Comment atteindre le nirvana avec le Guru du yoga Eoin Finn

Eoin Finn a su devenir le Canadien le plus heureux qui soit. Saura-t-il nous persuader d’agir comme lui?

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Comment atteindre le nirvana avec le Guru du yoga Eoin Finn

Photos: Erik Isakson

Eoin Finn n’est sans doute pas le premier homme qui, allongé dans un hamac, ait eu soudain une bonne idée. Mais il est peut-être le seul dont l’idée lumineuse consiste à encourager les gens à se prélasser dans des hamacs. Pourtant il n’a pas souvent l’occasion de les imiter, car ce yogi de 44 ans prône la relaxation, mais consacre tout son temps et ses efforts à répandre la bonne parole.

Au cours des 10 dernières années, il a enseigné à des centaines de professeurs de yoga, et ses sept DVD de platine en ont intéressé des milliers d’autres. Sa société Blissology, fondée en 2001, fait d’excellentes affaires, vendant des livres, des t-shirts, des colliers et de l’équipement de yoga. De plus, Finn a dirigé personnellement des séances devant des hockeyeurs de la LNH et des athlètes olympiques. Il passe sa vie en tournée et les cours qu’il donne, depuis Halifax jusqu’à Sydney, affichent complet, même s’ils sont à peine annoncés. Finn soulève aussi des controverses, car il estime qu’on peut se consacrer entièrement à cette discipline, sans en faire une religion.

En août dernier, lors du festival Wanderlust à Whistler en Colombie-Britannique, Finn a présenté une variante de la technique respiratoire connue sous le nom de pranayama, selon laquelle les adeptes inspirent de bonnes intentions, puis expirent ce qui ne leur sert plus. Finn a proposé à ses élèves de déposer mentalement leurs bonnes intentions sur une feuille de papier imaginaire, de rouler ensuite ce «joint d’excellentes intentions» puis de le fumer. D’après lui, l’exercice est limpide: ce dont on a besoin est au fond de soi. Il est donc inutile de recourir aux drogues. Mais quand une photo prise durant la séance parut sur un blog, de nombreux internautes se sont rebiffés. L’un d’eux écrivait contrarié: «C’est la chose la plus idiote que j’aie vue depuis longtemps. Des gens cherchent à faire du yoga un sujet de ridicule, ça suffit.»

Oui et non. «Le yoga est une discipline sérieuse», affirme Eoin Finn, qui déclare en outre vouloir respecter les traditions. Cependant, il s’insurge contre ceux qui, de façon obsessionnelle, s’évertuent à chercher la position idéale, à l’imposer ensuite, et qui, ce faisant, dénaturent la discipline millénaire. