagné du terrain. Au cours des 50 dernières années, explique le professeur Iaria, nous avons découvert qu’il n’y a pas que ces «cellules de lieu», comme on les appelle, qui participent à former des cartes mentales en reconnaissant des endroits spécifiques. Il existe aussi des «cellules d’orientation de la tête» qui aident à l’orientation en se déclenchant lorsque vous regardez dans une direction plutôt que dans une autre; des «cellules frontières» qui aident à la reconnaissance spatiale et s’allument lorsque vous longez les limites d’un espace; et des «cellules de grille», qui se déclenchent à intervalles réguliers et génèrent une carte mentale semblable à une grille pour faciliter la perception spatiale.

Toutes ces cellules fonctionnent ensemble pour permettre aux animaux (y compris les humains) de comprendre où ils se trouvent. Des recherches récentes suggèrent également l’existence de «cellules du temps», qui nous aident à localiser nos souvenirs, non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps. «L’hippocampe semble être une chambre de compensation centralisée qui nous permet de comprendre où nous nous situons dans le monde, affirme Colin Ellard. Idéalement situé au centre de notre cerveau, il reçoit un nombre incalculable de données et participe à créer le récit du lieu où nous nous trouvons et de la façon dont nous y sommes parvenus.»

C’est donc là que la magie opère. Mais comment fonctionne-t-elle? La stratégie que nous utilisons le plus souvent pour nous orienter est la mémoire procédurale. Semblable à la mémoire musculaire, elle nous permet, par exemple, de conduire pour nous rendre au travail tout en écoutant la radio. Nous n’avons pas besoin d’y penser – nous sommes sur pilote automatique. «C’est un système qui permet au cerveau de suivre ce qui se passe sans s’épuiser et sans utiliser de fonctions cognitives supérieures», explique le professeur Iaria.

Imaginons, dans votre quartier, quatre lieux où vous devez vous rendre: votre maison, l’épicerie, la banque et l’arrêt d’autobus. Votre cerveau peut facilement se rappeler les itinéraires entre ces quatre points, car vous les avez parcourus des centaines de fois. Mais qu’en est-il des lieux que nous ne visitons qu’occasionnellement? C’est là que la carte cognitive entre en jeu. «Elle nous permet d’aller d’un lieu à un autre sans mettre trop de charge sur notre mémoire», précise Giuseppe Iaria.

La carte cognitive nous permet de connecter des lieux dans notre esprit pour former une compréhension spatiale de notre environnement. Et comme elle est dynamique, on peut toujours se diriger vers notre destination. Dans les bois, «la carte cognitive est ce qui vous sauvera la vie», soutient le professeur, et non pas suivre un sentier que vous empruntez depuis 20 ans. Lorsque vous comptez sur la mémoire procédurale, vous pouvez sortir dans le noir, mais si vous vous éloignez de ce sentier – si, par exemple, un arbre le bloque, ou que vous avez suivi des empreintes d’animaux intéressantes –, vous serez soudain incapable de retrouver votre chemin.

Une carte cognitive est plus fiable – et plus précise chaque fois que vous la parcourez. Mais ces cartes ne nous empêchent pas toujours de nous perdre, tempère Colin Ellard. «Souvent, elles n’ont qu’une vague ressemblance avec la réalité, de la même manière qu’une carte du métro est une carte géométrique simplifiée.»

Cerveau navigation: illustration d'une famille dans une forêt.Holly Stapleton

Trouver ses repères

Malheureusement, c’était le cas pour moi ce jour-là dans les bois. À mesure que nous gravissions la colline et nous éloignions de la maison, ma carte mentale devenait de plus en plus floue, comme si j’entrais dans la partie d’une antique carte d’explorateur indiquant «ici vivent des dragons». En terrain méconnu, je n’avais plus de mémoire procédurale ou de carte cognitive à laquelle me fier.

On pourrait croire qu’il n’est pas si difficile de garder une piste mentale de l’endroit où l’on se trouve, en se souvenant du chemin emprunté. Mais que l’on marche en forêt ou à flanc de montagne ou que l’on pilote un bateau dans le brouillard, garder le cap peut s’avérer difficile. Cela repose sur une compétence pour laquelle les humains ne sont pas très doués, selon Colin Ellard.

Appelée «intégration du chemin», elle donne aux animaux des renseignements sur la distance parcourue depuis un point de départ, en tenant compte de leur propre mouvement et en l’intégrant en fonction du temps. Le professeur Ellard affirme que l’intégration du chemin est très difficile, et qu’une fois que la représentation mentale du trajet parcouru est perdue, il est peu probable de la retrouver.

Si tel est le cas, sur quels autres outils pouvons-nous donc compter? Être attentif aux repères géographiques pour s’orienter est une autre stratégie recommandée par les spécialistes. «Dans un environnement urbain, il est plus facile d’identifier des repères, comme un Starbucks ou un «beau bâtiment rouge», explique Giuseppe Iaria.

Le défi, lorsque vous êtes en forêt ou à la montagne, est de trouver l’équivalent du beau bâtiment rouge. Comment? Les arbres paraissent peut-être identiques à première vue, mais une fois remarqués les détails qui distinguent un arbre, un rocher, une courbe de ruisseau des autres, vous pouvez les utiliser comme repères. Vous devez consciemment rechercher ces détails caractéristiques.

