Accident d’avion: un miracle dans le blizzard

Le plus incroyable dans ce terrible accident d’avion ne tenait pas aux 28 victimes, mais aux 54 survivants.

Illustration Accident AvionrdieMark Smith

Le départ

Les tourbillons de neige et les violentes bourrasques se déchaînaient autour de l’avion de ligne DC-9, stationné sur la piste de l’aéroport international Stapleton, à Denver, au Colorado. De son siège à l’arrière de l’appareil, l’agent de bord Kelly Engelhart jouissait d’une vue dégagée sur l’allée centrale, de la cabine à la porte du cockpit. Dans ce cocon sécurisé, les 77 passagers du vol 1713 de la Continental Airlines à destination de Boise, en Idaho, avaient tous pris leur place.

Kelly, une petite femme pétillante aux cheveux noirs et aux grands yeux sombres, eut une pensée pour son mari, Tim, banquier spécialisé en placements, et pour leurs enfants, âgés de cinq et trois ans. Elle les avait quittés d’un baiser ce dimanche matin 15 novembre 1987. À 35 ans, elle avait déjà volé par mauvais temps au cours de ses neuf années de carrière. Aujourd’hui, face à ces conditions proches du blizzard, un mauvais pressentiment la hantait.

Elle se sentait aussi dérangée par l’apparence extrêmement juvénile du copilote Lee Bruecher, jeune homme de 26 ans qui venait de terminer sa formation sur DC-9 à peine neuf semaines plus tôt. Avant de rejoindre la Continental Airlines, il avait été licencié d’un autre emploi pour incompétence.

Suivant une impulsion inhabituelle, Kelly consulta le commandant de bord Frank Zvonek au sujet de Bruecher. Selon le commandant, il ne fallait pas s’inquiéter. Zvonek assura qu’il ne laisserait pas son copilote faire atterrir l’avion lors de leur vol de retour pour Denver. Lui confier les commandes pour le décollage semblait si impensable à Kelly qu’elle ne songea même pas à poser la question.

Une fois installée, Kelly parla de ses prochains horaires de travail avec Chris Metts, l’agent de bord assis à sa droite. Le vol 1713 affichait presque complet, United Airlines, l’autre grande compagnie aérienne au départ de Denver, ayant annulé ses vols à destination de Boise en raison de la tempête.
Le DC-9 s’aligna pour le décollage. Parmi l’avalanche de contrôles de sécurité qui s’enchaînent à cet instant, un point crucial avait été négligé. Les pilotes doivent effectuer une vérification visuelle des ailes toutes les 20 minutes en cas de météo humide et glaciale, et il ne peut s’écouler plus de 20 minutes entre le dégivrage et le décollage.

Des particules de glace équivalentes aux gros grains du papier de verre peuvent perturber le glissement de l’air sur les ailes et entraîner un effet critique sur la capacité de soulèvement de l’appareil durant le décollage.
Ce jour-là, 27 minutes s’étaient écoulées depuis le dernier dégivrage de l’avion, soit sept minutes de plus que le temps maximum. Néanmoins, aucun des pilotes ne retourna dans la cabine pour inspecter la surface des ailes.

Un autre facteur essentiel pesait dans la balance. Le commandant de bord avait délégué les principales responsabilités de vol à Lee Bruecher. En plus de son historique désastreux sur de petits avions de ligne, ce dernier n’avait cumulé que 36 heures de pilotage sur de gros appareils commerciaux. Le commandant lui-même n’avait que 33 heures d’expé­rience à ce poste sur un DC-9. Et ni l’un ni l’autre n’avaient piloté ce type d’appareil dans de telles conditions météorologiques.
À 14h14, le jeune Bruecher activa la commande des gaz. Durant les 60 secondes suivantes, le vol 1713 fonça sur la piste, atteignant la vitesse de 270 km/h. À l’arrière, Kelly sentit le nez de l’appareil se lever, puis les roues principales. «Tout se passe bien», se rassura-t-elle.
Quelques secondes plus tard, l’aile droite de l’avion plongea. L’avion se rétablit un moment, mais cet effort l’obligea à surcompenser. Le fuselage roula violemment sur sa gauche.

«Kelly ! s’écria Chris. On tombe!»

Tous deux s’accrochèrent l’un à l’autre, et Kelly entendit une terrible collision de tôle froissée. L’aile se fracassait au sol, suivie par le fuselage. Elle perçut ensuite trois petites explosions, puis une grosse. Une boule de feu orange emplit la cabine, à l’avant. Kelly ferma les yeux. L’avion se retourna et sa carlingue commença à crisser dans un long dérapage.

Un crescendo de craquements sauvages envahit les oreilles de l’hôtesse. La cabine plongea soudain dans l’obscurité. Kelly se sentit projetée contre sa ceinture et son harnais avec brutalité. Un mélange de neige, de terre et de graviers s’incrustait dans son visage et son corps tandis que le fuselage froissé se déchirait. Puis, le vol 1713 s’immobilisa.

Kelly eut la sensation d’être suspendue la tête à l’envers. Les ténèbres l’enveloppaient. Elle n’avait jamais connu un tel silence – elle n’était même pas certaine d’être en vie. Puis, ses narines palpitèrent et elle comprit que le carburant se répandait partout. Elle pensa à la boule de feu et attendit sa fin.

Illustration Avion Pompier RdieMark Smith

En route pour Boise

Anne Smoke Nasrallah, jeune femme timide, avait accepté une bourse en musique à l’université du Montana, puis était passée à l’université Northwestern de Chicago où elle avait obtenu un diplôme en biologie moléculaire.

Lors de sa deuxième année dans le Montana, elle avait épousé un camarade, Tony Nasrallah, qui étudiait l’informatique et les affaires. Leur premier fils, A.J., était né un an plus tard et le second fils, Peter, en mai 1987.
Anne et son mari s’étaient établis en Floride pour se rapprocher de la famille Nasrallah. Tony avait décroché un emploi de programmeur informatique et Anne s’occupait des garçons.

Le déménagement les avait entraînés loin des parents d’Anne, qui vivaient à Boise. C’était donc avec une joie toute particulière qu’elle accompagnait les enfants là-bas.

En attendant leur correspondance à Denver, elle avait appelé ses parents et tendu le combiné à A.J. «J’arrive, Mamie!», avait claironné le garçon à sa grand-mère.
À bord de l’avion, David Daniel, professeur en école d’agriculture dans la ville de Melba, en Idaho, était assis à côté de sa femme Tami. À 33 ans, c’était un homme calme et réfléchi dont les yeux gris se plissaient facilement en un sourire amical. Tami, 26 ans, débordait, elle, d’enthousiasme. Autour d’eux se trouvaient les huit élèves qu’ils avaient emmenés à une importante foire agricole à Kansas City, dans le Missouri.

Ce matin-là, le groupe était arrivé à l’aéroport de Kansas City heureux, épuisé, et impatient de prendre son vol de retour avec une correspondance à Denver. Un agent de United Airlines leur avait alors annoncé l’annulation de tous les vols vers Denver à cause de la météo.

L’homme leur avait proposé de regarder les disponibilités de la Continental Airlines. David s’était demandé s’il devait laisser son groupe emprunter un avion dans ces conditions, et s’était résolu à ce changement. Il avait tendu lui-même les cartes d’embarquement et d’attribution des sièges.

Anne Nasrallah avait installé ses enfants dans la première rangée de la classe économique, pour offrir à A.J. la place côté fenêtre afin qu’il puisse regarder la neige dehors. Peter, six mois, gazouillait sur ses genoux.
Quelques minutes plus tard, le bébé, tout heureux, avait tenté d’attraper le masque à oxygène qui pendait des mains de Kelly Engelhart lors des consignes de sécurité.
Kelly s’était penchée pour caresser Peter sous le menton, déclenchant les gazouillis frénétiques du bébé. Kelly était retournée s’asseoir à sa place à l’arrière de l’avion en attente du décollage.

Une succession d’erreurs

Les deux pilotes de la Continental ne s’étaient jamais rencontrés avant ce vol. Après les vérifications de routine, ils avaient discuté de tout et de rien. Au cours des 30 minutes de leur conversation, consignée par l’enregistreur du cockpit, ils n’avaient pas paru un seul instant inquiets des effets de la température glaciale sur les ailes de leur appareil. Ils n’avaient jamais demandé à la tour de contrôle l’autorisation de quitter la porte d’embarquement pour se rendre au poste de dégivrage.

