Nelson Mandela: Matricule 46 664

Madiba. C’est par son nom de clan tribal que les Sud-Africains désignent affectueusement Nelson Mandela. Dans son pays, il est vénéré à la fois comme le père sage et bienveillant d’une nation métamorphosée, et comme un homme politique de stature mondiale.

Nelson Mandela: Matricule 46 664

Fils d’un membre de la famille royale de la tribu Thembu, il a vu le jour en 1918. Élevé dans des écoles calquées sur le système britannique, il dira des années plus tard qu’on lui a appris à devenir «un Anglais à la peau noire». «À la peau noire», et donc aux libertés strictement limitées. Le jeune avocat adhère au Congrès national africain (ANC), un parti voué à l’abolition par la voie pacifique du système d’apartheid, fondé sur la ségrégation raciale. Mais, face à une répression de plus en plus brutale, Mandela est chargé d’organiser le bras armé de l’ANC. Après des mois passés à vivre et à travailler dans l’ombre, il est arrêté en 1962, jugé pour trahison et condamné à la prison à vie. Enfermé dans un pénitencier à sécurité maximale, Nelson Mandela aurait pu facilement glisser dans le désespoir. Pourtant, il a toujours refusé de se laisser briser mentalement.

«Libérez Mandela!»

Ce cri de ralliement retentit alors dans le monde entier. En 1990, le plus célèbre détenu de la planète retrouve la liberté après 27 ans de prison. Quatre ans plus tard, au terme des premières élections libres, Mandela accède à la présidence. Aujourd’hui, les Sud-Africains, peu importe la couleur de leur peau, sont fiers que leur pays soit passé sans effusion de sang de la domination blanche à une démocratie multiraciale. Une transition en douceur dont ils attribuent le crédit à Mandela.

Après avoir quitté le pouvoir au terme d’un seul mandat de cinq ans, Mandela conserve à 86 ans un rythme d’activité qui épuiserait un homme dans la quarantaine. Il partage avec son peuple ses joies et ses peines. Ainsi, en janvier, il révélait publiquement que son fils Makgatho venait de mourir du sida, même si peu de gens étaient au courant de sa maladie.

Pèlerinage dans la cellule de Robben Island où il a été détenu

Cet homme appelé Madiba, Sélection l’a rencontré dans les bureaux de la Fondation Mandela/Rhodes, au Cap.

Sélection: Après tant d’années de persécution et d’emprisonnement, vous auriez pu devenir un chef assoiffé de vengeance. Or vous avez choisi la voie de la réconciliation. N’êtes-vous pas surpris d’avoir donné naissance à une force aussi puissante?

Nelson Mandela: Les gens réagissent en fonction du rapport qu’on établit avec eux. Si on les approche avec agressivité, ils réagiront par la violence. Mais, si on leur affirme qu’on veut la paix et la stabilité, il devient alors possible de travailler ensemble au progrès de notre société.

Sélection: Pendant votre présidence, vous avez fait allusion à des personnes dont parlait notre magazine – en particulier à celles qui, comme vous, ont triomphé de l’adversité. Le lisiez-vous en prison?

N.M.: Oui. Il y a des articles très intéressants! Je pense particulièrement à ce jeune Canadien souffrant d’un cancer [Terry Fox], qui a dû être amputé. Au lieu de se recroqueviller dans un coin en pleurant sur son sort, il a décidé de traverser le pays à pied, de l’Atlantique au Pacifique. En publiant de tels articles, le magazine donne de l’espoir aux gens. Même si on souffre d’une maladie incurable, on peut relever la tête, profiter de la vie et défier le mauvais sort. Et cet exemple, à son tour, encouragera ceux qui affrontent des problèmes semblables.

Sélection: Vous avez été élevé dans la foi méthodiste. Cette religion ou la religion en général a-t-elle joué un rôle important dans votre vie?

N.M.: Il est essentiel de ne pas se montrer hostile envers la croyance en l’existence d’un être suprême, croyance que partage une grande partie de notre société, que ce soit à travers le christianisme, l’hindouisme ou l’islam. Que l’on croie ou non, on doit respecter les convictions de la plus grande part de l’humanité. Se poser en adversaire de cette foi revient à s’isoler, à se disqualifier en tant que leader aux yeux de beaucoup de gens. La relation entre un individu et Dieu est une chose très personnelle. C’est un domaine où on ne doit pas s’interposer.

Sélection: À votre avis, les religions officielles ont-elles joué un rôle positif ou négatif dans l’histoire?

N.M.: Dans l’ensemble, plutôt positif! La seule chose que je déplore, c’est la rivalité actuelle entre les différents groupes religieux. Cependant, la croyance largement répandue qu’un être supérieur supervise les affaires humaines est un bien pour l’humanité.

Moment de solidarité avec le dalaï lama dans les jardins présidentiels

Sélection: Vous avez qualifié l’épidémie de sida de plus grande crise de santé publique de tous les temps et vous faites de la lutte contre cette maladie une croisade personnelle.

