Drame vécu: dans le tumulte de la rivière
Deux canotiers apprennent une douloureuse leçon: dans des eaux méconnues, prudence est mère de sûreté.
L’histoire de mon drame vécu dans la rivière commence à mon bureau dans un gratte-ciel vitré au sud de Montréal quand j’ai reçu un texto d’Angus, mon meilleur ami depuis l’enfance. Notre plan de partir en excursion près d’Ottawa, notre ville natale, était confirmé.
«J’ai un canot flambant neuf pour nous, écrivait-il. Vers quelle heure penses-tu arriver?» J’ai répondu que j’allais quitter le travail plus tôt et prendre un bus pour Ottawa en cet après-midi de juillet 2017. Je ne partais que 24 heures, mais ces vacances express me semblaient terriblement excitantes après des mois passés à la maison avec ma femme, Cornelia, à nous occuper de notre fille de 2 ans.
Cela faisait un an que je n’avais pas vu Angus. Pendant des années, nous avions été inséparables: enfants, puis adolescents et jusque dans la vingtaine, nous étions proches comme des frères. Bien que nos rencontres étaient moins fréquentes ces dernières années – nous étions tous deux occupés avec notre famille et vivions dans deux villes différentes – nous n’avions jamais perdu contact.
Je suis descendu de l’autobus, Angus m’attendait dans le stationnement de cette gare routière délabrée d’Ottawa. Nous nous sommes chaudement salués avant de grimper dans son énorme camionnette bleue, du punk rock à plein volume.
Il conduisait et nous discutions de tout et de rien. J’ai éprouvé ce mélange de réconfort et d’appréhension qui survient lorsqu’on connaît une personne depuis plus de 30 ans – le réconfort de la connaître parfois mieux que soi-même, et l’appréhension de découvrir si l’on a toujours des choses en commun. Mais en quelques minutes, la conversation s’était établie avec fluidité.
Si à l’adolescence Angus était le meneur de notre groupe – le reste d’entre nous l’observait avec attention tandis qu’il remettait les petites brutes à leur place et attirait les plus jolies filles, nous poussant à tenter de devenir de meilleures versions de nous-mêmes – j’ai peut-être ensuite pris le rôle de conseiller de confiance.
Car je n’étais décidément pas courageux sur le plan physique, ni à l’aise avec les filles, ou les durs à cuire. Je suis prudent jusqu’à la timidité, tandis qu’Angus est le premier à relever des défis inédits – souvent avec succès, mais parfois avec de sérieuses conséquences.
Des souvenirs douloureux
Le lendemain matin, autour de la table à manger en bois, les enfants d’Angus avalaient tranquillement leur petit-déjeuner pendant que les adultes discutaient de la journée à venir. «Tu ne t’étais pas retrouvé pris dans un orage l’année dernière?» a demandé sa femme, Robin.
Je me souviens bien de ce voyage en canot. Nous étions partis sur l’eau avec l’idée de camper quelque part pour la nuit et nous nous étions arrêtés sur une plage de sable d’une petite île entourée d’eau tiède et peu profonde, où nous avions planté notre tente avant de faire cuire des saucisses sur le feu.
Cette nuit-là, le tonnerre avait soudain retenti au-dessus de nos têtes et nous avions craint qu’un arbre ne tombe sur notre tente. Le lendemain matin, je m’étais tenu sur la berge, ma capuche remontée contre le vent, pour étudier la rivière agitée et menaçante. J’étais mal à l’aise à l’idée de repartir sur l’eau, mais nous n’avions pas le choix. Nous avions pagayé de toutes nos forces, affrontant avec détermination des remous de 50 cm de haut, et nous avions réussi à traverser sans chavirer.
Angus et moi étions maintenant dans son garage pour réunir notre maigre matériel: deux gilets de sauvetage, des pagaies et une petite glacière remplie d’un mélange de fruits secs, de pommes et de bière. «Nous ne partons que quelques heures», a annoncé Angus à Robin.
Le canot de 4,8 m sur la plateforme de la camionnette, sa coque d’aluminium luisant sous le soleil de cette fin de matinée. Lorsque nous nous sommes stationnés sur le site de mise à l’eau de Shirley Bay, sur la rivière des Outaouais, la plage était déserte. Le canot était lourd et nous avons eu du mal à le transporter jusqu’au rivage. Une fois embarqués, nous avons glissé vers les eaux d’un bleu sombre.