Alors que le vol 1713 s’était lentement déplacé dans la neige tourbillonnante, les contrôleurs aériens qui, à cause du mauvais temps, se reposaient entièrement sur les communications radio pour établir la position de chaque avion, ignoraient la présence de cet appareil. La confusion générée par l’impression que l’avion était «perdu» avait contribué à la longue période de temps entre le dégivrage et le décollage.

Le commandant Zvonek, 43 ans, vivait avec sa femme et ses deux enfants à Carlsbad, en Californie. Ancien pilote d’avions non combattants dans les forces navales américaines, Zvonek travaillait pour la Continental depuis 1969. D’abord copilote et second officier sur des B-727 et des DC-10, puis mécanicien de bord, il avait été nommé commandant de bord de DC-9 tout juste deux semaines auparavant.

Lee Bruecher, célibataire, habitait avec ses parents à Houston, au Texas. Employé par une compagnie aérienne en 1985, il avait été licencié pour incompétence lors de tests en vol. En mars 1985, il avait décroché un emploi de copilote pour une compagnie régionale du Texas. Devenu commandant de bord de l’un des petits avions régionaux en 1986, il se vit rapidement accablé de mauvais rapports sur son travail, en particulier sur sa tendance à être facilement désorienté.

En juillet 1987, la Continental l’avait embauché pour l’intégrer au programme de formation au pilotage de ses DC-9. Le 8 septembre, il avait achevé sa sixième et avant-dernière leçon sur un simulateur de vol de DC-9. Selon les termes de l’instructeur, Bruecher «avait complètement perdu la maîtrise de l’appareil… L’altitude et la vitesse n’étaient globalement pas dans les normes.» Si l’instructeur n’était pas intervenu, le pilote aurait bel et bien fait chuter l’avion.

Un mois plus tard, Lee Bruecher était autorisé à travailler…

Les deux aviateurs manquaient peut-être de compétence comme pilotes de DC-9, mais ils possédaient un atout important pour entrer à la Continental Airlines à cette époque: ils travaillaient pour bien moins cher que leurs collègues d’autres grandes compagnies aériennes. («La moyenne de l’industrie pour un commandant de bord avec 10 ans d’expérience est de 108 000$, contre 52 500$ chez Continental», note un article de Business Week daté de 1987.)
Le monde ne saura jamais comment les deux hommes auraient défendu ou expliqué leur conduite. Ils sont morts dans le crash. Tout comme 26 autres personnes.
Illustration Avion Aileron RdieMark Smith

Du feu à la glace

Tout était immobile, noir, silencieux. Tami appela son mari. David entendait sa voix, toute proche, mais il ne distinguait rien. Il était trempé de carburant – sa bouche, ses yeux, comme le reste de son corps. Quelques secondes plus tôt, il avait aperçu la boule de feu orange. Il était maintenant surpris de ne pas sentir de chaleur. Il perçut la voix de Tami appeler à nouveau son nom, d’un ton plus interrogateur qu’effrayé. Il lui répondit et ils commencèrent à tenter de comprendre où ils se trouvaient.

David avait la tête à l’envers et reposait sur son épaule gauche, encore attaché à son siège. Sa main gauche était plaquée contre son visage. Sa main droite touchait le sommet de la tête de Tami. Son visage se pressait fermement contre le bas du dos de sa femme.

«Est-ce que je rêve?», demanda Tami. David pinça son visage, en disant qu’il ne s’agissait pas d’un songe.

Tami parvenait à peine à bouger un bras. David, lui, remuait un peu ses doigts. En s’étirant, il réussit à étendre suffisamment sa main droite pour toucher les joues de sa femme. Il la sentit couverte de neige et de terre, ruisselante de carburant, et tenta de nettoyer son visage.

Tami et David appelèrent les élèves de leur groupe. Aucune réponse.

Une voix d’homme s’éleva non loin, affirmant respirer avec difficulté. Tami et David se demandaient s’ils tiendraient jusqu’à l’arrivée des secours.

Un grondement métallique sourd grimpait dans les aigus avant de retomber. En l’associant aux changements de pression sur leur corps, le couple comprit son origine; le fuselage s’enfonçait dans la boue et la neige, en s’effritant lentement. Retourné, le ventre de l’avion – notamment son train d’atterrissage – exerçait une pression énorme sur la mince cloison de la partie supérieure du fuselage, qui se trouvait désormais au sol. David et Tami gisaient coincés entre les deux.