N.M.: Il faut d’abord s’attaquer aux préjugés qui poussent les gens à éviter les sidéens comme des pestiférés. Je me souviens de la visite de la princesse Diana dans un de nos hôpitaux. Elle s’était assise sur le lit des malades, leur avait serré la main, réduisant à néant l’idée qu’il ne faut même pas se trouver dans la même pièce qu’une personne atteinte du sida. C’était un geste superbe. En 2001, je me suis rendu dans la province de Limpopo, au nord du pays, pour l’inauguration d’une école. En discutant avec les notables du coin, j’ai appris que les deux parents d’une famille du voisinage étaient morts, laissant des orphelins dont l’aîné n’avait que huit ans. J’ai demandé à voir les enfants. Les gens étaient ravis de ma décision! Tout au long du chemin, ils m’ont escorté en scandant mon nom. Puis je suis entré dans la maison, où je suis resté 25 minutes. Lorsque je suis sorti, cette même foule qui chantait en mon honneur s’est écartée de moi. D’abord, je n’ai pas saisi. J’ai accéléré le pas, eux aussi. J’ai fini par comprendre qu’ils me fuyaient et je suis retourné à ma voiture sans insister.

Sélection: Des chefs tels que vous peuvent aider à supprimer l’ignorance qui mène à une telle stigmatisation.

N.M.: Absolument. Dans la région de Ciskei (province du Cap-Est), une femme atteinte du sida a fait preuve d’un grand courage en confessant son état à l’une de mes réunions. Je l’ai embrassée et j’ai dit à la foule: «Ne rejetez pas les gens qui souffrent d’une maladie incurable. La solitude tue plus implacablement que la maladie elle-même.» Lorsqu’une personne se rend compte qu’elle n’est plus considérée comme un être humain, elle perd la volonté de survivre. Tandis qu’avec le soutien de ses amis et de sa famille, elle trouve la force de se battre. Je connais beaucoup de sidéens qui ont retrouvé courage parce que nous sommes allés les voir. Nous leur avons dit: «Ne vous retirez pas du monde. Vous n’avez pas à vous cacher parce vous souffrez du sida.» Je leur ai raconté que, quand on m’a appris à l’hôpital de la prison que j’avais la tuberculose, j’en ai parlé à mon ami Walter Sisulu [autre leader de l’ANC, compagnon de Mandela et codétenu à Robben Island]. «Madiba, tu ne devrais pas nous parler de ça, m’a-t-il dit. C’est personnel.» Ce à quoi j’ai répondu: «Qu’y a-t-il de si personnel? Tout l’hôpital est au courant!» Des années plus tard, lorsque j’ai eu le cancer de la prostate, j’ai convoqué une conférence de presse pour clarifier les choses. Les gens apprécient qu’on aborde ces questions avec simplicité.

Sélection: Outre le sida, quel est le plus grand problème auquel le monde fait face en ce moment?

N.M.: Il y a le cercle vicieux de la pauvreté et de l’ignorance. Nous devons tout faire pour que chacun ait accès à l’éducation.

Sélection: Vous consacrez de plus en plus de temps aux enfants. Quels principes selon vous les parents doivent-ils garder à l’esprit en élevant les leurs?

N.M.: Sans instruction, leurs enfants ne pourront jamais relever les défis de l’existence. Il est donc vital de les éduquer, de les convaincre qu’ils pourront faire quelque chose pour leur pays. Je l’ai souvent répété à mes enfants et à mes petits-enfants. Et maintenant, je constate que mes petits-enfants ont plus de connaissances que moi!

Sélection: Et vous, qu’avez-vous appris auprès des enfants?

N.M.: Le contact avec les enfants vous ramène les pieds sur terre lorsque vous flottez dans les nuages. En outre, les enfants sont très francs. Ils n’hésitent pas à vous rappeler toutes vos erreurs passées. Cela vous aide à les corriger.

Sélection: Vous critiquez les gouvernements des États-Unis et du Royaume-Uni pour avoir déclenché le conflit en Irak sans l’approbation des Nations unies. Mais ces derniers mois, le monde entier a attendu en vain que l’ONU intervienne pour mettre fin au nettoyage ethnique dans la province du Darfour, au Soudan. Cela ne prouve-t-il pas sa faiblesse?

N.M.: Dans le monde, aucune institution n’est dénuée de défauts. Par contre, il nous appartient de nous assurer dans la mesure du possible que ces institutions atteignent les objectifs pour lesquels elles ont été fondées. Lorsqu’une organisation représente le monde entier, il n’est pas juste de la laisser pour agir unilatéralement.

Sélection: Vous dites qu’une action unilatérale, sans l’accord des Nations unies, est nuisible dans des pays comme l’Irak. À votre avis, quelle est la meilleure voie pour résoudre à l’avenir les problèmes sur le terrain?

