«Ne les laissez pas vous mettre le feu », lance la réceptionniste de l’hôtel Brown TLV qui me voit partir pour le restaurant North Abraxas le soir de mon arrivée à Tel Aviv.
J’envisage un instant de changer mes plans, mais la femme a ce haussement d’épaules caractéristique des habitants de Tel Aviv, sorte d’acceptation pragmatique et un brin sceptique de l’éventualité du pire, tout en espérant le meilleur. C’est un geste qu’on apprend à parfaire dans cette ville si dangereusement proche de la bande de Gaza, qui a essuyé des tirs de roquettes palestiniens, pas plus tard qu’en juillet 2014.
Mes doutes disparaissent dès que je mets un pied dans le restaurant. Personne ne brûle quand je m’installe au bar. L’ambiance est à l’exubérance – l’envers sympathique du haussement d’épaules local. Les jeunes chefs préparent les plats, jonglant avec les
poivrons dans une cuisine à aire ouverte et, autour de moi, des serveuses télégéniques dansent au rythme enjoué d’une musique arabo-latino-bollywoodienne, tout en faisant le service avec célérité.
Puis la fête commence. Mon serveur distribue à l’assemblée des petits verres de whisky, puis allume un brin de sauge sur le comptoir. «L’Chaim ! – À la vie ! » hurle-t-on en chœur, et tout le monde fait cul sec tandis que des flammèches de sauge grésillante s’élèvent dans les airs.
Tel Aviv est peut-être dans la ligne de feu, mais la ville défie toutes les menaces en s’offrant une fête perpétuelle.
À certains égards, c’est exactement ce à quoi je m’attendais. J’avais sept ans quand ma famille a quitté sa banlieue tranquille des États-Unis pour s’installer à Tel Aviv, et soudain tout paraissait plus vivant : les pierres dorées des immeubles anciens qui semblaient s’embraser au crépuscule ; les enfants de mon école israélienne, portés par une sorte d’énergie cinétique ; les pains pitas moelleux aux falafels, si garnis qu’ils laissaient échapper en s’éventrant une sauce tahini veloutée.
Quand nous sommes repartis en Amérique deux ans plus tard, j’étais inconsolable. C’est ma sœur qui m’a encouragé à y retourner. « Tu dois retrouver ce falafel », m’a-t-elle lancé un jour, aussi attachée que moi à cet emblème de notre enfance.
Quand j’atterris à Tel Aviv, le soleil de septembre se réverbère sur les façades des immeubles blanchies à la chaux, et la Méditerranée exhale ses effluves salins sur la ville. Ses 405 000 habitants semblent tous campés dans les cafés en plein air de Tel Aviv.
« Peut-être que, dans une heure, vivrons-nous sous les bombardements ; c’est notre réalité », souligne Dalit Nemirovsky, rédactrice de Tel Aviv, avec qui je suis attablé autour d’un brunch au Rothschild 12, un café de l’avenue du même nom. « Nous n’oublions pas les problèmes, mais nous continuons à aller à la plage, à fréquenter les boîtes de nuit. Il faut vivre pleinement le moment présent quand on ne sait pas s’il y en aura d’autres. »
Si Jérusalem représente l’héritage ancien, une alliance avec le passé, Tel Aviv est l’expérience visionnaire, réceptive, une ville créatrice, tournée vers l’avenir.
« Tel Aviv attire plus que jamais des jeunes à la recherche d’un sentiment de liberté, fait remarquer Dalit. En suivant le mouvement, de nombreux Israéliens fraîchement arrivés d’Afrique du Nord et d’Europe de l’Est contribuent à former un lieu très vivant. »
La preuve s’étale devant nous.
Récemment encore, les quelque 3 000 immeubles Bauhaus, dont plusieurs furent dessinés par des architectes ayant fui l’Allemagne nazie dans les années 1930, se délabraient, rongés par un vent marin corrosif. La mobilisation autour de la conservation de ces bâtiments a favorisé leur intégrétion au patrimoine mondial de l’UNESCO, mettant ainsi en évidence leur importance comme modèles de la modernité. En descendant l’avenue Rotschild, je peux admirer les profils arqués et les balcons en forme de boomerang dynamique.