Ma famille et moi faisions attention aux détails autour de nous. Mais dès que nous avons décidé de dévaler la colline plutôt que de rebrousser chemin, nous avons laissé nos repères derrière nous et nous sommes engagés dans un nouveau paysage couvert de neige.

Et si mon téléphone avait fonctionné, j’aurais utilisé le GPS pour déterminer notre position. Mais il est possible que le GPS ait initialement contribué à ma situation (Le GPS fait d’ailleurs partie de ces 12 choses gratuites qu’on devait payer autrefois.).

Le téléphone intelligent, un bien pour un mal

C’est une béquille utile, qui m’a souvent aidée à retrouver mon chemin en ville et sur des routes de campagne. Avant l’avènement des téléphones intelligents, je repérais mon itinéraire sur une carte routière que je gardais dans ma boîte à gants et m’arrêtais en chemin pour vérifier ma progression ou demander des indications. Avec l’omniprésence du GPS sur nos téléphones, nos cerveaux sont-ils un peu rouillés? Voire devenus paresseux?

Si nous utilisons toujours un GPS lorsque nous nous rendons dans un lieu mal connu, «nous allons perdre une partie de ces compétences», confirme Giuseppe Iaria. Et ce, parce que le cerveau optimise en permanence.

De nombreuses études ont été menées sur l’hippocampe, dont les célèbres expériences sur les taxis londoniens, qui suivent une difficile formation en orientation pour se préparer à un examen rigoureux remontant à 1865 et joliment connu sous le nom de «The Knowledge» («le savoir»). L’étude a découvert que le fait de mémoriser le plan d’une ville et ses rues (sans GPS) semble renforcer le cerveau des chauffeurs, voire le modifier sur le plan physique.

«La mauvaise nouvelle, c’est que le cerveau n’aime pas gaspiller de ressources», explique le professeur Iaria. Si vous n’utilisez pas ces compétences importantes, les connexions qui soutiennent ce comportement disparaîtront. «Si vous ne vous en servez pas, vous les perdez, conclut-il. S’il y a une fonction cérébrale, elle est là pour une raison spécifique. Si cette fonction est inutilisée, elle sera réorganisée pour servir à autre chose.»

En conséquence, si nous utilisons constamment le GPS, nous ne conservons pas nos capacités de navigation. Ce sont les résultats d’une étude de l’Université McGill, menée par les chercheuses Louise Dahmani et Véronique Bohbot, qui ont découvert le fait suivant: plus les sujets utilisaient un GPS, plus leur mémoire spatiale régressait lorsqu’ils devaient s’orienter sans cette technologie. De plus, elles ont observé un déclin visible de la mémoire spatiale de ceux qui avaient utilisé un GPS sur une période de trois ans.

La navigation peut représenter un défi pour la plupart des gens, surtout à notre époque où nous voyageons vite et loin. Il n’y a donc pas de mal à s’aider de temps en temps en utilisant les applications et autres outils présents sur nos appareils. «J’en utilise un moi-même, admet le professeur Iaria. Mais je l’utilise de manière stratégique – pour éviter d’arriver en retard, ou si je n’ai pas besoin de savoir où se trouve ce lieu, car je n’y retournerai pas.»

D’un autre côté, il y a des moments où nous devrions entraîner notre sens de l’orientation sans cette béquille. «Si je me trouve dans une nouvelle ville et que j’ai le temps de l’explorer, je n’utilise pas de GPS», illustre le professeur. Son site internet gettinglost.ca propose des ressources et des vidéos pour les personnes vivant avec un DTD.

«Je peux utiliser une carte pour comprendre où se trouvent les choses, mais c’est là qu’il est important d’utiliser nos capacités cognitives», ajoute-t-il. Il conseille des stratégies comme explorer une zone d’environ un kilomètre carré, apprendre à distinguer des repères en chemin, puis étendre progressivement ses horizons. En explorant, vous apprenez à connecter les repères les uns aux autres.

Un repère trouvé

Cet après-midi-là, après que mon téléphone s’est éteint dans le froid, j’ai doucement avoué à Steve que je n’étais pas certaine de savoir où nous nous trouvions. Il m’a calmement assuré que tout irait bien si nous poursuivions dans cette direction. Nous avons donc continué de marcher – alors que je tentais de ne pas paniquer – et avons soudain aperçu la courbe de la route, légèrement plus éclairée là où la canopée s’écartait.

Tout s’est soudain remis en place. Mon cerveau a fait une connexion entre ma position actuelle et un lieu familier sur ma carte cognitive. J’ai reconnu l’endroit que nous avions traversé, et mes chemins se sont alignés, me permettant de retrouver ma route sans me sentir perdue. C’est une histoire un peu gênante à raconter, surtout parce que nous avons atteint la route presque en vue de la maison.

Mais cet embarras m’a enseigné une importante leçon: je vais apprendre à mieux imiter les souris dont nous avons suivi les empreintes dans la neige. J’ajouterai mes propres pistes croisées partout sur le sol de la forêt, connectant arbres et rochers dans mon esprit, pour construire une carte où aucun dragon ne pourra se cacher.

© 2022, Liann Bobechko. Extrait de “Off the Map,” Cottage Life (mai 2022), cottagelife.com

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