Les liens du cœur

Robin Borrowman fouille dans son sac et en retire un stéthoscope. Sylvia Tuma ne l’a pas remarquée car elle lui tournait le dos pour se lever de table. Mais la chose n’a pas échappé à Gladys, sa mère, qui, attrapant sa fille par le bras, la fait pivoter.

Depuis la transplantation, les deux familles se rencontrent pour la première fois. Elles ont passé toute la matinée dans un restaurant de Disney World et ne se résignent pas à se séparer. Les Borrowman doivent pren­dre l’avion pour Perth, en Ontario,­ plus tard dans la journée, et les serveurs commencent à dresser les tables pour le repas de midi. Il est temps de partir.

L’apparition du stéthoscope était inattendue. Sylvia et Gladys y avaient pensé, mais craignaient d’être déplacées. Et voilà qu’on leur tendait le simple instrument qui permettrait à Sylvia d’entendre le cœur de sa fille battre dans le corps d’une autre enfant.

Robin remet le stéthoscope à ­Sylvia et pose Phoenix, sa fillette de trois ans, sur ses genoux. Sylvia place les embouts dans ses oreilles, dépose délicatement le pavillon sur la poitrine de Phoenix, puis retient son souffle et ferme les yeux. Lui parviennent alors les doux battements du petit cœur de Natalia.

La plupart des parents qui donnent les organes de leur enfant ne savent jamais qui les a reçus. En Ontario, il est interdit de révéler le nom des donneurs et receveurs, ce qui préserve l’anonymat des premiers et épargne aux seconds le sentiment de dette. Mais internet donne l’occasion de parcourir les médias sociaux à la recherche de renseignements sur des accidents et transplantations, comme l’ont fait ces deux ­familles. La démarche est risquée, car elle expose ceux qui la tentent à une déception, mais elle peut aussi leur apporter un peu de réconfort.

L’histoire de Phoenix et Natalia est avant tout celle de liens familiaux. Science, spiritualité, innovation, culpabilité, amertume, reproche et pardon s’y entremêlent. Ce récit, qui dépasse l’entendement, est le portrait d’une enfant qu’on croyait perdue et qui a été mystérieusement retrouvée. C’est aussi l’histoire de deux mères qui ne devaient pas se connaître et qui sont aujourd’hui liées d’une manière si singulière que les mots manquent pour la décrire.

Six mois après cette première rencontre en Floride, Sylvia et sa famille, qui vivent en banlieue de Miami, sont en visite au Canada. Ils sont au Wheelers Pancake House and Sugar Camp, à une heure au sud-ouest d’Ottawa. Phoenix, maintenant âgée de quatre ans, et son frère et sa sœur aînés jouent dehors avec Alanis, 13 ans, une filleule et cousine de Sylvia. Bianca Tuma, une fillette de deux ans née 15 mois après la mort de Natalia, colorie à l’intérieur sous la surveillance des adultes. Bianca ressemble beaucoup à sa sœur décédée.

Les Borrowman ont invité Sylvia et sa parenté à passer la fête du Canada à Perth. Ils doivent visiter Canada’s Wonderland et le SickKids, l’hôpital torontois où la greffe cardiaque a eu lieu il y a quatre ans. Il fallait que Gladys et Alanis soient du voyage, car elles étaient présentes lors du décès de Natalia. La fillette aux yeux bruns et aux cheveux bouclés s’est noyée dans une piscine le 9 août 2009, pendant des vacances en famille dans l’île de Marco, à deux heures de route de Miami. Elle avait deux ans. Elle avait passé la nuit précédente dans le lit de ses parents et avait tellement remué qu’ils avaient à peine fermé l’œil. À son réveil, à 7h30, Sylvia avait demandé à sa mère et à sa tante Irene de surveiller la petite pour qu’elle puisse dormir un peu.

Personne n’a vu Natalia s’approcher de la piscine. La famille pense qu’elle a dû passer par une salle de bains dont une porte donnait sur la terrasse. Irene l’a sortie de l’eau, Gladys, qui est infirmière, a essayé de la ranimer jusqu’à l’arrivée de l’ambulance. À l’hôpital local, son cœur s’est remis à battre, et elle a été transportée à l’hôpital pour enfants de Miami, où on l’a placée sous assistance respiratoire.