Le premier signe d’un danger imminent que David perçut fut la sensation d’un objet dur pressant contre le côté et l’arrière de sa tête avec une telle force qu’il poussait progressivement ses dents dans ses lèvres. Il sentait les coupures avec sa langue.

Écrasés l’un contre l’autre, Tami et David affrontaient un impitoyable dilemme. À chaque fois que David prenait une respiration, son corps comprimait celui de sa femme, rendant la respiration de celle-ci plus difficile. À l’inverse, lorsqu’elle avalait une goulée d’air, ce mouvement augmentait la pression sur le crâne de son mari.

Ils avaient à peine assez de souffle pour parler. David garantit à Tami qu’ils seraient bientôt secourus, mais le silence persistant les forçait à s’interroger ; quelqu’un était-il au courant du crash ?

Le froid devenait de plus en plus mordant. Le carburant semblait imprégner ce froid d’un engourdissement pénétrant jusqu’aux os, et David ne parvenait plus à bouger ses doigts pour caresser le front de Tami.

Cette dernière restait optimiste, certaine qu’ils allaient s’en sortir, affirmait-elle à son mari. C’était dans sa nature. Avec sa douceur habituelle, elle estimait toujours que les choses s’arrangeraient. Pendant cinq ans, David et Tami avaient vécu un merveilleux mariage. Ils se connaissaient bien. Il ne restait pas grand-chose à dire.
La pression sur le fuselage augmentait régulièrement, quoique de façon imperceptible. David se mit à prier ; s’il devait mourir, il préférait brûler vif ou sentir son cœur lâcher plutôt que d’affronter l’inimaginable horreur de son crâne broyé avec lenteur.

Lisez l’histoire de cet horrible accident qui a failli coûter la vie à Carter Viss.

Une nuit de tempête

La carcasse grotesque de l’avion gisait dans un calme inquiétant. À l’envers, la carlingue était tordue, sa moitié arrière ouverte en deux jusqu’aux ailes. Les roues géantes se dressaient vers le ciel. Perçant un silence de mort, le doux bruit d’un pleur de bébé résonna. Dans la neige tourbillonnante, des silhouettes solitaires se déplaçaient en titubant. Près de 15 centimètres de neige s’accumulaient déjà au sol, et la température affichait -2°C.

Des opérateurs de déneigeuse arrivèrent devant l’épave disloquée trois minutes après l’accident. Bondissant hors de leurs engins, ils s’élancèrent à la recherche des victimes. L’odeur de carburant flottait dans l’air et ils n’ignoraient pas que l’appareil pouvait exploser à tout instant.

Ils étouffèrent sous leurs pieds des départs de feux autour de l’avion. Ils tentèrent de rassurer les victimes, leur offrant leurs manteaux avant de les guider vers les cabines chaudes des déneigeuses. Des pompiers et des ambulanciers apparurent. Des voix anxieuses crachotaient dans les radios.

Un déneigeur, Michael Thalley, découvrit un bébé posé sur la neige, à une soixantaine de mètres des restes du DC-9. L’enfant respirait, mais ses yeux restaient clos. Thalley essaya de le réchauffer jusqu’à ce qu’un pompier le prenne en charge. «Ce petit n’a aucune chance de survie», fit bientôt le pompier. Thalley éclata en sanglots, en repartant à la recherche d’autres victimes.

L’avion était en morceaux, la cabine du cockpit, l’aile gauche et le cône de queue séparés du reste de l’appareil. Les secouristes pénétrèrent dans le fuselage principal par la petite déchirure dentée à l’arrière, là où la queue avait été arrachée. À l’intérieur de la carlingue obscure, ils découvrirent une jungle de conduits hydrauliques déformés et de câbles entortillés. La boue, la neige et le carburant avaient envahi l’espace.

Les passagers pendaient la tête en bas, encore attachés à leurs sièges. En progressant depuis l’arrière de la cabine, les secouristes comprirent que l’ouverture semblable à un tunnel ne cessait de se rétrécir. Ils commencèrent à creuser des tranchées autour de l’avion pour atteindre les gens coincés dessous. Il était frustrant de repérer des blessés tout en étant incapable de les approcher.

