Matera, Italie: la lumière après la honte

Jadis déshonneur national, les anciennes grottes de Matera, au sud de l’Italie, ont connu la renaissance la plus spectaculaire d’Europe.

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Matera, Italie: la lumière après la honte

À Matera, petite ville du sud de l’Italie, j’emprunte une ruelle sinueuse vers un quartier fascinant appelé I Sassi (« les pierres ») où quelque 1 500 habitations troglodytiques criblent les flancs d’un ravin escarpé.

Près d’un sommet de pierre couronné d’un crucifix en fer se trouve l’hôtel Corte San Pietro. Le propriétaire, Fernando Ponte, m’accueille en costume de soie et cravate.

Fernando ouvre la porte de verre fumé menant sur l’une des cinq chambres d’hôte creusées dans la roche calcaire d’une petite cour. D’élégantes lampes de designer éclairent les murs de pierre brute, ornés d’œuvres d’art contemporain et d’un écran plat. Une baignoire de pierre lisse est encastrée dans le coin le plus profond de la grotte. Lorsque j’effleure les murs dorés, une légère pluie de sable tombe sur le sol de pierre polie.

Les estimations des précédentes occupations des Sassi varient, mais les archéologues y ont découvert des objets datant du paléolithique et du néolithique. Les grottes naturelles furent progressivement creusées plus profond et agrandies pour former des espaces de vie par les paysans et les artisans au cours du Moyen Âge et de la période classique. Aujourd’hui, ces résidences sont réinvesties, et séjourner dans l’un des hôtels souterrains des Sassi est devenu l’une des expériences les plus exotiques d’Europe.

Il est difficile d’imaginer que le dédale de Matera était encore connu il n’y a pas si longtemps comme « la honte de l’Italie » pour sa terrible pauvreté. Dans les années 1950, la population totale d’environ 16 000 personnes fut ­relogée, laissant les Sassi complètement vides.

Fernando Ponte, qui a grandi dans la partie moderne de Matera, au-dessus du ravin, fut l’un des premiers à profiter de ces biens immobiliers prêts à servir. Il déménagea à proximité avec sa femme dans les années 1990, et entreprit dès lors de rénover Corte San Pietro. « À l’époque, les Sassi avaient été abandonnés aux loups », explique-t-il.

En travaillant dans les grottes, la famille Ponte découvrit huit citernes interconnectées sous le sol, une partie d’un réseau conçu pour récupérer l’eau de pluie et la boire. « Nous ne savions absolument pas que c’était là, raconte-t-il alors que nous marchons dans ces espaces coniques à présent immaculés. Elles avaient été remplies de gravats. » Elles sont aujourd’hui transformées en spas de méditation.

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« On n’imagine pas qu’une grotte ait une architecture aussi complexe », affirme l’architecte Anne Toxey, qui a étudié les Sassi pendant plus de 20 ans. « J’ai été stupéfaite par la subtilité de leurs structures. » Les édifices les plus élaborés datent de la Renaissance, époque à laquelle de nombreuses grottes furent agrémentées de nouvelles façades ou ont vu s’agrandir leur plafond pour obtenir des pièces voûtées. Aujourd’hui, des escaliers taillés dans la pierre relient toujours des arches, des greniers, des beffrois et des balcons, rattachés les uns aux autres comme une sculpture cubiste dynamique.

On comprend pourquoi l’endroit fut choisi pour reproduire Jérusalem dans des films, dont celui de Mel Gibson, La passion du Christ. « C’est l’une des villes vivantes les plus anciennes du monde, précise Antonio Nicoletti, un urbaniste de Matera. Où, sur la planète, pouvez-vous encore dormir dans une chambre occupée pour la première fois il y a 9 000 ans ? »

La rénovation moderne des intérieurs historiques des Sassi n’a cessé d’innover. En plus des hôtels souterrains, on trouve maintenant des restaurants et des cafés, des galeries, des discothèques, une piscine et un ­musée d’art contemporain. L’un des complexes de grottes est occupé par une entreprise de logiciels informatiques de près de 50 employés.

Les visiteurs suivent des sentiers de métal à travers un énorme complexe de citernes datant du 16e siècle, découvert en 1991 et situé sous la place principale. Ses pièces mesurent 15 m de profondeur et 73 m de long.

« Les Sassi sont criblés de tunnels et de cavernes », remarque Peppino ­Mitarotonda, un artiste qui travaille sur les rénovations avec une association locale. « La partie visible à la surface ne représente que 30 %. Le reste est caché. »

Située dans le cou-de-pied de la botte italienne, Matera a toujours été un lieu isolé et oublié de la région de  Basilicate. La ville est sortie de l’anonymat en 1945, lorsque l’écrivain italien Carlo Levi a publié Le Christ s’est arrêté à Eboli, récit de son année d’exil en ­Basilicate sous le régime fasciste.

Levi décrit particulièrement les Sassi pour leur « beauté tragique ». Les grottes creusées étaient alors devenues des « trous noirs » remplis de détritus. Les animaux de basse-cour étaient parqués dans des recoins froids, humides, et la mortalité infantile grimpaient en flèche en raison des épidémies de ­malaria, trachome et dysenterie.

Le livre de Levi souleva un tollé et les Sassi devinrent célèbres sous le surnom de la vergogna nazionale, la honte de la nation. Lors de sa visite en 1950, le premier ministre Alcide De Gasperi fut si choqué qu’il mit en place un programme radical pour reloger l’entière population des Sassi vers de nouvelles habitations.

« C’est devenu une ville fantôme », raconte Antonio Nicoletti. Les ancien­nes ruelles envahies par la végétation sont tombées en ruine, et les Sassi ont rapidement acquis une mauvaise réputation, attirant les revendeurs de drogue, les voleurs et les trafiquants.

De nombreuses familles relogées, qui avaient du mal à s’intégrer dans leurs nouveaux domiciles, prétendaient venir d’autres villes du sud de l’Italie. Antonio fut surpris d’apprendre que son propre père, Domenico, n’était jamais retourné aux Sassi depuis le déménagement de sa famille en 1956, alors qu’il avait 20 ans – bien que sa maison se trouve à moins de 800 m de là.

Je lui demande si son père pourrait maintenant envisager de visiter à nouveau son ancienne résidence. La réponse arrive quelques jours plus tard. Le Signor Nicoletti accepterait de retrouver son premier foyer, accompagné par ses deux fils et deux de ses petits-enfants.

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Nous nous réunissons dans un café au sommet des Sassi. Tandis que la vaste famille, tout endimanchée après la messe, discute autour d’espressos serrés, tout le monde s’en remet poliment à Domenico. Aujourd’hui âgé de 78 ans, ce petit homme silencieux porte un costume trois pièces d’un gris impeccable assorti à ses cheveux bien coiffés.

En descendant les marches glissantes sous un fin crachin, il observe les Sassi avec une agitation croissante. Il pointe enfin du doigt ce qui ressemble à une ­demeure de hobbit, construite sous le niveau du sol et s’ouvrant sur une petite cour derrière les escaliers. « C’était notre maison. »

Il fait mine de nettoyer ses lunettes pour masquer ses larmes.

« Bien sûr, sans eau courante ni électricité, la vie était très dure, confirme-t-il. Les femmes faisaient tout le travail, con coraggio, courageusement. Mais la beauté des lieux se trouvait dans la communauté. Nous connaissions chaque famille. »

Antonio ajoute : « Les gens vivaient à l’extérieur, dans leur vicinato, leur cour, qui ressemblait à une toute ­petite place. Les enfants y jouaient, les hommes y discutaient tandis que les femmes écossaient des pois avec leurs voisines. Ils s’entraidaient pour affronter toute difficulté. »

Ce mode de vie traditionnel attira des photographes comme Henri ­Cartier-Bresson dans les années 1950, qui captura des images d’une Italie mythique – faite de prêtres en calottes noires montés sur des ânes dans des ruelles pavées, d’arcades ornées de linge suspendu, de femmes en robes brodées alignées devant des puits collectifs avec des seaux de cuir.

Une jeune femme passe la tête par la petite fenêtre de la maison souterraine. Elle nous propose de visiter l’endroit. Les murs nus sont maintenant blanchis à la chaux, mais l’architecture n’a pas changé.

Le Signor Nicoletti nous montre la pièce où il dormait avec ses trois sœurs sur des matelas de paille séparés par des ­rideaux, et il retrouve l’endroit de la cuisine où sa mère avait fabriqué une fausse cloison pour cacher leurs biens de valeur aux nazis.

