La grande migration des gnous

Chaque année, la traversée du Serengeti par des millions de ruminants en quête d’une herbe plus verte est un spectacle fascinant.

Migration: un troupeau de gnousPHOTOSTOCK-ISRAEL/SCIENCE PHOTO LIBRARY/GETTY IMAGES

Cela commence comme une scène des Souvenirs d’Afrique (Out of Africa). Le petit avion de brousse a laissé le Kilimandjaro derrière lui et survolé le vaste cratère du Ngorongoro. Nous voici au Serengeti en Tanzanie, dans la partie nord du parc national, non loin de la frontière kenyane. Nous n’avons pas encore foulé le sol que le safari a déjà commencé. Des troupeaux d’éléphants se baignent dans la rivière. On devine la présence des crocodiles, à demi enfoncés dans l’eau comme des échardes sous la peau. Sur la rive, des boules plus sombres que les rochers: les hippopotames. C’est magnifique, mais c’est un autre animal que l’on est venu observer ici: le gnou bleu. Avec ses pattes maigrelettes, sa robe gris-bleu, sa crinière à mèches folles et son long museau bossu qui lui donne un air buté, ce ruminant n’a pas la photogénie des Big Five, l’élite des safaris africains. Il vit en troupeaux d’une trentaine d’individus, mais d’immenses concentrations se créent lors de la grande migration annuelle des gnous autour du Serengeti.

«Le cycle commence au début de l’année dans le sud du Serengeti, puis se poursuit à l’ouest du parc national, puis au nord jusqu’au Masai Mara voisin (Kenya ), et enfin à l’est, pour revenir au sud. Et ainsi de suite chaque année», explique notre guide Erasto Macha, le plus capé du secteur. «Les gnous suivent la pluie, synonyme de prairies vertes à brouter. Ils restent dans le nord du Serengeti de mi-juillet à début octobre, mais c’est en août et septembre qu’on en voit le plus. Il y en a actuellement 1,5 million», estime-t-il.

La migration se déroulerait sans trop d’embûches si la Mara ne se dressait pas sur leur chemin. Cette rivière qui prend sa source dans la vallée du Grand Rift, côté Kenya, et se jette dans le lac Victoria, est la plus longue et la plus large des rivières du Serengeti. C’est surtout la plus périlleuse à franchir…

Safari chic au Sayari camp

Le Land Cruiser traverse une savane à acacias. Les animaux défilent comme à la parade: éléphants, girafes, phacochères, buffles, autruches, antilopes, damalisques… Dans l’eau, les crocodiles et les hippopotames sont déjà là. Dans les airs, les vautours. Tous les acteurs du drame sont en place. Bientôt une ligne noire se forme au bord de la rivière, sur la rive d’en face. L’attroupement grossit en un point, les gnous cherchent à traverser. Ils semblent hésiter. On les comprend: la rivière est peuplée de crocodiles et d’hippopotames. Il suffit qu’un gnou se décide à bouger pour que tout le groupe suive. «Leur meilleure stratégie est de traverser en ligne plutôt que de front: dans un groupe compact, les petits finiraient immanquablement écrasés dans la masse et noyés», observe Erasto.

Dans leur périple, les millions de gnous sont accompagnés de quelques centaines de milliers de zèbres. Ceux-ci, plus prudents, ne traversent jamais les premiers. «On pense qu’ils garderaient la mémoire des lieux dangereux, mais ce n’est qu’une théorie. Ce qui est vrai, c’est qu’ils se partagent l’herbe: les zèbres broutent le haut de l’herbe, les gnous le bas.» Le groupe de gnous massé au bord de la Mara hésite encore. Passera, passera pas? On prend les paris. Il faut parfois patienter plusieurs heures avant le dénouement. Et il arrive que les gnous, après avoir si longuement tergiversé, rebroussent chemin. C’est ce que font ceux-là. L’air penaud, ils se dispersent dans la brousse éclairée d’une lumière dorée, puis rougeoyante. Une défaite dans un paysage de gloire.

Les gnous se mettent en route pour traverser la rivière Mara.AYZENSTAYN/GETTY IMAGES
Les gnous se mettent en route pour traverser la rivière Mara.

