Noël d’antan

Tapi sous la neige, comme mon village était beau et tranquille en ce 23 décembre 1949. Seuls les grelots des carrioles venaient rompre le silence. Maman m’avait appris à reconnaître à leur timbre les différents attelages : celui de la jument du postillon ou celui du poulain du boucher par exemple. Et comme j’étais heureux : je venais d’arriver à Beaupré, mon village, pour y passer les Fêtes. J’avais 13 ans. Encabané depuis quatre mois dans un pensionnat, et sevré de plaisirs et de tendresse, je n’en pouvais plus d’être éloigné de la maison paternelle et de ma famille.

Noël d'antan

Je retrouvai rapidement le sentiment euphorique de sécurité une fois dans la maison. Maman s’affairait aux fourneaux avec ma sœur aînée Éliane : le fumet des tourtières et de la dinde se disputait les odeurs délicates des beignes et des gâteaux. Quelques jours auparavant, maman avait pris le train de 7 h du matin avec Éliane pour aller acheter les étrennes à Québec. Avec peu de moyens, maman réussissait quand même à trouver le cadeau qui convenait le mieux à chacun de ses huit enfants. Elle revenait le soir même, fourbue, mais heureuse de son butin qu’elle cachait sous son lit.

Derrière le poêle à bois qui ronronnait par sa petite porte ouverte, je voyais nos bas de Noël accrochés à une barre de fer. Je demandai à maman pourquoi l’un d’eux était plus gros que les autres. « C’est pour Jack », répondit-elle. Un gros os avec beaucoup de viande pour notre petit chien. « Lui aussi a le droit de fêter », ajouta-t-elle. J’étais surtout heureux de retrouver mon frère Pierre avec qui j’avais fait dans mon enfance tous les coups possibles et pendables. Lui et moi étions comme des frères siamois et on s’aimait tendrement. Autant j’étais fragile et peureux, autant il était brave et intrépide. À 12 ans, il ne reculait devant personne et, plus tard, il allait devenir le meilleur bagarreur du village. On avait bien hâte de voir quel cadeau on aurait. On essayait de deviner, mais comme maman avait déclaré au début de décembre que le père Noël était pauvre cette année, on ne se faisait pas trop d’illusions.

La veille de Noël, le 24 décembre, la neige commença à tomber au matin. C’était beau. Comme il n’y avait pas de chasse-neige en ce temps-là, celle-ci s’accumulait et le village ressemblait à un gigantesque banc de neige.

Maman nous demanda plus tard de mettre nos plus beaux atours pour assister à la messe de minuit. Vers 23 h 30, tous les villageois s’entassèrent dans l’église située en face de notre maison. Les chants étaient beaux et touchants. Le point fort de la messe était le « Minuit, chrétiens ». Après la messe, ce fut le déballage des cadeaux. Mon père, qui trônait près du sapin, était fier de jouer le rôle de père Noël. Jean, mon frère aîné, reçut en cadeau une chemise et des bas. Quand ce fut mon tour, j’essayai d’avoir une bonne contenance, mais j’étais fébrile. « Un gros cadeau du père Noël pour Christian », dit papa. J’attendis que Pierre ait reçu le sien pour ouvrir le mien. On se regardait – maman Rosalie connaissait bien nos goûts, nos attentes : chacun une paire de mocassins en belle peau de chevreuil. Un cadeau merveilleux !

Le matin de Noël, Pierre et moi, nous sortîmes tôt pour étrenner nos mocassins. La neige crissait sous nos pas. Nous étions fiers de les porter et nous avions l’impression qu’ils étaient doublés de semelles de vent et qu’ils nous emporteraient aussi loin que nos rêves. Nous nous acheminâmes lentement vers la patinoire du collège dont les haut-parleurs diffusaient des valses de Strauss. Ces airs étaient si entraînants qu’ils semblaient vouloir faire valser tout le village. L’air était vif et comme il avait beaucoup neigé, nos mocassins s’enfonçaient dans la neige. Nous nous sentions forts et jeunes. La jeunesse du village venait se réchauffer et placoter autour du poêle de la patinoire. On voyait des voisins essayer les patins qu’ils avaient reçus en cadeau la veille.

Le monde moderne a banalisé les loisirs, les festivités et les cadeaux. Nos petits-enfants sont saturés de cadeaux. Une fois un bien acquis, on en veut un autre. Un plus performant, plus récent. Je suis d’une époque où l’on se contentait de peu et l’on savait s’amuser à peu de frais. Aussi, avant qu’il n’y ait plus de témoins pour raconter la simplicité et le bonheur des fêtes d’antan, je veux accrocher mon grelot au traîneau de la mémoire.

Ainsi, je me souviens que tout petit, mon père avait loué pour le jour de l’an une carriole tirée par des chevaux. La fête avait lieu à Saint-Joachim, un village voisin de Beaupré, chez mon parrain Antonio. On était partis à la brunante en pleine tempête de neige. Assis au fond de la carriole, emmitouflés de chaudes fourrures, avec mes frères et mes sœurs, on chantait et riait comme des fous. Papa avait l’air plus joyeux que d’habitude : peut-être avait-il pris un p’tit coup !

Chez mon parrain, l’air craquait de rires et de musique. Quelqu’un jouait du violon et un autre du piano. Il y avait beaucoup de monde : des cousins, des cousines, des voisins, des oncles et des tantes. Plusieurs dansaient.

Il fallait que toute cette force et cette énergie accumulées au cours des grands travaux de la ferme ou du bûchage se dépensent dans des gestes spontanés et libérateurs. Papa avait amené son accordéon. J’entends encore dans ma tête les reels qu’il jouait. Ces airs débobinent en moi des séquences de joie, de tendresse. Des fois, ses reels ressemblaient à des fugues de Bach. Maman m’a raconté un jour que mon père l’avait séduite lors d’une soirée avec son accordéon, son physique costaud de marin et son air guilleret.

Le jour de l’an au matin, selon la coutume, maman demandait à papa de nous bénir. Nous nous rendions au salon où, près d’un sapin scintillant de promesses et d’espoirs pour le nouvel an, nous nous agenouillions. Noble et simple, mais conscient de la grandeur de ce rite, papa nous bénissait lentement. Nous étions tous émus, surtout maman qui versait quelques larmes.

Plus tard, après la messe, mes oncles et mes tantes venaient nous rendre visite. Pour l’occasion, maman leur servait sur un plateau d’argent un verre de St-Georges. J’étais impressionné par la haute stature et l’imposant physique de mes oncles danois. Ils étaient peu expressifs, mais ils semblaient beaucoup respecter mon père. C’était aussi pour Pierre et moi une occasion unique de déguster un bon soda au gingembre et de jaser avec nos cousins.

Les gens trimaient dur à l’époque et les divertissements étaient rares. Le temps des fêtes était pour eux une trêve sacrée et un intermède fabuleux de festivités et de fraternité.

Pour moi, le vrai cadeau de Noël, c’était la présence et l’amour de mes parents et de mes sœurs et frères. Réunis autour d’une table ou du piano, nous étions heureux d’être ensemble. Nous nous regardions parfois émerveillés de ce simple bonheur. Nous chantions tour à tour, nous nous racontions des histoires et nous constations sans nous le dire que le vrai bonheur coûte peu.

Depuis lors, j’ai essayé de préserver dans mon existence la simplicité de ce style de vie et ce précieux héritage de coutumes et de traditions.

Dessin: Lucca Starnino