Sauver le son du stradivarius

Une ville entière s’est mobilisée pour que le stradivarius, le violon le plus emblématique au monde, puisse être immortalisé.

Session d'enregistrement de Gabriele Schiavi, 31 ans.Isabella de Maddalena/le New York Times/redux
Les sessions d’enregistrement avaient lieu dans la salle de concert du Museo del Violino.

Antonio De Lorenzi s’installe sur scène, dans la salle de concert du Museo del Violino («Musée du violon»), à Crémone, en Italie. Il cale délicatement un stradivarius sous son menton. Fabriqué en 1727 et appelé Vesuvius, l’instrument luit sous la lumière tamisée de l’auditorium. Dans son oreillette, le soliste entend le battement d’un métronome et une voix lui indiquer: «À vous!»
De Lorenzi pose son archet sur la première corde et joue un sol pendant un demi-temps. Il s’arrête, puis poursuit avec un la bémol. Puis un la. Il monte la gamme, sans modifier son rythme à mesure qu’il travaille chacune des quatre cordes. Lorsqu’il a terminé, il reprend l’exercice, cette fois un peu plus vite.

Il ne s’agit pas d’un concert ordinaire. À l’extérieur, la police a fermé la rue à la circulation. À l’intérieur, les employés ont éteint le chauffage malgré le froid hivernal, tamisé les lumières et dévissé les ampoules qui grésillaient. À la vibration de chaque note, un public de 32 microphones éparpillés dans l’auditorium écoute en silence.
Cette performance du violoniste De Lorenzi en janvier 2019 vise un objectif: préserver le son du stradivarius. Si un bon nombre des quelque 1100 merveilleux instruments qu’Antonio Stradivari et ses fils ont fabriqués dans cette ville ont survécu pendant trois siècles, ils n’en sont pas moins mortels. Environ la moitié a été perdue en raison d’accidents ou de l’usure du temps. Sur les quelque 650 qui ont survécu, certains sont trop fragiles pour être utilisés.

Stradivari demeure une figure essentielle de la lutherie, un nom aussi emblématique que Chanel ou Ferrari. Il a fabriqué des instruments pour des rois et des cardinaux, et ses créations apportent leur voix caractéristique au répertoire de solistes modernes comme Itzhak Perlman et Anne-Sophie ­Mutter. Musiciens, luthiers et scientifiques ont tenté pendant des siècles de comprendre ce qui donnait à ses joyaux un son si exceptionnel, mais personne n’a jamais été capable de le reproduire.

L’objectif est donc de créer une archive numérique qui survivra longtemps après que le dernier stradivarius se sera tu à jamais, permettant ainsi aux artistes de produire de la musique avec eux.
De Lorenzi poursuit ses gammes sur différents tempos, en variant l’intensité et le volume de son jeu avec la précision et la passion qu’il mettrait à interpréter une symphonie de Dvorák ou un opéra de Verdi. Dans une pièce insonorisée tapie sous les sièges de la salle, l’ingénieur du son Thomas Koritke, dont la compagnie créera ensuite une version virtuelle de l’instrument, écoute dans des haut-parleurs pendant que son ordinateur enregistre. Il poursuivra cette mission tous les jours pendant cinq semaines, documentant les milliers de variations des sons produits par Vesuvius et trois autres merveilles de son époque.

«Ces instruments jouent depuis 300 ans, rappelle Fausto Cacciatori, conservateur au Museo del Violino. Nous nous engageons à les faire jouer 300 ans de plus.»

Violons-altos-violoncelles-Antonio-StradivariIsabella de Maddalena/le New York Times/redux
Les instruments d’Antonio Stradivari et d’autres grands luthiers au Museo del Violino.