Au terme du deuxième jour d’hospitalisation, Sylvia savait que Natalia ne se réveillerait plus. Malgré la méfiance de sa belle-famille, elle avait parlé aux médecins de don d’organes. Des années auparavant, sa grand-mère avait été sauvée par une greffe du foie. Il y avait peut-être une leçon de générosité à tirer de cette tragédie.

À quelque 2 500 kilomètres de là, à Toronto, une enfant de quatre mois, Phoenix, gisait au SickKids, branchée sur une encombrante et spectaculaire machine qui simule la fonction cardiaque: un cœur artificiel de type Berlin Heart. Elle l’avait été plus de trois semaines auparavant quand on avait diagnostiqué sa cardiomyopathie dilatée: son cœur, devenu trop gros, ne fonctionnait plus qu’à une fraction de sa capacité. Les traitements médicamenteux étaient restés sans effet. Phoenix dépérissait. On lui cherchait fébrilement un nouveau cœur.

L’attente était intolérable. Les Borrowman ont séjourné un temps à l’hôtel avant de trouver un appartement par l’entremise de la fondation David Foster, une association à but non lucratif qui aide financièrement les familles des candidats en attente d’une transplantation. Adrian faisait la navette entre Toronto et Perth pour s’occuper de son magasin de meubles. Robin et lui craignaient de négliger leurs deux aînés, Isaiah et Alliyah, et les faisaient venir le plus souvent possible. Ils priaient pour que Phoenix ne meure pas avant qu’un cœur compatible n’ait été trouvé. Ils devaient espérer qu’elle passe avant tous les autres enfants aussi malades qu’elle, même si cela leur semblait injuste. Et ils s’efforçaient de ne pas penser que ce bonheur leur serait accordé au prix du deuil d’une autre famille.

En décidant de donner les organes de Natalia, Sylvia a déclenché une recherche complexe au sein des douzaines d’agences qui fournissent des organes aux hôpitaux nord-américains. Après avoir accepté le cœur de l’enfant, le réseau Trillium pour le don de vie, un organisme ontarien qui gère les dons et greffes d’organes, organise le transfert. Les équipes de prélèvement arrivent à l’hôpital de Miami vers midi. De la grosseur d’une prune, le cœur, l’organe qui se conserve le moins longtemps (environ six heures de l’interruption de l’irrigation sanguine à la greffe), est arrêté par injection d’une solution cardioplégique et extrait de la poitrine. Il est ensuite déposé dans un contenant stérile, lui-même glissé dans une glacière, puis transporté à l’aéroport. Il y arrive au moment où, à Toronto, les chirurgiens débranchent le cœur artificiel pour préparer Phoenix à l’intervention.

L’opération est déjà très délicate, mais il faut en outre penser à la gestion de la compatibilité sanguine. Or le sang de Natalia est de type B, celui de Phoenix de type O. Fort heureusement cependant, les tout-petits étant immunologiquement immatures, leur corps peut accepter un organe incompatible. Et le SickKids est un pionnier de la transplantation cardiaque ABO incompatible chez le nourrisson; il a élaboré la technique au cours des années 1990 et a effectué 52 greffes de ce genre depuis, plus que tout autre établissement dans le monde. Le cœur des bébés est remarquablement résistant, car il n’a pas encore subi les avanies de la vie adulte: cholestérol, sel, tabagisme, sédentarité. Soixante-dix pour cent des nourrissons greffés sont encore vivants 20 ans après. «C’est gratifiant, avoue la cardio­logue Anne Dipchand qui a participé à presque 300 transplantations depuis son entrée au SickKids en 1998. Certains de ces jeunes nous envoient à présent les photos de leur remise de diplôme. L’un d’eux m’a invitée à son mariage.»

Quatre mois après le succès de la greffe, Robin peinait sur une lettre qu’elle tentait d’écrire à la famille du donneur quand elle en a reçu une.

Les familles des donneurs et receveurs peuvent s’écrire anonymement par l’entremise des banques d’organes, qui suppriment tout détail susceptible de les identifier. En général, c’est celle du receveur qui amorce la correspondance, pour exprimer sa gratitude, mais Sylvia a pris l’initiative par curiosité.

Sa lettre décrivant la noyade est directe et belle. Robin y puise le courage d’écrire à son tour. Les deux mères correspondent pendant quelque temps, et à la longue des indices échappent à la censure.