Angus et moi avons pagayé à un rythme régulier sur la masse gonflée de l’énorme rivière qui sépare l’Ontario du Québec. Deux mois plus tôt, elle avait atteint un niveau record d’un peu plus de 60 mètres, le plus haut en près de 40 ans.
Quelques centaines de mètres plus loin, sous une douce brise, nous avons cessé de pagayer. Angus a ouvert une bière pendant que je grignotais une poignée de fruits secs. À quelques kilomètres devant nous, le côté québécois de la rivière des Outaouais décrivait une courbe, amincissant le cours d’eau. En nous dirigeant vers le canal formé entre une île et la berge, Angus a déclaré depuis le banc arrière: «C’est là que nous allons – les rapides Deschênes.»
Vingt minutes plus tard, le soleil tapait et la brise était tombée. J’ai aperçu une plage de sable et j’ai proposé d’y accoster pour manger et faire une petite randonnée afin d’observer les rapides. «Non, a répondu Angus, prenons les rapides avant de nous arrêter pour manger.»
Nous avons continué. Bientôt, j’ai aperçu une mince ligne blanche sur l’eau entre la berge et l’île – les rapides. J’ai fait remarquer que si nous pouvions voir l’écume de cette distance, les rapides devaient être traîtres, et que nous ferions mieux de les étudier avant de nous aventurer plus loin. Angus a insisté pour continuer, et j’ai accepté une nouvelle fois.
Un grondement qui mène à un drame
Bien vite, un grondement sourd s’est fait entendre. Nous avons laissé l’embarcation dériver en nous demandant si ce n’était pas l’autoroute, non loin, que nous entendions. Puis nous avons compris que c’était le bruit des rapides. J’ai senti mes poils se hérisser de peur, mais nous avons poursuivi notre route. Quelques minutes plus tard, nous avons traversé une ligne de petites bouées rouges qu’aucun de nous n’a reconnu comme étant notre dernier avertissement.
Nous ne pouvions pas voir ce qui se trouvait devant nous – les rapides étaient dissimulés par une courbe de la rivière – mais le puissant courant m’annonçait qu’ils seraient plus violents que ce que nous avions prévu.
«Mets le cap sur l’île! ai-je crié.
— Trop tard», a répondu Angus alors que nous étions entraînés au-delà de la pointe rocheuse de l’île.
Soudain, nous avons accéléré, l’eau passant d’un bleu profond à un brun écumeux. Je me tenais à genoux dans la coque et me suis rapidement assis sur le banc. J’ai entendu mon ami boucler son gilet de sauvetage derrière moi.
Nous avons pagayé sur des remous d’un mètre de haut, replongeant avec fracas tandis que la vague suivante, plus grosse encore, se ruait sur nous. Nous l’avons percutée en hauteur et en angle; juste au moment où le canot chavirait, j’ai sauté, plongeant sous l’eau vive et froide pour refaire surface aussitôt, sans lunettes ni chaussures, en tentant de retrouver mes esprits.
J’étais entraîné à toute vitesse vers les rapides. Le canot renversé glissait sur le courant à ma droite. Angus a esquissé quelques brasses dans sa direction, mais a échoué à l’atteindre et s’est retrouvé derrière moi. En apercevant une masse d’eau devant moi, j’ai pris une grande respiration avant d’affronter le chaos.
C’était comme être heurté de plein fouet par une lance d’incendie. Il était impossible de résister au courant. Dans un étrange sentiment de calme, j’ai détendu mes bras, remonté mes genoux et me suis laissé porter par la rivière. Pendant un moment, la sensation était extraordinaire – c’était comme chevaucher une sorte de créature préhistorique. Une autre vague surmontée d’écume m’a assailli et j’ai foncé droit dedans.
Après avoir tourbillonné sous l’eau, j’ai refait surface, secoué la tête pour enlever l’eau de mes yeux, et puis j’ai vu le barrage – un mur de béton et de pierre de six mètres de haut à quelques centaines de mètres devant moi. C’était terrifiant. J’ai rencontré un autre rapide alors qu’Angus criait des mots incompréhensibles derrière moi.