Je quitte Dalit et m’accorde une promenade de 10 minutes vers le marché extérieur du Carmel. Je circule parmi des montagnes de denrées – pastèques coupées en deux qu’on pourrait prendre pour des chaloupes, des piles d’aubergines rangées à côté de grenades roses presque mûres. « Vous ne trouverez pas mieux ailleurs », hurle le marchand de fruits en s’adressant à moi.
Je voudrais bien le croire, sauf que, dans ce quartier de Tel Aviv coincé entre le centre-ville et la Méditerranée, on peut toujours trouver mieux. Dans une galerie d’objets en céramique du quartier verdoyant de Neve Tzedek, des bols d’argile couleur pastel aussi fragiles que des œufs de rouge-gorge reposent sur des étagères. À l’angle de la rue, un bijoutier expose avec sobriété d’élégants colliers en argent. On m’a dit que cet attrait pour l’artisanat était en plein essor. Je décide donc de me rendre à Noga, un quartier à un kilomètre au sud. Comme ses façades où le style industriel rencontre l’architecture ottomane sont en plus mauvais état, le coût de location d’une galerie y est moins élevé.
« Nous sommes comme un village dans une grande ville », affirme Yaron Mendelovici dans l’embrasure de la porte de Gelada, sa boutique atelier de tee-shirts. Les siens sont un peu espiègles et jouent sur la notion de patriotisme, un thème récurrent dans l’art de Tel Aviv. Je suis surpris d’en trouver un avec la sérigraphie d’un faucon aux serres ouvertes représentant l’Iran, l’ennemi déclaré d’Israël. « C’est un peu sarcastique et à double sens », précise Yaron.
Cette ambition créatrice ne se limite pas aux petits ateliers. Le musée d’Art de Tel Aviv offre une bonne vue d’ensemble de ce qui se fait en Israël. « Les Telaviviens veulent vivre dans un monde laïque, international », remarque Anat Danon-Sivan, conservatrice adjointe du musée, alors que nous passons de l’orientalisme romantique des œuvres plus anciennes à l’art contemporain plus réaliste et politique. « Mais nous ne pouvons pas oublier pourquoi nous sommes là ni toutes les sources de conflit. »
Je suis attiré par l’image d’un soldat israélien, du photographe Adi Nes, endormi en boule, tel un ange de Botticelli, le visage éclairé par une lumière nacrée. Derrière lui, une fenêtre s’ouvre sur un paysage flou qui semble tour à tour rougeoyant et explosif.
Une ambiguïté similaire semble animer la performance à laquelle j’assiste ce soir-là au centre Suzanne Dellal à Neve Tzedek. Six danseurs représentant six pays différents – d’Israël au Brésil – interprètent chacun une danse folklorique au rythme de son hymne national. Cette œuvre moqueuse intitulée Les diplomates se fracture petit à petit tandis que les danses se fondent et que les hymnes s’effacent pour laisser place à un désordre atonal. De la notion d’identité nationale, ne reste plus qu’un riff moqueur.
« As-tu trouvé le falafel ? » me demande ma sœur au téléphone. Non. Sa question me ramène à la véritable réussite de Tel Aviv : l’art de très bien vivre, illustré par sa scène gastronomique florissante.
« J’ai grandi avec la cuisine marocaine de ma mère, raconte Meir Adoni, dont le restaurant Mizlala est une star du milieu culinaire de Tel Aviv. J’aime le mélange des genres : la cuisine juive, marocaine, palestinienne, la grande et la petite. »
De sa cuisine, les bons plats défilent. J’ai pu me régaler de lobes veloutés d’une cervelle de veau présentés dans un croissant géant, d’un risotto au beurre tomaté et hachis de pétoncles et d’un confit de porc servi sur gaufres belges pas du tout casher.
