Anne Dorval: une star inquiète

Comédienne tout-terrain aussi à l’aise dans la comédie que dans le drame, Anne Dorval est dotée d’un charme piquant et d’une intelligence lucide qui rendent sa fréquentation délicieuse. Elle n’est que pétulance, intensité et exigence. Portrait d’une femme angoissée qui se soigne à l’humour.

Anne Dorval: une star inquiète

Elle a commencé sa carrière, au théâtre en 1985, dans le rôle-titre d’Aurore, l’enfant martyre; puis, sous les traits de la volcanique Lola, elle a marqué le téléroman Chambres en ville, qui l’a véritablement lancée. Depuis, de paris en performances, elle invente ses personnages encore plus qu’elle les interprète: qu’il suffise de mentionner sa composition des mammairement avantagées jumelles Criquette et Ashley Rockwell (Le cœur a ses raisons) et de la mère «quétaine» et dépassée de J’ai tué ma mère, de Xavier Dolan. Douée pour le doublage de films, en raison de sa voix souple et de son impeccable diction, elle chante aussi, et très joliment.

Anne Dorval provoque chez le spectateur de bons sentiments et chez ses pairs des félicitations; elle a remporté plusieurs prix d’interprétation. Maman d’Alice et de Louis, celle qui joue Natalie Rivard – mère de trois garçons – dans Les Parent, nous parle de la famille, de son rôle de mère, du fait de vieillir à l’écran, de sa peur de mourir. Mais en riant souvent.

Sélection | Comment expliquez-vous le succès de la télésérie Les Parent?
Anne Dorval | Les spectateurs ont l’impression que l’auteur est venu les espionner dans leur salon: ils reconnaissent leur vie. La série rallie plusieurs générations, et même ceux qui n’ont pas d’enfants y trouvent leur compte. Dans Les Parent, ce sont parfois les enfants qui ont raison, parfois les parents, et chacun a l’air fou ou tient le haut du pavé, selon les scènes. L’émission fait réaliser que ce n’est pas parce que tu es un adulte, responsable d’autres êtres humains, que tu détiens la vérité.

Sélection | Qu’est-ce que le motfamille évoque pour vous?
A.D. | Un lieu de confrontation, mais aussi un abri – si elle n’est pas dysfonc-tionnelle! La famille, ce sont des amis qu’on n’a pas choisis et qui, dans le meilleur des cas, resteront des alliés à vie.

Sélection | Pour se défendre d’être rare à l’écran, Isabelle Adjani a dit un jour: «Ces actrices qui prétendent tout concilier – leur carrière, leurs enfants, leurs amours – elles mentent, non? Rassurez-moi.» Vous, y arrivez-vous?
A.D. | Je ne concilie rien du tout, j’improvise mon rôle de parent chaque jour, je fais ce que je peux avec ce que je suis et avec les journées que j’ai à faire. Ma priorité demeure ma famille, mais il faut que je m’épanouisse aussi, j’ai besoin de travailler, d’avoir une vie sociale, d’être stimulée par des textes et par des gens, sinon la vie ne serait pas endurable.

Sélection | Vous est-il arrivé de vous sentir déchirée entre votre besoin d’être auprès de vos enfants et celui d’exercer votre métier?
A.D. | Souvent. Mais je me trouve quand même très chanceuse de pouvoir gagner ma vie tout en me permettant de refuser des contrats; ce luxe n’est pas donné à tous. Beaucoup de mères seules vivant sous le seuil de la pauvreté doivent cumuler deux ou trois emplois, tandis que leurs enfants arrivent tout seuls à la maison, la clé autour du cou.

Sélection | Il vous importait de fonder une famille?
A.D. | Petite, je rêvais d’avoir beaucoup d’enfants. À l’adolescence, ma vie étant plus tourmentée, je me disais que je n’en aurais jamais. Puis j’ai senti l’appel. Si on savait ce qu’être parent exige de don de soi, ça ferait peur à beaucoup de monde, vaut mieux ne pas le savoir! Il est difficile d’essayer d’aider les enfants à vaincre leurs propres peurs quand on en a tellement soi-même! Pour éduquer un enfant, il faut être un vrai adulte. Combien d’adultes le sont?

Sélection | Est-ce qu’il y avait chez vous un désir de pérennité, de transmission?
A.D. | C’est inconscient tout ça. Une chose est sûre: j’avais le désir d’aimer inconditionnellement quelqu’un. J’ai beaucoup, beaucoup d’amour à donner, jusqu’à en être parfois maladroite. J’essaie de donner à mes enfantsde beaux souvenirs de leur famille, de leur enfance, de la vie qu’on a. Et aussi de leur transmettre certaines valeurs, générosité, respect, équité, compassion. J’ai parfois tendance à être impatiente. Leur inculquer la tolérance me rend meilleure.

Sélection | De quel type de famille venez-vous?
A.D. | Famille moyenne, ni riche ni pauvre. On était quatre enfants, mon père était comptable au gouvernement fédéral, ma mère s’occupait de la maison. Mes frères et ma sœur étaient passionnés de sciences, de physique, de chimie: la catastrophe pour moi. Avec mes frères, mon père s’amusait à résoudre des énigmes mathématiques. Je me sentais comme une martienne!

Sélection | Est-ce que vos parents ont détecté tôt votre fibre artistique?
A.D. | Dès le primaire, j’ai voulu être comédienne. J’ai monté quelques pièces au secondaire, j’ai ensuite fait partie d’une troupe au cégep. C’était le lieu où je me sentais le plus vivante et le plus libre. Quand j’étais sur scène, je pouvais soudain capter l’attention, avoir une certaine importance, ce que je n’avais pas dans la réalité.

Sélection | Y a-t-il une image de votre enfance qui vous donne envie d’y retourner?
A.D. | D’y retourner, oui, mais pas longtemps! Certains Noël où, avec ma cousine dont j’étais très proche, nous nous retrouvions chez ma tante Jacqueline, qui cuisinait tellement bien! Ou alors les premières fois où je suis allée chez mes grands-parents qui possédaient une grande maison à Outremont et qui recevaient mes 15 oncles et tantes, plus leurs enfants… J’avais l’impression qu’on était une centaine dans la maison, on montait des pièces de théâtre dans le sous-sol, c’était formidable!

Sélection | Une enfance heureuse donc?
A.D. | Oui, mais je rêvais tout de même de m’en aller, d’avoir ma propre vie, de créer mon environnement. Adolescente, je dessinais mon futur appartement, les meubles, les arbres autour. Je rêvais à quelque chose de grand. On me disait qu’il y avait très peu de gens qui pouvaient réussir dans le métier d’acteur. Je répondais: «Vous vous trompez, je vais y arriver!»

Sélection | Est-ce qu’il y a un plat qui représente l’enfance, la famille?
A.D. | Le rosbif du dimanche soir. Tout le monde était content dans la maison, sauf moi, qui déteste la viande rouge.

Sélection | Comment vous sentez-vous dans votre rôle de mère?
A.D. | Inquiète! J’essaie de camoufler mon angoisse à mes enfants, mais ils me connaissent bien. Je suis la reine à la fois du drame et du «dédramatisage», en même temps une tragédie grecque et une comédie de Feydeau. J’ai appris à mes enfants à se moquer de moi, et je crois avoir bien réussi!

Sélection | Qu’est-ce qu’ils vous apportent maintenant qu’ils sont plus grands?
A.D. | Ils m’aident à sortir de moi-même, à dominer certaines de mes peurs, à m’oublier. Il m’est impossible de passer des heures à me gratter le bobo quand il y a les repas à faire, les devoirs à accompagner, les profs à rencontrer, les rendez-vous chez le médecin…

Sélection | Le nom de votre fille, Alice, figure dans le bottin de l’Union des artistes; c’est une actrice?
A.D. | Son nom y paraît parce qu’elle a fait du doublage. Maintenant, elle est au cégep, fait partie de la troupe de théâtre et a des champs d’intérêt beaucoup plus vastes que les miens à son âge. Pour moi, jouer, c’était une question de vie ou de mort. Alice m’a dit un jour qu’elle souhaitait aller étudier l’antiquité gréco-romaine à l’université de Cambridge, en Angleterre. Deux jours plus tard, elle n’en était plus sûre. Mais au moins elle rêve, et tant mieux car tout est possible!