N.M.: Si j’ai condamné l’action de certains pays en Irak, c’est en raison de mon profond engagement envers le multilatéralisme – celui des Nations unies en l’occurrence. Donc, je n’étais pas opposé par principe à toute action dirigée contre Saddam Hussein. Mais la présence américaine en Irak me préoccupe énormément. J’ai perdu le compte des gens qui sont morts depuis la fin de la guerre… La voie à suivre pour en sortir consiste avant tout à renforcer le principe du multilatéralisme et le rôle des Nations unies.

Sélection: Vous aimeriez donc des Nations unies plus fortes?

N.M.: Je n’irais pas jusqu’à dire que l’ONU est une organisation qui manque de vigueur, mais elle n’a rien fait en bien des cas où on se serait attendu à ce qu’elle passe à l’action.

Sélection: Vous êtes devenu chef du bras armé de l’ANC après avoir décidé avec d’autres leaders de l’organisation que la non-violence ne suffirait pas à mettre fin à l’oppression en Afrique du Sud. Y a-t-il des endroits dans le monde où la lutte armée est justifiée?

N.M.: Nous avons dû créer le bras armé de l’ANC à cause de l’inflexibilité du gouvernement ségrégationniste. Celui-ci était fermé à toute forme de discussion avec nous. Il n’était pas prêt à écouter nos revendications. Par conséquent, nous avons dû adopter ces méthodes pour les mettre au pied du mur et nous avons réussi. La décision à prendre dépend des circonstances auxquelles on doit faire face.

Sélection: Où tracez-vous la frontière entre le terrorisme et la lutte légitime pour la liberté?

N.M.: J’ai foi dans le principe qui consiste à chercher des solutions rationnelles aux situations conflictuelles. Et pour les trouver, j’ai confiance dans la bonne volonté des êtres humains.

Sélection: Vous avez été à la tête de l’Afrique du Sud pendant un seul mandat présidentiel. On se souvient de votre phrase célèbre: «Certains leaders ne savent pas s’en aller.» Au Zimbabwe, Robert Mugabe s’accroche au pouvoir depuis 25 ans, ce qui se traduit pour les Zimbabwéens par une répression accrue et des libertés qui rétrécissent. Ne serait-il pas temps pour lui de s’en aller?

N.M.: Il est néfaste pour la démocratie qu’un leader reste au pouvoir si longtemps. Cependant, c’est au peuple de ce pays d’en décider.

Sélection: Y a-t-il des personnalités internationales que vous aimeriez connaître, mais que vous n’avez pas encore rencontrées?

N.M.: Il y a tant d’hommes et de femmes qui, sans posséder de rang prestigieux, ont apporté une contribution majeure au développement social! Certains de ces travailleurs de l’ombre sont inconnus, même dans leur propre pays, mais, lorsqu’on a la chance de les croiser, on est très impressionné. Ce sont des héros et des héroïnes que nous ne devons jamais oublier. Pour les services qu’ils ont rendus à notre société, on ne peut faire autrement que les admirer.

Sélection: Ainsi, ce serait le message, et non la notoriété particulière de celui qui le transmet, qui pèserait le plus dans la balance?

N.M.: Oui, exactement. L’important, c’est la contribution d’une personne au développement social, peu importe le milieu d’où elle vient.

Sélection: Pendant ces longues années en prison, y a-t-il un passage d’un livre, une chanson, une citation dont vous vous êtes souvenu et qui vous a aidé à garder votre force morale?

N.M.: Il y a eu ce poème d’un auteur anglais, W. E. Henley, intitulé «Invictus». La dernière strophe disait: «Qu’importe la grille chargée de verrous/Ou le parchemin noirci de condamnations/Je suis le maître de mon destin/Je suis le capitaine de mon âme.»

Sélection: Quelles sont, selon vous, votre plus grande force et votre plus grande faiblesse?

N.M.: Eh bien! J’ai beaucoup de faiblesses. Et je ne crois pas avoir acquis quelque force que ce soit.

Sélection: D’après certains observateurs, vous auriez pu devenir un excellent boxeur professionnel. Quels sont les autres métiers que vous auriez aimé exercer?

N.M.: J’aurais aimé être un ouvrier ordinaire, creuser des fossés. J’ai beaucoup aimé la boxe, mais il aurait été difficile d’en faire une carrière. L’un des tacticiens que j’ai le plus admirés, c’est Mohammed Ali. Sur le ring, il lui est arrivé d’encaisser les coups sans riposter. Il encaissait, encore et encore. Pendant son combat avec George Foreman [la fameuse rencontre au Zaïre, en 1974, l’une des plus belles pages de l’histoire de la boxe], il a dit, après plusieurs rounds: «Ça fait un bon moment qu’on se bat, et je n’ai même pas encore commencé!» Vous voyez, on ne peut pas encaisser indéfiniment. On peut le faire uniquement si ensuite on contre-attaque.

Sélection: Comment aimeriez-vous que l’histoire se souvienne de vous?

N.M.: Je ne veux pas être présenté comme une sorte de demi-dieu. Je voudrais qu’on se souvienne de moi comme d’un être humain ordinaire, avec ses qualités et ses défauts.