À plat ventre, des sauveteurs découpaient les sièges, équipés d’énormes cisailles à main, assez puissantes pour sectionner la colonne de direction d’une voiture. De gigantesques paquets de neige et de terre s’étaient accumulés dans la cabine lors de sa course au sol et devaient être déblayés pour libérer un passage aux secouristes.
La tempête s’acharna toute la nuit. Dépêchées sur les lieux, des unités de chauffage de la taille de petites voitures soufflaient de l’air chaud dans l’avion. Malheureusement, une fois ces appareils en action, la neige se mit à fondre, remplissant d’eau les tranchées creusées autour du fuselage. À mesure que le sol se réchauffait et devenait meuble, l’avion s’enfonçait plus profondément dans la terre, accentuant la pression du fuselage sur les passagers bloqués à l’intérieur.

Kelly détacha son harnais de sécurité et chuta au sol, qui était en fait le plafond de l’avion. On lui avait appris que tout de suite après un crash, c’est en général le feu qui se déclare. Elle devait extraire les passagers du DC-9 avant que les flammes ne l’engloutissent. Alors qu’elle se débattait avec une trappe de sortie, elle comprit que le feu ne menaçait pas. «C’était comme si quelqu’un me l’avait chuchoté à l’oreille, raconte-t-elle. Cela m’a donné un grand sentiment de calme et de paix. Pas un seul d’entre nous n’aurait dû survivre à cet accident. Mais je savais maintenant que nous allions sauver de nombreuses vies.»

Chris aida Kelly à faire sortir une dizaine de survivants par l’arrière de l’avion. Puis, l’hôtesse de l’air fit le tour de l’épave à la recherche de victimes projetées dans la neige. Elle offrit son manteau et ses gants. Elle aperçut un homme âgé allongé dans la neige, gémissant, le bas du corps encore coincé sous l’appareil. Elle tomba à genoux, le serra dans ses bras et frotta énergiquement ses mains en le suppliant de tenir bon. D’abord effrayé, il leva les yeux vers elle et sourit. «On s’en est sortis, n’est-ce pas?», dit-il. Elle l’étreignit une nouvelle fois avant de passer au blessé suivant.

Peu après, des secouristes emmenèrent Kelly dans la chaleur d’un autobus, sa chevelure noire recouverte d’une pellicule de glace. Un pompier accourut à bord, portant dans ses bras l’enfant que lui avait remis l’opérateur de déneigeuse. Kelly reconnut le petit garçon. Il avait joué avec le masque à oxygène lors des consignes de sécurité dans la cabine.

Il faut du courage et de la détermination pour survivre à la mort… En témoignent ces 4 histoires de sauvetages extrêmes.

Exubérant amour de la vie

Immobilisés dans les décombres, Tami et David ignoraient tout de l’activité frénétique qui se déroulait autour d’eux. Ils demeuraient soudés l’un à l’autre dans le noir. Le silence ne se brisa que lorsque l’un d’eux murmura: «Je t’aime.»

L’homme à leurs côtés s’était tu. Ses derniers mots annonçaient qu’il n’avait plus la force de respirer.

Quatre heures s’écoulèrent. L’avion continuait de s’enfoncer lentement dans le sol. La pression sur le crâne de Dave s’était accentuée et le terrifiait. À chaque fois qu’il pensait ne plus pouvoir la supporter, l’appareil bougeait, l’écrasant plus encore contre Tami. Le dilemme était diabolique ; le plus grand soulagement qu’il pouvait lui procurer consistait à retenir sa respiration. Rassemblant ses forces, il se repoussa un peu. La pression sur elle s’allégea légèrement, lui permettant de prendre une large goulée d’air.

David pensait aux huit formidable jeunes gens qu’il avait entraînés dans ce voyage. Sherry Nelson était une incroyable joueuse de softball. Joyeuse et spontanée, elle excellait aussi dans les travaux agricoles et avait patiemment économisé l’argent gagné à accomplir des corvées ingrates pour s’acheter un vieux pick-up.
Sherry n’avait pas toujours été une bonne élève. Sa qualification pour participer à ce voyage avait représenté une admirable réussite personnelle, qu’elle avait été follement heureuse d’obtenir.

Wayne Davis appréciait beaucoup Sherry. Il avait terminé ses études et travaillait dans la ferme familiale. Une semaine avant le voyage, il avait fait livrer à Sherry une douzaine de roses pour son 18e anniversaire.

