Femme de monde

«Mon intérêt premier, c’est la fibre humaine!» confie Sophie Thibault

Femme de monde

Enfant, Sophie Thibault avait un rêve: ne jamais devenir journaliste! Il faut dire que les années 1970 frappaient fort: le FLQ menaçait, les bombes sautaient, et son père, Marc Thibault, directeur de l’information à Radio-Canada, rentrait le soir sous haute protection. Quand il rentrait… Soit qu’il devait aller défendre sa salle de nouvelles à Ottawa, qui ne voyait dans les bureaux de Montréal qu’un repaire de séparatistes, soit que le métier le prenait trop, tout simplement. Au grand malheur de Sophie, qui voyait alors dans le journalisme un bien vilain métier, un voleur de papa, bref, une voie à éviter… «De toute façon, j’étais d’une timidité maladive, dit-elle. Avoir des relations avec plus d’une personne à la fois me paralysait.»

Mais la vie a parfois d’étranges desseins: en mai 2002, Sophie Thibault a pris les commandes du TVA 22 heures, devenant la première femme en Amérique du Nord à occuper le poste de chef d’antenne d’un grand bulletin de nouvelles. Tous les soirs, depuis lors, elle s’adresse à plus de 600000 personnes – un public qui compte sur elle pour livrer le meilleur de l’info et de son analyse. Entre-temps, après un bref intermède en psychologie, Sophie Thibault a pratiqué le journalisme de terrain pendant une bonne dizaine d’années, redécouvrant un métier qu’en fin de compte elle avait dans le sang! «Je suis entrée en journalisme parce que je voulais aller chercher la vérité. Je voulais aller vers les gens, leur expliquer le monde.» Elle le fait depuis sans jamais déroger à ces deux principes que lui a inculqués son père: honnêteté et objectivité.

Hervé Juste: Trôner au sommet de notre palmarès de la confiance, ça vous impressionne?

Sophie Thibault: Ça fait chaud au cœur, mais c’est une lourde responsabilité: la confiance se gagne progressivement dans ce métier, au fil des années. Un chef d’antenne, c’est comme une bonne bouteille de vin: il lui faut le temps de vieillir pour faire ses preuves! C’est une surprise aussi dans la mesure où, dans les sondages sur la confiance, les gens des médias se retrouvent souvent en fond de classement, entre politiciens et avocats! Faut croire que les temps changent. Tant mieux pour nous.

H.J.: Les médias sont-ils plus que jamais un quatrième pouvoir?

S.T.: Oui, et ce changement de perception n’est peut-être pas étranger à l’actualité des derniers mois. Les journalistes sont devenus des gardiens de l’éthique, de la moralité en affaires publiques. Personne n’est épargné: les municipalités, les grands argentiers des partis politiques, les grandes entreprises, les gouvernements, les syndicats… L’opposition, la police, tous admettent que nous faisons un boulot indispensable. Et la pression populaire est grande pour que nous continuions dans ce sens. Au Québec, le mot éthique est maintenant sur toutes les lèvres!

H.J.: Dans la pyramide de la confiance, les chefs d’antenne semblent occuper une place à part.

S.T.: Nous sommes là tous les soirs; une bonne partie du Québec nous regarde. Par la force des choses, on accompagne les Québécois dans leur quotidien, à travers les événements marquants de l’actualité, que ce soit la mort d’un pape, un attentat terroriste, les élections ou le triomphe d’un artiste de chez nous. C’est une sacrée responsabilité: le droit à l’erreur n’existe pas. Les chefs d’antenne sont perçus comme les capitaines du navire. Mais j’aurais envie de dire: sans l’équipage, que serions-nous? Ce qui tisse la toile de cette confiance, c’est le travail acharné et rigoureux de nos reporters.

H.J.: A quoi est dû ce réveil des médias?

S.T.: Il y a plusieurs facteurs. La nécessité de s’améliorer au quotidien, de produire le meilleur bulletin possible. Mais aussi, sans doute, la féroce concurrence que se livrent les grands réseaux. Leur volonté de se démarquer stimule cette quête… pour le plus grand bonheur du public et des journalistes, à qui on donne du temps pour travailler, pour fouiller.

H.J.: Et les gens vous parlent aussi plus facilement, non?