Nous rejoignons le Sayari Camp, premier camp permanent à s’installer dans le nord du Serengeti. Contrairement aux autres lodges, celui-ci est situé à quelques encablures de la rivière Mara. Pratique pour réagir rapidement lorsqu’une alerte de traversée de rivière est lancée… La décoration des lieux marie design sud-africain et artisanat tanzanien, distillant une subtile atmosphère safari chic. Les élégantes suites sont disposées de plain-pied dans la savane, donnant l’impression que des animaux peuvent faire irruption à tout moment. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir des zèbres ou des gnous circuler entre les tentes. C’est pourquoi à la nuit tombée on ne peut sortir qu’escorté par un membre du personnel, prévenu au talkie-walkie. La nuit, la savane bruisse de mille sons. Dans son lit, on frissonne en entendant l’appel aigu de l’hyène. Lorsqu’on sort sur la terrasse, notre lampe torche attrape une multitude de points scintillants : les yeux des gnous.

Fauves en embuscade

À l’aube, nous partons prendre de la hauteur en montgolfière. Imitant le soleil, nous nous élevons lentement dans les airs. La nacelle frôle la cime des acacias, glisse en rase-mottes au-dessus des impalas, antilopes, zèbres… Le crachement du brûleur affole de grands troupeaux de gnous, qui partent au galop dans l’immense plaine vert-jaune. Dans quelques semaines, ils auront rejoint le Masai Mara, dont on aperçoit les collines au loin.

La course boiteuse des hyènes contraste avec les sauts graciles des ourébis (antilopes naines), les ballerines de la savane. Vu du ciel, le spectacle de la vie sauvage évoque un paradis terrestre, mais les squelettes d’animaux qui jonchent le sol racontent une autre histoire, celle de la lutte permanente pour la survie. Ici, tout est chasse et prédation.

Voici justement une lionne tapie dans un creux du sol, parmi les buissons. Inconscients du danger, des gnous broutent à quelques dizaines de mètres. Un zèbre, plus attentif, a repéré le fauve et reste aux aguets, prêt à détaler. L’affût de la lionne s’éternise. Qu’attend-elle? Le temps des animaux n’est pas le nôtre.

La vie du Serengeti jaillit où que l’on tourne la tête. Au bord de la rivière Mara, un groupe de mangoustes jouent à saute-mouton sur les rochers. Des girafes massaïs, les pieds dans l’eau, grignotent des feuilles d’acacia avec l’air de duchesses empruntées, fardées de blanc. On les dirait comme embarrassées par leur taille. «Elles voient le danger avant les autres, ce que les zèbres ont compris», note Erasto. Plus loin, voici un groupe d’hippopotames mafflus, aux yeux globuleux. Ne nous fions pas à leur apparence débonnaire, ces animaux territoriaux chargent sans sommation, faisant près de 500 morts par an en Afrique, bien plus que tous les fauves réunis. Deux adolescents se querellent en grognant, ouvrant grand des gueules aux crocs impressionnants.

Suspense sur la rivière

La surprise survient ailleurs. Tandis que nous observons un groupe d’impalas, l’un d’eux émet un sifflement vif. «Quelque chose l’a mis en alerte, mais ce n’est pas nous», avance Erasto. D’un seul homme, nous tournons la tête: couché sur la branche d’un arbre, dissimulé par le feuillage, un léopard nous observe. Sa queue qui dépasse nonchalamment du feuillage trahit sa présence. Sans l’avertissement de l’impala, nous ne l’aurions jamais vu. Bientôt, il se meut dans son superbe pelage tacheté pour grimper dans les hautes branches de l’arbre. Impérial, il nous fixe de ses yeux topaze. Le léopard a l’habitude de fondre sur sa proie (généralement une antilope ou un impala) d’un seul bond, et est assez puissant pour emporter celle-ci dans un arbre, empêchant que d’autres carnivores s’en emparent. Ce léopard attendra la nuit pour attaquer. Ses yeux et sa patience le lui permettent.

Les safaris commencent au petit matin, car c’est à cette heure que les animaux sont le plus actifs. Le Land Cruiser traverse la savane dans l’air frais, sous un ciel parsemé de nuages de ouate rose. Enveloppé d’une couverture, on observe des lionceaux jouer sous l’œil de leur mère. Ils disparaissent bientôt dans les hautes herbes que l’on aurait jurées sans danger une minute plus tôt. «Les gnous vont traverser.» Cette fois-ci, Erasto est catégorique. Son flair affûté par des années d’expérience le trompe rarement. Et bientôt sous nos yeux, une scène de film apparaît.

