La longue marche de l’ourse polaire blanche

C’est un véritable miracle que les petits sans défense de cette femelle ours polaire survivent dans un environnement si hostile.

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La longue marche de Nanu, la femelle ours polaire.
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Nanu l’ourse blanche de neuf ans

Nanu, une ourse blanche de neuf ans, vit sur les plaines dénudées de la baie d’Hudson, au sud de Churchill, dans la province canadienne du Manitoba.

Sa tanière de près de deux mètres de diamètre a été creusée près d’un ruisseau et s’élève d’une cinquantaine de centimètres au-dessus du tunnel qui mène à l’extérieur. Chauffé par son corps et sa respiration, l’air s’élève dans la partie supérieure et se maintient juste sous le point de congélation. Pour ménager son énergie, l’ourse abaisse sa température corporelle légèrement sous la normale de 37°C.

La maman, qui n’a rien mangé depuis trois mois, arrive à nourrir ses petits et à maintenir son métabolisme au repos pour conserver l’énergie nécessaire à la prolongation de ce jeûne qui doit durer trois autres mois. Elle peut compter sur l’épaisse couche de graisse située sous l’épiderme et sur le sous-poil de cinq centimètres, qui, combiné aux poils de couverture longs et creux, agit comme isolant.

En décembre, dans un état d’animation suspendue, Nanu donne naissance à deux petits oursons duveteux aveugles, sourds et édentés qui font moins de un pour cent de sa taille et n’ont pour ainsi dire pas de graisse corporelle. Siu et King, les deux petits, sont immergés dans l’air chaud piégé dans la fourrure du ventre de Nanu. Avec 32% de gras, le lait maternel très riche ne fait pas que garder les nouveau-nés en vie, il leur permet de continuer à se développer quand la température extérieure tombe bien sous zéro alors que celle de leur mère reste au-dessus.

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Le développement des petits de Nanu la femelle ours polaire.
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Le développement des petits

À trois semaines, le fin duvet est remplacé par un sous-poil très dense auquel se mêlent les poils de jarre plus longs. À 25 jours, pour compléter l’isolation dont ils ont besoin pour bouger dans la tanière, des poils commencent à se former sur la plante de leurs petites pattes à cinq doigts.

Avant même que leurs yeux ne s’ouvrent le deuxième mois, ils apprennent à se déplacer en mobilisant leurs sens en développement sous la délicate surveillance de Nanu. Dans la tanière, ils commencent à différencier les textures, les odeurs, les sons et les rythmes. Les oreilles s’ouvrent le deuxième mois et les dents de lait apparaissent. Dès le troisième mois, ils peuvent se lever sur leurs pattes arrière en attendant d’apprendre à marcher.

De un kilo, les oursons passent à deux en janvier, puis de deux à quatre en février. En mars, ils pèsent environ 11 kilos et sont de plus en plus sensibles à leur environnement.

L’intimité soutenue entre les trois crée un lien familial fort qui les portera sur le chemin de la séparation et de l’indépendance, mais pas avant que les petits n’aient atteint deux ans.

À l’extérieur, l’air est sec et très froid. Les oursons perçoivent parfois la présence de renards blancs qui chassent le lemming, un petit mammifère qui survit sous la neige dans les prairies de la toundra. Un jour, surpris par le son perçant d’un hélicoptère qui dépose des pieux pour une concession minière, les oursons viennent se réfugier contre la poitrine de Nanu.

En mars, les incisives et les canines de la mâchoire inférieure percent; l’ouïe s’est par ailleurs bien développée. Ils entendent maintenant le renard marcher au-dessus de la tanière. Quand ils sautent et roulent en duo, ils s’expriment et émettent toutes sortes de petits cris.

Cette agitation tire Nanu de sa somnolence; elle gratte le givre qui s’accumule sur les parois de la tanière et dégage le conduit d’aération.

Après l’équinoxe de printemps, quand le soleil est visible pendant 12 heures, les journées s’allongent rapidement. Nanu voit ses petits pour la première fois. La famille devra bientôt se mettre en route vers la baie, située à 70 km.

Depuis la nuit des temps, c’est un long parcours d’incertitudes pour toutes les mamans ours. Rien n’est jamais assuré. Saura-t-elle affronter les menaces avec ses petits?