S.T.: Tout à fait. Et là, il faut dire que les médias sociaux ont complètement bouleversé la donne: le «journaliste citoyen» est partout! Ce sont des milliers de sources au bout du clavier. Tout cela modifie considérablement notre relation avec le public. Je suis sur Twitter, sur Facebook, et je reçois des infos pendant mon bulletin, qu’on diffuse parfois après les avoir vérifiées.

Un soir, par exemple, j’ai vu une alerte AMBER, concernant une disparition d’enfant, sur le fil Twitter, pendant le bulletin. Nous avons diffusé la nouvelle, alerté les téléspectateurs, et l’histoire s’est bien terminée. Les plaintes, aussi, commencent à affluer en direct. J’y réponds durant les pauses.

H.J.: Même aux insultes?

S.T.: Aussi aux insultes. Vous seriez étonné de lire certains courriels vitrioliques! Je ne peux laisser passer ni la grossièreté ni l’ignorance. Et il faut parfois rectifier les faits… ou les perceptions erronées.

H.J.: La confiance des téléspectateurs, c’est aussi une question d’attachement?

S.T.: Je crois que c’est particulier au Québec. Les gens nous suivent de près, nous connaissent, partagent nos joies et nos peines. Après tout, on entre chez eux tous les soirs sans frapper! Quand le fils de Pierre Bruneau est emporté par la leucémie, le Québec le pleure. Quand je perds mes parents, les gens m’arrêtent dans la rue pour me témoigner leur sympathie… Il est rare que j’aille quelque part sans être reconnue… sauf dans l’ouest de l’île. On me dit souvent que ma voix est rassurante, que mon calme fait que certaines mauvaises nouvelles sont plus digestes.

H.J.: Beaucoup de gens soupçonnent les journalistes de manquer d’indépendance envers le média qui les emploie. Des soupçons fondés?

S.T.: Au quotidien, notre objectivité et notre neutralité sont non négociables. Si je n’ai pas pu répondre à certaines de vos questions lors de cette entrevue, c’est parce qu’elles menaceraient l’une et l’autre. Or s’il y a une chose que les gens savent, c’est qu’en tant que chefs d’antenne, nous avons le devoir de rester neutres. Nos couleurs politiques ne transparaissent jamais, pas plus que nos points de vue personnels. Il m’est déjà arrivé de me retrouver devant de gros machos ou face à des personnalités dont je suis à cent lieues sur le plan politique ou intellectuel, sans jamais rien laisser paraître de mes opinions. Pourtant, je peux vous assurer que, dans le privé, ce serait l’affrontement.

H.J.: Mais l’idée de donner votre opinion ne vous traverse jamais l’esprit?

S.T.: Ce n’est pas mon rôle. J’aime m’en tenir aux faits, la matière première dont les gens ont besoin pour se forger leur opinion.

Un des plus célèbres journalistes de l’histoire américaine, Ed Murrow, disait: «Mon opinion vaut autant que celle de l’ivrogne accoudé au bar!» De toute manière, le commentaire, un certain «prêt-à-penser», occupe déjà beaucoup de place dans les médias. Ceux et celles qui le pratiquent le font très bien. Mais, pour nous, c’est parfois un jeu d’équilibriste. Quand Denise Bombardier ou Jean Lapierre donne son opinion, je réprime mon envie d’ajouter mon grain de sel à son coup de gueule. Le fait de déléguer cette prise d’opinion me permet de préserver ma neutralité. Chacun son boulot.

H.J.: Etre trop près de votre public, ça ne risque pas de brouiller les pistes?

S.T.: Au contraire, il faut connaître son public, savoir à qui l’on s’adresse, soir après soir. J’aime le monde, j’aime découvrir les gens. C’est pour ça que j’ai étudié en psycho: mon intérêt premier, c’est la fibre humaine! Et maintenant, avec les médias sociaux, ce lien est tissé serré comme jamais! Je viens de recevoir sur Twitter un message d’un téléspectateur qui s’inquiète du grand froid [nous sommes en février] que va devoir affronter Colette, notre «Madame météo». Au moment de lui donner la parole ce soir, je lui parlerai de ce message. C’est ça, aussi, le journalisme à visage humain.