Dans la lumière nette et rasante, des centaines, des milliers de gnous piétinent sur la berge de la rivière Mara. Devant eux, les 100 mètres les plus périlleux de leur vie. Sous la pression du groupe, l’un d’eux se décide à traverser, entraînant tous les autres. Plus rien ne peut alors arrêter l’hémorragie. La pression du groupe empêche tout retour en arrière. Les gnous sautent dans la rivière et la traversent dans de grandes gerbes d’eau. C’est une armée noire et inquiète, une avalanche de cornes sur la rivière Mara.

Une poignée de crocodiles se tient en embuscade, sans compter les hippopotames qui gardent jalousement leur territoire. Les petits gnous, plus faibles, sont les proies les plus faciles, mais la masse de pattes en mouvement rend l’attaque ardue. Un crocodile avance lentement puis se propulse en un éclair, mais sa mâchoire rate sa cible de peu.

Arrivés de l’autre côté, les gnous remontent sur le talus, ruisselants. Un jeune est isolé, à quelques mètres derrière eux. Les crocodiles se rapprochent… Les yeux enfoncés dans les jumelles, on retient son souffle… Le safari devient un thriller, un théâtre cruel et fascinant où la mort se joue devant nous.

Le petit gnou aura la vie sauve, de justesse, mais on se rappelle ce gnou aux flancs lacérés, aperçu la veille: «Une attaque de crocodile», avait diagnostiqué Erasto. «Une hyène l’achèvera quand il sera trop affaibli pour courir.»
Pourtant le plus grand danger des gnous reste la noyade. La Mara charrie parfois des centaines de cadavres. «Rien qu’en quinze minutes, 3000 à 4000 gnous sont passés», calcule notre guide.

Les gnous noyés font le régal des charognards. Le cou nu, enveloppés de leur manteau sinistre, les vautours de Rüppell sont perchés sur les branches d’un arbre mort. Ils semblent écouter les conseils funèbres d’un marabout goitreux, qui va et vient au pied de l’arbre, la tête dans les épaules. L’odeur de charogne est épouvantable, mais ces fossoyeurs ont un rôle capital dans l’écosystème. En éliminant les carcasses, ils contribuent à éviter la transmission de maladies et la prolifération de nuisibles. C’est grâce à leur travail de nettoyage que l’équilibre écologique de la savane est préservé.

La voiture est stationnée sous un bouquet d’arbres parmi les impalas et nous prenons le petit déjeuner sur le capot en contemplant le vol coloré des rolliers. Le soleil a repeint le Serengeti de couleurs chaudes. Un petit zèbre rouquin câline sa mère. Sans un bruit, des éléphants en file indienne traversent le décor. Les éléphanteaux jouent comiquement avec leur trompe. Ainsi va la vie sauvage, où l’on passe de la peur à l’attendrissement comme on passe du rire aux larmes.

Sur le territoire du lion

Le soleil décline pour notre ultime safari. Pour la première fois, nous sommes à pied. Un ranger armé d’une carabine, calibre 458 Winchester, nous accompagne. C’est une chance car, simple bipède sans crocs ni griffes, nous sommes plus vulnérables qu’un bébé antilope. Nous cheminons prudemment, en silence, dans une savane étrangement déserte. Tous les animaux ont fui devant nous.

Soudain, Erasto se fige. «Derrière le rocher, à 30 mètres…», murmure-t-il. Il nous faut plusieurs secondes pour apercevoir la crinière d’un lion dépassant d’un bloc de granit.

Frisson… Surtout, ne pas courir, ce serait montrer qu’on est une proie. De toute façon, ici tout est plus rapide que nous. «Restons groupés et éloignons-nous doucement…» Le lion, qui a sorti sa tête, nous suit du regard. À quoi pense-t-il? «On ne sait jamais ce qui est arrivé à un animal une demi-heure avant. Il a pu manger une proie, faire une mauvaise rencontre, se blesser», commente Erasto à voix basse.

Le soir avant le dîner, comme c’est la coutume au lodge, on raconte sa journée devant un grand feu de camp. Tel un Tartarin de Tarascon, on s’entend parler de léopards perchés, de lions en embuscade et d’attaques de crocodiles. Sauf que tout est vrai. Le ciel du Serengeti en est témoin.

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© 2022, Le Figaro Magazine. Tiré de «En Tanzanie, la grande épopée de la migration des gnous», par Vincent Noyoux, Le Figaro Magazine (10 octobre 2022). lefigaro.fr

Contenu original Selection du Reader’s Digest