Fin mars, Nanu est complètement éveillée. Les oursons, ces petites boules de poils intrépides armées de griffes et de dents, sont prêts à découvrir le vaste monde, là où la tradition et le progrès entrent en conflit. Jusqu’à récemment, les changements – celui des traditions de chasse, des saisons, du temps, des conditions locales – se faisaient à un rythme raisonnable, ce qui permettait à la plupart des ursidés de s’adapter. Avec le dérèglement climatique qui s’est accéléré à l’ombre des «progrès» techniques, le changement est trop rapide pour que la flore et la faune puissent s’adapter. Nanu et ses petits vivent dans des conditions qui mettent à tout moment leur survie en péril.

Le saviez-vous: les ours polaires ne sont pas blancs! C’est l’un des faits incroyables qui sont pourtant bien vrais!

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Première sortie pour les petits de Nanu, la femelle ours polaire.
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Première sortie

Sous le soleil d’avril, les pattes de Nanu s’enfoncent dans la neige. À 250 kilos, elle est l’ombre d’elle-même. Les oursons font désormais le vingtième du poids de leur mère alors qu’ils pesaient 500 fois moins qu’elle à leur naissance. Ils pointent le museau hors de la tanière et la lumière du soleil sur la neige cristalline leur fait plisser les yeux. Étonnant, mais vrai: l’ours polaire est l’un des plus gros animaux et espèces vivantes au monde.

Nanu sort à son tour la tête et les épaules et hume l’air en balayant lentement l’horizon. Les membres engourdis, elle s’arrache de la tanière, se secoue vigoureusement et se redresse complètement pour la première fois depuis cinq mois. Elle gagne le dessus de la tanière et encourage ses petits à la suivre. Elle parcourt quelques dizaines de mètres vers l’arête caillouteuse, se lève pour regarder d’un côté, puis de l’autre. Elle observe au loin. Hume l’air. Elle sait d’instinct combien elle et ses petits sont vulnérables.

La première sortie ne dure pas plus d’une demi-heure. Au cours de la semaine suivante, Nanu et ses oursons s’aventurent du côté de l’arête, là où le vent a exposé les herbes alpines. Nanu broute pour soulager sa faim et relancer son système digestif.

Ces sorties des premiers jours renforcent et tonifient la musculature des petits en préparation du voyage qu’ils doivent entreprendre. Il s’agit aussi pour Nanu de se remettre en condition pour la longue marche jusqu’à la baie.

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Les ours polaires se mettent en marche.
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Il est temps de bouger

Dix jours se sont écoulés depuis que Nanu a ouvert la tanière; le vent transporte un parfum de mer, particulièrement quand il vient de l’est. Les ours se mettent en marche, trois silhouettes se découpent sur le soleil de plus en plus fort, les petits jouant entre les pattes de Nanu, s’éloignant parfois, mais vite rappelés à l’ordre.

Le chemin qu’ils suivent est en de nombreux points semblable à celui que Nanu a jadis emprunté avec sa mère il y a près de neuf ans. Ils franchissent rapidement une suite d’arêtes, chacune un peu plus basse que la précédente.

Quand ils ne marchent pas ou que Nanu les allaite, les oursons dorment. Ils jouent moins. À chaque respiration, leurs poumons en développement absorbent la nouveauté, renforcent leur conscience corporelle de l’environnement. Au fur et à mesure que la journée avance, le soleil qui était devant eux passe derrière. Pour Nanu, ces impressions familières habitent ses souvenirs comme la mélodie d’un air connu.

King ne retournera sans doute jamais aussi loin à l’intérieur des terres. Il hibernera dans une tanière, comme tous les mâles. Mais Siu y reviendra, refera le trajet à l’envers comme si elle le connaissait par cœur grâce à ce que ses sens auront retenu – la vue des épicéas nains sur les crêtes de plage, le parfum discret du diesel laissé par les trains qui relient les villes de The Pas et Churchill, l’odeur âcre des tanières de renard – pour retrouver la trace qu’ils dessinent aujourd’hui dans la neige.

Nanu s’arrête brusquement, les muscles de son corps tendus. Les oursons s’immobilisent à ses côtés. Elle hume l’air et émet un grognement aigu d’une intensité nouvelle pour les petits. Elle se dresse sur ses pattes et renifle dans une direction, puis dans l’autre et une autre encore avant de s’attarder plus longuement. Au loin, trois loups gris avancent contre le vent.

Elle encourage ses oursons à rester tout près et se redresse de manière à être vue des loups. Elle s’élance alors à pas vigoureux dans leur direction, se remet à quatre pattes et continue à marcher, les petits derrière elle. Portée par un mélange de peur, de prudence et de courage maternels, Nanu se fait menace à son tour.