Sélection | Est-il difficile pour une actrice de passer soudainement au rôle de mère?
A.D. | Ce qui est difficile, c’est de se voir vieillir. Mon avenir, je ne l’entrevois pas avec une grande confiance. Je pense que le pire est à venir. Ce que je vois… c’est un cercueil! Un cours de catéchèse, durant lequel on avait parlé de l’enfer, m’a traumatisée quand j’avais six ans. Je n’arrivais plus à dormir, je pleurais tout le temps. Ma mère, qui ne savait plus quoi faire, m’a enseigné le tricot pour calmer mon anxiété. Depuis ce temps, je tricote. Oh, j’en ai fait des chandails! Commela mort me terrorise, j’essaie dem’y préparer.

Sélection | Comment?
A.D. | En me visualisant dans un lit d’hôpital. Je déteste les last calls, les adieux, les départs. Si je n’avais pas d’enfants, l’idée de mourir m’effraierait peut-être moins. Mais devoir me détacher d’eux pour accepter de partir, ça c’est dur. Plus on vieillit et plus ça file. Je n’ai pas vu passer les vingt dernières années.

Sélection | Le fait de se voir vieillir à l’écran ne facilite-t-il pas son acceptation?
A.D. | Je trouve ça pire que tout. Les gens, en général, ne sont pas toujours en train de se regarder. Il me semble que si je n’avais pas constamment les projecteurs dans le visage je me sentirais plus libre dans ma vie.

Sélection | Bette Davis a dit: «On est acteur parce qu’on ne se supporte pas.» C’est vrai?
A.D. | Elle a raison! J’ai toujours dit que j’étais actrice parce que ma vie était trop ennuyeuse. La naissance de mes enfants a changé mon point de vue, et j’essaie de réussir ma vie de mère, mais ça ne me suffit pas. Une vie n’est pas assez, je veux en connaître plein d’autres, fouiller l’âme humaine dans tous ses recoins. J’aime pouvoir être un monstre une journée et une première de la classe le lendemain.

Sélection | Est-ce que vous vous verriez enseigner?
A.D. | Je serais très mauvaise. J’aurais peur de ne pas être capable de dire les choses de façon bienveillante. Mon besoin de jouer est tellement grand, je dirais à l’élève: «Pousse-toi, je vais le faire à ta place!»

Sélection | Vous êtes, depuis 1994, porte-parole de la Fondation OLO [avec Marc-André Coallier, le père de ses enfants]. De quoi s’agit-il?
A.D. | J’y suis moins présente depuis que j’ai des enfants, mais le travail de l’organisme me tient toujours à cœur. En collaboration avec les CLSC du Québec, OLO offre chaque jour un œuf, un verre de jus d’orange, un litre de lait et un supplément de vitamines et de minéraux aux femmes enceintes économiquement et socialement défavorisées. C’est une fondation qui célèbre la vie, qui permet aux gens qui peupleront notre planète de naître en bonne santé.

Sélection | Y a-t-il une vérité que vous aimeriez rétablir sur votre compte?
A.D. | On dit que je suis hystérique, que j’ai un caractère de cochon, etc. Dans les blogues ou sur d’autres tribunes, on dit tout et son contraire sur des gens qu’on croit connaître parce qu’on les voit à la télévision. On présume de qui je suis sur la foi d’un personnage que je joue, d’une entrevue que j’accorde. C’est entre les lignes qu’il faut me lire…

(Crédits photo: Monic Richard)