Plus tard, alors que nous séchons dans la chaleur d’un café, le Signor Nicoletti déclare qu’il est heureux d’avoir revu son ancienne maison, mais qu’il n’est pas pressé d’y revenir. « J’ai eu trois frères, tous morts en bas âge. Quand la chance de m’échapper  d’ici s’est présentée, je l’ai saisie. »

À la fin des années 1950, alors que les habitants des Sassi étaient évacués, une vingtaine d’étudiants de Matera décidèrent de se battre contre la réputation de la ville. « Nous nous sommes posé une question simple : qui sommes-nous ? se souvient l’un des meneurs du mouvement, Raffaello De Ruggieri. Les enfants de la misère et de la pauvreté, comme nous l’affirmait le gouvernement, ou les héritiers d’une longue et fière histoire ? »

En 1959, à 23 ans, Raffaello et son frère aîné fondèrent une association culturelle appelée Circolo la Scaletta, le Cercle des escaliers, afin de préserver le passé de Matera. « Nous étions un groupe d’amis, des hommes et des femmes, des étudiants en médecine, en droit, des femmes au foyer – et pas un seul archéologue parmi nous », ­raconte Raffaello, aujourd’hui avocat à la retraite.

Le groupe explora les Sassi désertés. Ils découvrirent qu’une grande partie des structures pouvait aisément être sauvée. « Seul 35 % des habitats souterrains avaient été déclarés dangereux, explique Raffaello, mais ils furent tous évacués. » Les trésors architecturaux abandonnés comprenaient plus de 150 églises taillées dans la pierre, couvertes d’inestimables fresques byzantines. Une grotte ­majestueuse, aujourd’hui connue sous le nom de crypte du Péché originel, fut surnommée la chapelle Sixtine de l’art rupestre.

La Scaletta publia un livre sur les églises rupestres en 1966, et commença à rechercher des fonds de préservation, soutenue par l’écrivain Carlo Levi, devenu sénateur. À la fin des années 1970, Raffaello fit l’acquisition d’une demeure en ruine en lisière des Sassi et la restaura. Des artistes locaux audacieux commencèrent à vagabonder dans les bâtiments abandonnés.

Donato Rizzi, un peintre, se souvient d’avoir découvert les Sassi à l’adolescence. « Je cherchais juste un endroit où me cacher pour fumer une cigarette avec mes amis. Mais j’ai été choqué par ce que j’ai découvert ! » Avec un ami, il y emménagea clandestinement dans les années 1970 ; aujourd’hui, les figures abstraites et complexes des Sassi se retrouvent dans ses peintures.

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Le club organisa le ramassage ­bénévole des déchets afin de déblayer les citernes remplies de gravats et les églises jonchées de seringues hypodermiques. Les premiers archéologues envoyés par l’État arrivèrent au début des années 1980.

Quelques années plus tard, une nouvelle loi italienne assura protection et fonds. En 1993, les Sassi furent classés au patrimoine mondial de l’Unesco, qui les décrit comme « l’exemple le plus remarquable et le plus complet d’un ensemble d’habitations troglodytiques de la région méditerranéenne, parfaitement adapté à son terrain et à son écosystème ».

Les autorités de la ville commencèrent à proposer des baux de 30 ans pour un prix modique aux locataires qui accepteraient de restaurer les grottes, sous la supervision de spécialistes de la conservation. Aujourd’hui, environ 3 000 personnes vivent dans les Sassi et près de la moitié des grottes sont habitées. Matera occupe une place importante dans les circuits touristiques du sud de l’Italie.

Malgré l’embourgeoisement soudain de la ville, une excentricité ­locale a persisté. Les grottes n’attirent pas de grosses chaînes d’hôtels mais des individus entreprenants comme la famille Ponte, qui aiment discuter avec leurs hôtes autour d’un apéritif. Les visites des églises rupestres sont organisées par des amis d’amis, selon qui a la garde des clés.

Le dernier jour, je me promène avec Antonio Nicoletti lorsque nous croisons un groupe de vieillards coiffés de casquettes d’ouvriers, prenant l’air sur la place. Ils se relayent pour nous raconter leurs souvenirs d’enfance de leur « vie troglodytique » dans les Sassi, comment faire la lessive avec des cendres, et combien de chèvres se serraient dans leur maison.

« Avant leur réhabilitation, les gens qui avaient grandi dans les Sassi affirmaient qu’ils venaient d’ailleurs, ­remarque Antonio d’un air songeur, alors que nous nous éloignons. Aujourd’hui ce sont des célébrités. »

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