La famille de Janine Ledgerwood avait déménagé dans l’État de Washington, mais les parents de la jeune femme l’avaient autorisée à rester à Melba avec son amie Angie Tlucek, le temps de terminer son cursus scolaire. Janine avait travaillé à la laiterie et élevé des porcs et des bœufs pour les présenter ensuite à la foire agricole de Kansas City.

Avec ses yeux bleus francs et amicaux, Angie obtenait d’excellentes notes, endossait le rôle de meneuse de la classe et était connue pour son indéfectible foi religieuse. Sherry et elle étaient amies depuis plus de 10 ans.

Le groupe était également composé de Chris Davis – le frère cadet de Wayne –, Patrick Lovelady, Jeff Hoagland et Tony Noe.
Leur voyage à Kansas City avait été un incroyable succès. Le groupe était arrivé 6e sur 39 équipes dans une compétition nationale. Un soir, dans un restaurant japonais, Sherry et Angie avaient discrètement prévenu leur serveur que c’était l’anniversaire de David Daniel. Le dessert était arrivé à table avec des bougies allumées, et le personnel avait entonné de tonitruants «Joyeux anniversaire» tandis que leur professeur rougissait de plus en plus. Les jeunes élèves s’étaient montrés d’autant plus ravis que ce n’était absolument pas l’anniversaire de David.

Suspendu dans le silence, David se remémorait tout cela. Il revoyait ces jeunes doués d’un exubérant amour de la vie. Leurs familles lui avaient confié leur sécurité. Il en était maintenant certain: tous avaient péri.

Patrick Lovelady et Jeff Hoagland étaient assis l’un à côté de l’autre lors du crash. Ejecté dans la neige, Patrick avait repris conscience. Il fut transporté à l’hôpital, où les médecins l’ont traité pour une multitude de fractures et de contusions.

Jeff, lui, n’avait pas sa ceinture. Catapulté hors de son siège, il avait volé dans les airs pour atterrir sur d’autres passagers. Ses blessures s’avéraient superficielles.

Wayne Davis et Tony Noe étaient, eux, assis juste derrière Patrick et Jeff. Lorsque l’avion s’était immobilisé, ils se trouvaient toujours dans leurs sièges, mais la rangée entière s’était détachée. Leur tête touchait le sol, écrasée contre la neige et la terre. Wayne appela son frère, Chris, qui était assis de l’autre côté de l’avion. Aucune réponse ne lui parvint. Avec Tony, Wayne réussit à se détacher et à ramper hors des décombres.

Une heure après l’accident, un garçon qui se révéla être Chris Davis fut admis à l’hôpital. Il souffrait de terribles blessures: des contusions au tronc cérébral, sept côtes et une cheville cassées, les deux poumons affaissés, des plaies ouvertes sur les jambes, le visage couvert de déchirures. À un moment, son cœur cessa de battre. Il était plongé dans un profond coma.

Les médecins ne pouvaient se prononcer sur ses chances de survie ni spéculer sur les dégâts subis par son cerveau.

Illustration Avion Famille Retrouvailles RdieMark Smith

La veillée

Frank Smoke ne cessait de zapper entre deux matchs de football américain à la télévision. Il n’allait pas tarder à partir avec sa femme Jean pour récupérer leur fille, Anne Nasrallah, et leurs deux petits-fils au terminal de l’aéroport de Boise. En changeant de chaîne, il capta sur CNN des bribes d’informations au sujet du crash d’un avion de la Continental Airlines, à Denver.

«Quel est le numéro de vol d’Anne?», a-t-il demandé à Jean. La réponse de sa femme l’épouvanta. C’était celui dont on parlait à la télé. Il contacta aussitôt la famille Nasrallah en Floride. Eux n’avaient encore rien entendu.

«Allumez CNN, ordonna Frank. J’ai bien peur qu’il y a eu un gros problème.»

Les heures passèrent. La Continental refusait de divulguer la moindre information au sujet du crash ou des survivants. Des voisins se rassemblèrent devant la maison des Smoke. Jean supposa que Anne et les enfants se trouvaient à l’hôpital, et qu’elle appellerait dès qu’elle le pourrait.