Le mystère Stradivari

Le Museo del Violino a ouvert en 2013 pour célébrer l’œuvre de Stradivari et d’autres luthiers, et se trouve au cœur de Crémone. Cette ville antique, située à quelque 75 km de Milan, était une colonie romaine en 218 av. J.-C., avant de donner naissance à une culture riche et cosmopolite sous les régimes successifs de l’Espagne, la France, l’Autriche et l’Italie. Au XVIIe siècle, elle hébergeait une florissante communauté de luthiers.
Antonio Stradivari, dit Stradivarius, né vers 1644, a réuni trois innovations clés. Elles ont permis le passage du violon de chambre de la période baroque aux salles de concert de la période classique. Il a conçu ses instruments légèrement plus grands que ceux de ses contemporains ; la face avant, appelée table d’harmonie, et le fond sont également plus bombés, et il a modifié l’épaisseur des tables avant et arrière. Ces modifications donnaient au son plus de puissance. « Il a compris les nouvelles exigences des violonistes de l’époque », résume Fausto Cacciatori.
Le matériau utilisé dans la fabrication d’un instrument à cordes contribue à sa sonorité. Les luthiers ont longtemps considéré que l’épicéa était idéal pour la table d’harmonie ; son grain est ­assez dur pour supporter la tension des cordes, mais reste suffisamment souple pour vibrer librement. Pour la caisse et le manche, les luthiers préfèrent l’érable pour son mélange parfait de force et de résonance ainsi que pour sa beauté.
Joseph Nagyvary, un biochimiste à la retraite qui fabrique également des violons, a passé 40 ans à tenter de percer les secrets de Stradivari. Il estime que les luthiers de Crémone utilisaient du borate et des sels de cuivre, de fer et de chrome pour éviter les infestations de ver du bois. Pour lui, certains de ces composés durcissaient le bois et amélioraient sa résonance.

Il pense également que Stradivari ajoutait une étape en fumant le bois dans sa cheminée. En plus de détruire la vermine, cela réduisait l’humidité, offrant aux instruments un son plus riche. «On ne peut obtenir le son d’un stradivarius à moins d’utiliser un bois préservé et restructuré par des manipulations chimiques », affirme M. Nagyvary. Des recherches menées à l’université nationale de Taïwan, en 2017, étayent cette idée.
Ces spéculations ont leur raison: le luthier n’a transmis aucune méthode, laissé aucune note, aucun journal ni rien qui permette de comprendre avec certitude comment il fabriquait ses instruments. La science propose des indices, mais peu de gens pensent que l’on percera un jour totalement ce mystère. Il ne nous reste que le son.

Le numérique au secours de la tradition

Le projet de Thomas Koritke a germé aux alentours de 2015 à la suite de la proposition d’un ingénieur du son appelé Leonardo ­Tedeschi. Cet ancien DJ travaillait avec un logiciel de l’entreprise de Koritke, e-instruments, qui reproduit le son d’un ensemble de 11 instruments à cordes. Il a trouvé cela si impressionnant qu’il a voulu créer un outil similaire pour les violons stradivarius. Il a exposé cette idée à Thomas Koritke, qui a aussitôt vu une chance de préserver un trésor irremplaçable.
Conçu pour une réverbération optimale du son des instruments à cordes, l’auditorium du Museo del Violino était le lieu idéal. « Quand j’ai vu la salle de concert, j’ai compris qu’on avait là un outil extraordinaire », se souvient ­Thomas Koritke. Il s’inquiétait néanmoins des bruits ambiants, et n’a poursuivi le projet qu’après avoir obtenu la promesse des autorités de la ville de réduire ces interférences.

Thomas Koritke prévoyait de n’enregistrer qu’un seul violon stradivarius, mais après un échange avec le personnel du musée, il a choisi un quatuor à cordes. En plus de Vesuvius, l’ensemble comprenait un violon créé par Giuseppe Guarneri appelé Prince Doria, un alto conçu par Andrea Amati connu sous le nom de Stauffer, et un violoncelle stradivarius également appelé Stauffer.
L’équipe a mis trois ans à planifier cette mission en rédigeant les milliers de variations que l’instrument pouvait produire. « Un sacré défi, résume ­Thomas Koritke. La plupart des musiciens ne s’étaient jamais livrés à ce type d’exercice. »

Il faudra une journée pour mettre en place le matériel d’enregistrement, et trois autres pour coordonner le faisceau de microphones. Au cours de chaque phase, les musiciens jouaient des gammes et des arpèges à différents volumes et tempos, produisant des ­dizaines d’intonations pour chaque note. Des heures durant, ils employaient diverses techniques à l’archet ou cordes pincées, jouant des milliers de transitions avec méticulosité. « Parfois, les musiciens s’arrêtaient sur une note parce qu’ils n’en étaient pas satisfaits, alors que pour nous, elle sonnait bien, raconte M. Koritke. On reprenait alors toute la partie. »
Des bruits extérieurs ont souvent interrompu l’enregistrement, même si les autorités de la ville avaient fermé les rues à proximité ainsi que le parking voisin. Il restait les vélos roulant sur les pavés, des aboiements de chien et des verres qui s’entrechoquaient dans le café du musée. Ces bruits parasites ont poussé le maire à demander aux 70 000 habitants de Crémone de garder le silence dans le quartier, tout en sachant qu’on ne pouvait pas grand-chose contre les cloches de l’église ou les avions dans le ciel.

Au terme du projet, Thomas Koritke avait enregistré environ un million de pistes audio. Son équipe a trié ces précieuses ressources pour créer des versions virtuelles des instruments, que tous les musiciens pourraient ensuite ajouter à des logiciels d’enregistrement comme Pro Tools. Cela impliquait de choisir les sonorités les plus musicales et précises de chaque note. Le processus a pris plus d’un an.
Leonardo Tedeschi est heureux de voir les artistes créer à partir de ce quatuor à cordes numérisé. Désormais disponible à la vente, le logiciel présente ces instruments à un nouveau public à travers des styles inédits, comme des DJ qui réalisent des « choses folles » avec un violon stradivarius. « On peut les utiliser dans de nombreux genres de musique », s’enthousiasme M. Tedeschi. Une question demeure: l’amateur se rendra-t-il compte qu’il s’agit d’un stradivarius?

Thomas Koritke supervise l'enregistrement.Isabella de Maddalena/le New York Times/redux
Thomas Koritke supervise l’enregistrement dans une pièce située sous la salle de concert.

Préserver le son à tout prix

La conviction de Thomas Koritke repose sur l’idée que rien ne sonne jamais aussi bien que l’original. Joseph Curtin, lui, n’en est pas aussi certain. Il a commencé le violon à l’âge de 10 ans et s’est mis à en fabriquer environ 10 ans plus tard, en 1978. Comme de nombreux luthiers, il a développé une fascination pour Stradivarius, et espéré pouvoir reproduire le son de ses merveilles. Il réfléchissait à des théories à même d’expliquer leur supériorité quand un ami physicien lui a suggéré de commencer par prouver que les stradivarius sont réellement supérieurs. «C’est là que j’ai compris qu’aucune preuve scientifique ne déterminait que ces vieux instruments italiens sonnaient mieux que les violons modernes », déclare-t-il.
Avec trois autres chercheurs, Joseph Curtin a mené des tests entre 2010 et 2013. Des solistes professionnels portant des lunettes opaques ont joué sur un éventail de violons, incluant des stradivarius et des instruments plus récents : plus de la moitié ont dit préférer le son des modèles modernes, et n’étaient pas capables d’identifier les stradivarius, sinon par hasard.
Cela ne diminue en rien la qualité des chefs-d’œuvre de Stradivari, ni la contribution de ce dernier à l’art de la lutherie. « Je n’ai pas perdu une once de mon admiration pour son travail, assure M. Curtin. Je remets en cause l’idée selon laquelle ces violons sonneraient forcément mieux que les instruments modernes.»

Cela n’a peut-être aucune importance. Le son unique des stradivarius et leur rôle historique suffisent à la nécessité de les préserver. Dans le monde entier, des institutions et des archivistes conservent des tableaux, des sculptures et des documents rares comme la Magna Carta, ce pacte conclu en 1215 en Angleterre entre le roi et ses barons. Pour les personnes à l’origine de l’enregistrement du stradivarius, le son mérite la même considération.

Thomas Koritke imagine des musées permettant à leurs visiteurs d’utiliser des outils comme le logiciel Stradivarius pour écouter ces mythiques instruments. Il pense que les orgues des cathédrales européennes et autres instruments célèbres mériteraient également d’être conservés. « Les musées du monde entier numérisent désormais leurs collections. Pourquoi ne pas agir de même avec les instruments?»

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