À ma gauche, je distinguais le mur gris délabré du barrage s’étirer sur environ 30 mètres avant de disparaître, tel un escalier effondré, dans les rapides. La rivière chargeait cette barricade comme si elle l’avait offensée, assaillant la paroi avant de s’enrouler brutalement sur elle-même en un rouleau blanc crevé de dizaines de rochers. À ma droite, la paroi du barrage rencontrait un autre mur perpendiculaire, formant un horrible piège mortel de 90 degrés où l’eau tourbillonnait et moussait en un sombre vortex.
J’ai été aspiré sous l’eau et j’ai éprouvé un moment de pure sérénité dans le silence des ténèbres, loin du cauchemar qui m’attendait à la surface.
Je me suis brièvement demandé où se trouvait Angus.
Le canot à la rescousse
J’ai émergé entouré du rugissement des rapides. À ma droite, le canot avait gardé le rythme à côté de moi dans les rapides étroits, progressant en se cognant et s’éraflant sur les rochers en direction du barrage.
Je me sentais toujours calme et lucide, même en déterminant que la probabilité de mourir ou de me blesser gravement était presque inévitable. Je savais qu’il était impossible de lutter contre la rivière. Je ne pouvais ni nager jusqu’au rivage, ni naviguer dans le champ de mines de pierres tranchantes devant moi, ni éviter le mur contre lequel mon corps serait certainement broyé.
Alors que je filais dans les rapides, j’ai soudain aperçu quelque chose de plus incroyable que le barrage lui-même: un trou, un portail dans cette ruine centenaire, au travers de laquelle je distinguais de la lumière, le ciel et des eaux calmes de l’autre côté. C’est là que je vais, ai-je songé. Ma vision formait une ligne claire vers ce trou irrégulier de la taille d’une fenêtre que la rivière avait percé dans le béton. J’étais certain que si je ne luttais pas, la rivière m’emporterait à travers cette ouverture.
Puis, comme surgie d’une autre dimension, j’ai entendu la voix d’Angus, calme et assurée, juste derrière moi. «Accroche-toi au canot», a-t-il ordonné.
J’avais essayé de rester loin de l’embarcation, craignant que la coque de métal ne percute un rocher et ne me fracasse la tête. Mais en cet instant, confiant en mon ami, j’ai tendu le bras dans les eaux tourbillonnantes, attrapé l’embarcation et réussi je ne sais comment à l’entourer de mes bras, abandonnant mon plan initial.
Nous avons foncé dans les rapides, le canot et moi, Angus quelque part derrière, dans l’assourdissant mugissement des eaux. J’ai posé ma joue contre le ventre retourné du bateau et j’ai fermé les yeux. Je savais qu’un impact arrivait, mais j’ignorais quand.
Puis nous avons heurté le barrage. La force du canot s’écrasant contre le mur m’a fait voir des étoiles. Encore suspendu à l’embarcation, j’ai attendu, les paupières crispées, d’entendre le son de mes os se brisant, mais je n’ai rien senti. J’ai ouvert les yeux.
Sains et saufs
La rivière avait propulsé le canot droit au-dessus du trou dans le barrage que je visais, l’écrasant à demi en son milieu. Le courant avait retenu l’embarcation contre la paroi tandis que je restais suspendu au-dessus du trou dans lequel la rivière s’engouffrait.
J’ai pris une grande respiration, lâché le canot et me suis laissé tomber dans le torrent. J’ai été aussitôt aspiré dans la froideur du courant souterrain et j’ai porté les mains à la tête pour me protéger. Je suis resté sous l’eau quelques longues secondes, recroquevillé comme un boulet de canon tandis que la rivière m’expulsait par le trou. Et soudain, je me suis retrouvé à flotter au milieu de la rivière, le barrage désormais derrière moi.
J’ai regardé autour de moi et là, à environ 20 mètres, se trouvait Angus.
«Ça va? a-t-il demandé.
— Ouais. Rien de cassé. Toi?
— Mes pieds sont démolis, a-t-il répondu. J’ai été traîné au fond de l’eau. J’ai cru que j’allais me noyer.
— Bon sang. Où étais-tu?»
Mon ami m’a expliqué qu’il avait saisi une sangle qui traînait en arrière de mon gilet de sauvetage et s’y était agrippé tandis que nous étions emportés par le courant. Lorsque le canot s’est fracassé contre le barrage, la force du courant l’avait aspiré dans le trou dans lequel j’avais plongé quelques instants plus tard.