À 10 h du matin le lendemain, Tony Nasrallah téléphona. Il avait pris le premier avion au départ de Jacksonville, en Floride, mais le mauvais temps l’avait retardé et il venait seulement d’arriver à Denver. «Je crois avoir pu identifier Anne, annonça Tony à Frank. Elle est inconsciente. Je l’ai reconnue grâce à son anneau.
— Et les garçons ? s’inquiéta Frank.
— Je ne sais pas encore, répondit Tony. On m’a dit qu’ils avaient deux petits garçons non identifiés à la morgue. Je vais y aller.»

Jean se pensait incapable de survivre au déferlement d’émotions qui l’en­vahit à cet instant.

Tony déclara au responsable de la morgue qu’il n’y voyait pas assez bien pour identifier A.J. et Peter à travers la paroi de verre. Il voulait serrer ses fils dans ses bras. L’agent refusa. Tony fracassa son poing contre le mur avant de retourner au chevet d’Anne.

Plongée dans le coma, Anne luttait pour survivre à de terribles blessures: écrasement des poumons, éclatement de la rate, os brisés, le pelvis broyé et de multiples lésions crâniennes. Personne n’aurait osé promettre qu’elle allait survivre. Et même si elle vivait, selon les médecins, ses lésions cérébrales avaient peut-être détruit son passé et une bonne partie de son avenir.

Peu d’hommes avaient jusque-là affronté des tourments aussi intenses que ceux de Tony Nasrallah. Ce jour- là, à Denver, il mit le pied sur ce qu’un ami a plus tard décrit comme un «tapis de course de souffrances». Sans cesse, dans son sommeil infesté de cauchemars, Tony se réveillait en hurlant à l’adresse de ses fils perdus: «J’arrive! J’arrive!»

Dès le début, David Daniel s’était douté que Tami était dans une situation encore pire que la sienne. Sa respiration paraissait plus faible et elle commençait à tousser – le maigre et faible effort d’un système respiratoire désespéré. Il soupçonnait Tami de tenter de respirer aussi peu et légèrement que possible pour l’épargner, lui. Quand elle réussissait à parler, son message était toujours empli d’encouragement et d’amour.

Tami avait grandi dans un ranch d’élevage de bétail de 320 hectares. Son enfance l’avait dotée d’un profond instinct de protection ; aucune créature n’était trop petite, malade ou blessée pour ne pas mériter toute son attention. «Elle irradiait d’une lumière qui donnait l’impression qu’elle possédait un merveilleux secret», décrit un ami.

Vers la quatrième heure, David remarqua que la respiration de Tami devenait laborieuse. Il essaya désespérément de se repousser pour lui offrir de l’espace. Il obligea ses doigts à bouger une dernière fois pour les passer doucement sur le front de son épouse. Alors qu’il la touchait, elle prit avec peine une plus grande respiration et murmura: «Je pense que je vais faire une petite sieste.
— Bonne idée, souffla David. Je te réveillerai quand les secours arriveront jusqu’à nous.
— Je t’aime, dit Tami. Tiens bon.»

Puis David sentit le corps de sa femme se relâcher. Sa faible respiration cessa. Il prononça son nom et caressa son front. Il comprit qu’elle n’était plus. Par une cruelle ironie du sort, sa propre respiration devint soudain bien plus facile.

Cela ne faisait aucune différence pour lui. Sa femme était morte, et à sa connaissance, ses élèves avaient également péri. Il respirait mieux, mais pensait toujours que son crâne serait bientôt broyé par l’incroyable pression. Il se remit à prier, non pour sa vie, mais pour que la mort vienne et le délivre de cette torture.

Les survivants

Kelly Engelhart put quitter l’hôpital quelques heures après le crash. Son mari Tim la reconduisit en voiture à la maison à travers la tempête. En courant à sa rencontre, son fils de cinq ans et sa fille de trois ans posèrent la question avec laquelle ils l’accueillaient toujours lorsqu’elle rentrait après un vol. «Que nous as-tu rapporté, maman?
— Je vous ai ramené moi!», répondit Kelly en les serrant aussi fort qu’elle le pouvait dans ses bras.
Janine Ledgerwood et Sherry Nelson furent tuées instantanément dans l’accident. Sherry était assise près de la fenêtre à côté de Tami Daniel. Janine était installée juste en face de Tami.