« Au début, ma mère était plutôt agacée que je serve du porc, reconnaît Meir, et j’avais l’impression d’être un mauvais juif. » À Tel Aviv, presque rien n’est sacré et tout le monde est un peu subversif.
Enfin décidé à trouver le fameux falafel, je hèle un taxi. Je cherche HaKosem, une chaîne que tout le monde m’a recommandée. Quand on y arrive enfin, juste au nord de Neve Tzedek, j’offre le plat emblématique à mon chauffeur. Le pain pita est léger comme une plume, les boulettes de pois chiches sont délicates et croustillantes et le tahini coule de partout, comme dans mon souvenir. « Pour ça, dit mon chauffeur, je vous ramène gratuitement. »
Tel Aviv se révèle dans une insolente liberté à la tombée de la nuit, quand les badauds vont se promener avenue Rothschild. Un homme avec une coiffure de rasta ramassée en un chignon déambule d’un pas nonchalant ; une femme en turban promène quatre border colleys… À l’élégant Café Europa, la clientèle s’enfile des cocktails à la mode chargés d’alcool. À deux rues de là, les patrons du Shpagat Bar écoutent une femme aux cheveux colorés au henné chanter des ballades teintées de blues.
« J’étais à Paris récemment et j’ai été très étonné de voir les rues vides à minuit, déplore Meir Adoni quand je le retrouve chez Mizlala pour un en-cas tardif. À Tel Aviv, tout le monde est debout jusqu’à 5 h du matin. Puis les gens prennent le petit-déjeuner et ça recommence. »
Le lendemain matin, en explorant Jaffa, l’ancien quartier arabe en bord de mer, juste au sud de Neve Tzedek, les paroles de Meir me reviennent à l’esprit : « Le jour où on arrivera à s’entendre et à partager nos cultures, Tel Aviv sera le plus bel endroit de la terre. Jaffa incarne cet espoir. »
Plus ancienne que Tel Aviv de quelques millénaires et principalement arabe jusqu’en 1948 où elle a été graduellement annexée à la ville, la vieille cité portuaire de Jaffa a vu les jeunes artistes israéliens, attirés par ses immeubles aux pierres polies par le temps, s’installer à côté des résidents de longue date.
Qais Tibi, DJ arabo-israëlien à Jaffa, affirme que des familles arabes ont été chassées à cause des loyers de plus en plus chers. « Mais ce mélange est naturel, nourri par des esprits créatifs qui veulent apprendre les uns des autres, en s’inspirant des différentes religions et communautés au lieu de les craindre. »
Cette communion est visible partout à Jaffa. Dans le tentaculaire restaurant arabe Old Man and the Sea, des familles élargies – arabes, juives, étrangères – prennent place autour de tables communes. Des matrones arabes voilées croisent de jeunes juives en robes d’été légères dans des rues ombragées par les palmiers. Au marché aux puces de Jaffa, les commerçants vantent leur marchandise : kippas et ménorahs, caftans arabes, crucifix gothiques et tapis orientaux.
« Tu as un âne à la maison ? » demande l’un d’eux quand je m’arrête pour admirer une sacoche de selle. Il pose la question avec une telle conviction désinvolte que je suis forcé de réfléchir un instant.
Je passe mon dernier après-midi à Banana Beach, au nord de Jaffa. Des familles font danser dans le ciel des cerfs-volants aux couleurs vives ; les garçons jouent au bolo. Soudain, alors que le soleil commence à s’enfoncer à l’horizon, une voix explose dans un haut-parleur : « Les maîtres-nageurs ont terminé leur service. Vous devez sortir de l’eau. »
Un court instant, toute la plage semble figée. Puis, après un haussement d’épaules telavivien collectif, la foule reprend vie. Plongeant avec défi dans la mer, indifférents à tout danger, les nageurs refusent de renoncer à ce précieux moment.