Elle se redresse avec la confiance que lui confère sa taille imposante. Cette fois, les loups s’immobilisent, la regardent, puis détournent la tête. Ils font demi-tour et déguerpissent à grandes foulées. La menace a disparu, pour l’instant du moins.

À cet âge, les oursons ne savent pas encore courir. Nanu ne les laissera jamais seuls, sauf si elle doit se battre pour les défendre. Pour les protéger, il n’y a pas d’autre choix que de les encourager à écouter et à rester à ses côtés.

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Le monde périlleux des mâles adultes ours polaires.
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Le monde périlleux des mâles adultes

Au sixième jour, ils atteignent une arête. Sur le dos de leur mère, les oursons hument l’air et perçoivent quelque chose de différent. Pour la première fois, Siu et King sentent l’odeur de la glace boueuse sur les estrans de la baie d’Hudson. Aux odeurs familières s’ajoutent celle du mazout portée par les marées, et celle, âcre, des déchets de plastique flottants ramenés par la lente rotation des eaux de la baie d’Hudson.

Sur la plage, Nanu se met à courir, puis s’arrête, roule sur le dos les pattes en l’air avec ses petits qui lui grimpent dessus. Elle se relève, se secoue et traîne le museau sur une fissure dans la glace. Elle disparaît un moment dans l’ouverture et en ressort avec un long serpent d’algues brunes gorgées d’alginates et de fibres qui vont remplir son système digestif et le préparer pour le repas à venir. Les petits s’en lassent rapidement et se fraient plutôt un chemin dans la fourrure de leur mère pour téter.

Le groupe poursuit sa marche sur la glace. Nanu s’arrête, renifle et se dresse sur ses pattes arrière plus souvent que sur la terre ferme. L’ourse blanche et ses petits entrent dans le monde périlleux des mâles adultes.

L’ours mâle constitue la menace suprême. Quand il ne s’attaque pas à un trio comme celui-ci pour s’alimenter en période de disette, il tue les oursons pour provoquer un œstrus chez la femelle. Nanu a beau être affamée, elle reste sans cesse sur ses gardes.

Le cinéaste des profondeurs océaniques Mario Cyr a rencontré des ours polaires: il nous offre des images spectaculaires 20 mille lieues sous les glaces.

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La chasse sur la glace de l'ours polaire.
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Chasse sur la glace

L’appel d’un corbeau et les cris stridents d’un goéland bourgmestre attirent son attention. Au loin, sur une crête de pression, elle distingue ce qu’il reste d’un bébé phoque annelé. Un autre ours a abandonné un peu de peau et de fourrure dont Nanu se nourrit tout en continuant à marcher le long de la fissure. Soudain elle s’arrête. Elle a repéré un aglu, un trou dans la glace qui permet au phoque de respirer.

Nanu repousse Siu et King à quelques mètres et, à force de gestes, de halètements sourds et d’encouragements discrets, réussit à les faire s’allonger, immobiles. Elle revient vers l’aglu et se prépare à tuer.

Avec une précision et un soin que pourraient faire mentir la taille et la force de ses pattes, elle dégage la neige qui recouvre la fine couche de glace à l’intérieur de la tanière.

King va s’endormir, mais Siu rejoint sa mère. Nanu la ramène contre elle, puis, assise, les pattes de derrière posées sur ce qui semble être le sommet du dôme de l’aglu, elle se raidit. Siu s’assoit à son tour.

Nanu entend le miaulement discret d’un bébé dans la tanière. Elle espère mieux comme repas. Une bouffée d’air condensé monte du trou de respiration, suivi du son creux de l’eau. La maman phoque rampe hors de l’eau pour venir nourrir le bébé dans la tanière.

En un mouvement précis, Nanu se redresse, les pattes de devant en position et plonge dans l’aglu. À la grande surprise de Siu, sa mère refait surface avec un phoque de quatre fois la taille de l’ourson.

Nanu maintient la pression sur la tête fragile du phoque restée entre ses dents. Quand la bête cesse de bouger, elle déchire la fourrure grise argentée et arrache le lard qui lui fait tant envie. En un rien de temps, les oursons attaquent la carcasse. La vie sur la banquise vient de commencer.

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Tiré de Ice Walker: A Polar Bear’s Journey Through the Fragile Arctic par James Raffan ©2020 James Raffan. Avec l’autorisation de Simon & Schuster Canada.

Contenu original Readers Digest International Edition

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