Maintenant, alors que nous nagions sur place, tous deux sans lunettes, le courant nous entraînait avec constance en aval. Une étrange forme se dessinait un peu plus loin, et nous avons reconnu le canot, à demi submergé et tordu. J’ai proposé de nager jusqu’à la rive opposée puisque nous avions des gilets de sauvetage.
«Trop loin, a répondu Angus. Allons vers l’autre rive.» Mais le reste des rapides se trouvait entre nous et la terre, j’ai donc refusé ce plan.
Par chance, quelques minutes plus tard, une petite embarcation de plaisance est apparue dans notre champ de vision. Nous avons crié et sifflé, jusqu’à ce que le bateau, piloté par un Québécois et ses deux fils préadolescents s’approche et nous repêche. Les garçons nous regardaient d’un air ébahi tandis que nous nous écroulions sur le pont, trempés et tremblants.
Un traumatisme pour la vie
En rejoignant la rive, nous avons découvert une flotte de camions de pompiers secouristes, entourée d’une foule d’environ 30 personnes. Les badauds ont observé les pompiers nous envelopper dans les couvertures de survie.
Ils nous ont examinés – les pieds d’Angus était entaillés et éraflés mais pas cassés –, nous ont fait signer quelques formulaires et sont allés récupérer le canot. Un pompier nous a regardés droit dans les yeux et a déclaré que c’était un miracle que nous soyons encore en vie.
Angus et moi avons plus tard appris que la zone que nous avions traversée avait été surnommée «le cercueil». Entre 2007 et 2017, au moins six personnes sont mortes ou ont disparu dans les rapides autour du barrage. Des dizaines d’autres ont été secourues non loin de ces ruines, qui seront bientôt démolies en raison du danger qu’elles représentent.
Les pompiers ont hâlé l’embarcation et l’ont laissé sur la berge. On aurait dit qu’il avait été heurté par un tir d’artillerie. Un pompier a téléphoné à Robin et lui a demandé de venir nous chercher. Lorsqu’elle est arrivée, les larmes sont montées aux yeux d’Angus et ils se sont étreints pendant un long moment. La foule s’est dispersée. Nous avons chargé le canot dans la camionnette et Robin nous a conduits chez eux.
Je ne désirais qu’une chose: rentrer à la maison. Nous avons échangé de rapides adieux. Angus m’a tendu une liasse de billets pour rembourser mes lunettes, chaussures et téléphone perdus, et je me suis soudain retrouvé assis sur un banc de la gare routière, encore trempé et chaussé d’une vieille paire de Converse brune qu’Angus m’avait donnée, en état de choc. Je me suis mis à pleurer, seul sur ce banc.
Pendant une semaine après notre mésaventure, je suis resté anéanti. Au travail, je m’excusais lors de réunions pour sortir pleurer, tremblant au souvenir de l’incident. Dans un café, j’ai vu un dessert aux bleuets – que ma fille adore – et me suis mis à pleurer en pensant à quel point j’étais passé proche de ne plus jamais la revoir.
Finalement, Angus et moi avons convenu qu’il était, de bien des manières, responsable de l’incident. Je n’étais pourtant pas irréprochable: mon ignorance et mon manque de préparation n’avaient certainement pas aidé.
Savoir que j’étais passé à deux doigts de perdre la vie ce jour-là m’a laissé une sorte de silence dans l’esprit et le cœur. Quand je me réveille, je remercie la puissance supérieure, quelle qu’elle soit, qui règne sur le monde, reconnaissant à chaque respiration.
Après la tempête, le beau temps
Quelques années après l’incident, ma femme a donné naissance à notre second enfant, un fils. Quand je joue avec lui, que je le regarde lancer un ballon et s’émerveiller devant des feuilles ou explorer le monde, je me demande s’il aura lui aussi la chance de connaître l’amitié d’une vie, où être simplement soi-même en compagnie d’autrui aide à découvrir qui l’on est, et qui l’on pourrait être.
Les amitiés entre hommes sont singulières et mystérieuses. Selon mon expérience, ces relations ne sont pas affectées par les anniversaires manqués ou les mois, ni même les années de silence. Elles s’épanouissent dans les rires et les projets partagés.
Avec Angus, on se voit encore quelques fois par années. Et malgré toutes les épreuves traversées ensemble, on se retrouve toujours comme au bon vieux temps.
© 2021, Nathan Munn. Tiré de «Tethered Together», Maisonneuve (26 janvier 2021), maisonneuve.org
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