Ayant déniché en ligne des articles sur la noyade de Natalia, Robin devine qu’elle a trouvé la donneuse en voyant la date. Elle imprime les récits et les met de côté pour les montrer à Phoenix un jour. De son côté, Sylvia a momentanément cessé de chercher à identifier le receveur du cœur de sa fille quand sa mère, Gladys, l’appelle en fin de soirée.

«Nous l’avons trouvée! C’est une petite fille. Elle s’appelle Phoenix. Je l’ai sous les yeux.» Une collègue a retracé Phoenix à partir des dates et de la couverture de presse. Ce que Gladys regarde, c’est une vidéo de la famille Borrowman mise en ligne par la fondation David Foster. Sylvia cherche l’adresse postale de Robin et lui écrit directement.

Sylvia, Phoenix et Robin

Les deux femmes se téléphonent et s’échangent des courriels pendant un an avant d’organiser le rendez-vous de janvier 2013 à Disney World. «Cette rencontre avec les Borrowman a été l’expérience la plus intense de ma vie, affirme Sylvia. Aussi forte qu’un accouchement.» Robin est tout heureuse que Phoenix puisse apprendre la vérité sur sa greffe; elle espère que cela conjurera la culpabilité du survivant. Elle est également soulagée de voir que Natalia venait d’une famille aimante.

«Quand j’ai reçu cette lettre décrivant tout l’amour dont Natalia avait été entourée…» Elle s’interrompt et fixe Sylvia, les yeux remplis de larmes. «C’est le cœur, nous l’associons à l’amour, et elle était tellement aimée.»

On s’attendrait à ce que ces mots attristent Sylvia, mais non. Les Borrowman ne sont pas responsables de l’accident de Natalia, explique-t-elle. Au contraire, ils ont permis à sa famille de combler un vide en lui faisant partager les progrès de Phoenix. Natalia aura eu une raison d’exister, par-delà sa courte vie. Les deux familles ont l’intention de se voir tous les ans et, entre-temps, d’échanger des photos et de communiquer par courriel et téléphone.

De retour au bungalow des Borrowman à Perth, tout le monde s’affaire à préparer un barbecue. Molly Ellard, la mère de Robin, arrive. Des amis se présentent, ravis de connaître enfin Sylvia. Dans la cuisine, Gladys fait une salade de macaronis. «Quand Robin m’a appris qu’il y aurait 14 ou 15 convives, j’ai dit: il nous faut plus de nourriture!» Molly et elle sont devenues de bonnes amies; les deux grands-mères préparent un voyage en Floride l’hiver prochain. «Cette famille fait partie de notre parenté, dit Gladys en coupant du céleri. Elle a reçu le cœur de Natalia, c’est comme ça que nous l’avons connue, mais ça va plus loin à présent. Elle compte beaucoup pour nous.»

Pendant que les adultes bavardent et préparent le repas, les enfants jouent à Just Dance sur Xbox dans le séjour. Molly entre dans la danse et retourne dans la cuisine les bras en l’air: «J’ai gagné, j’ai battu Isaiah!» Phoenix fait un peu de fièvre et a vomi plus tôt dans la journée, mais elle ne veut pas rater la fête et regarde sagement les autres se démener, assise sur les genoux d’Alanis, la cousine de Sylvia qui la câline comme le ferait une grande sœur. Les greffés sont plus vulnérables aux infections – Phoenix a fait une douzaine de pneumonies – les médicaments qui empêchent leur organisme de rejeter l’organe étranger affaiblissent leur immunité naturelle. Les Borrowman se ruaient à l’hôpital au moindre éternuement, mais ce soir, ils sont sereinement vigilants. Ils se sont habitués à la fragilité de la vie. Sur un mur, une photo montre la famille réunie lors d’une activité de financement de la fondation David Foster, quand Phoenix avait environ un an. Ce soir-là, Mohammed Ali, l’un des piliers de la fondation, l’a embrassée sur le front et, dit la famille à la blague, a fait d’elle une battante.

La souffrance vous change. Sylvia dit qu’elle vous rend amer ou meilleur. Tant les Borrowman que les Tuma ont éprouvé du ressentiment – même le frère et la sœur de Phoenix. Ils l’ont surmonté, et c’est sans doute ce qui leur permet d’être si naturels les uns avec les autres. Ils savent qu’un rien peut leur arracher ceux qu’ils aiment du jour au lendemain, alors ils s’expriment sans fard et ils s’embrassent souvent. De tous les cadeaux que Natalia a faits sans le savoir, celui-là est peut-être le plus durable.