Angie Tlucek était placée de l’autre côté de la rangée, en face de David Daniel. Elle avait saisi que l’avion allait s’écraser et avait vu une boule de feu orange tourbillonner dans sa direction. La mémoire d’Angie lui épargna les détails de ce qui se produisit ensuite. Elle reprit connaissance cinq heures plus tard à l’hôpital. Elle souffrait de brûlures au second degré sur les bras, les mains, le visage et les chevilles, ainsi que d’un poumon affaissé, de caillots sanguins et de plusieurs doigts cassés.

Quatre garçons de Melba survécurent sans blessures sérieuses: Wayne Davis, Pat Lovelady, Tony Noe et Jeff Hoagland. Chris Davis connut une expérience plus difficile mais, contre toute attente, il retourna en cours à temps plein en février 1988 et décrocha son diplôme avec le reste de sa classe. «Tout le monde à l’école se mobilisa pour l’aider», témoigna sa mère.

Peu après la mort de Tami, David Daniel eut l’impression de percevoir de la lumière. Il crut qu’il s’agissait du début de la fin pour lui ; puis il entendit une voix au-dessus de lui crier: «Je crois qu’on a quelqu’un de vivant ici!» David appela en retour. Les secouristes s’attelèrent à libérer ses jambes en premier, puisqu’elles étaient au-dessus.

Après plus de cinq heures dans l’épave, il fut la dernière personne secourue. Il souffrait d’entorses, de brûlures et de coupures mineures, mais ces blessures n’étaient rien comparées à la plaie béante qui l’habitait. Aussi longtemps qu’il vivrait désormais, il resterait la personne qui fit monter ses élèves à bord de ce vol de la Continental Airlines et leur indiqua leur place.

Trois semaines après l’accident, David retourna en classe, seule manière d’entamer son processus de guérison et d’aider ses étudiants à démarrer le leur. L’année suivante, il revient à la foire agricole de Kansas City avec un autre groupe d’élèves. «Je le devais à Tami, Sherry et Janine, dit-il. La seule façon dont je peux honorer leur souvenir est de continuer à réaliser ce qui était important pour elles.»

Dans les semaines qui suivirent l’accident, Anne Nasrallah s’accrocha à la vie. Son mari et sa famille à ses côtés, elle sortit peu à peu du coma. La mémoire de ses réussites musicales et universitaires s’était embrumée. Le souvenir d’A.J. restait clair, mais celui de bébé Peter s’était effacé de son esprit aussi sûrement que si elle ne l’avait jamais enfanté.

Après 14 semaines de traitement à Denver, elle rentra en Floride. Devenue l’ombre d’elle-même, elle réapprit patiemment les bases des choses auxquelles elle excellait autrefois – et à renouer avec certains pans de son passé.

Tony resta inébranlable auprès de sa compagne. En retour, elle le traita avec amour pour apaiser la plus grande douleur qu’un homme puisse connaître.
Dans les années qui suivirent, Anne et Tony eurent deux autres fils, Ben et Jonathan.

Le rapport

Le Conseil national de la sécurité des transports (CNST) conclut que le pilote et le copilote manquaient d’expérience pour un DC-9, et que la décision de les poster en binôme était «inappropriée». Le CNST détermina que la cause probable tenait à «l’échec du commandant de bord à faire dégivrer l’avion une seconde fois». Il ajouta que «l’absence de contrôles réglementaires ou de gestion pour superviser les opérations des membres de l’équipage nouvellement qualifiés» avait été un facteur déterminant.

Continental Airlines persista à décrire Zvonek et Bruecher comme des pilotes pleinement qualifiés et affirma ignorer la cause de l’accident.
Les experts avaient peu d’explications au sujet de la boule de feu qui traversa la cabine. «La neige et la terre entrées dans la cabine lors de l’impact ont peut-être empêché la boule de feu d’embraser quoi que ce soit d’autre dans l’avion, conclut le rapport d’enquête. La chute de neige modérée et le froid ont atténué la vaporisation du carburant, prévenant ainsi un incendie intense après l’impact.»

Kelly Engelhart ne chercha pas à contredire ces jugements. Cependant, elle ne pouvait ignorer ses années de formation et ce qui se produit lorsque du feu entre en contact avec du carburant. «Cinquante-quatre personnes sont en vie aujourd’hui parce qu’il n’y a pas eu d’incendie. Notre survie est un miracle, purement et simplement.»

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Contenu original Selection du Reader’s Digest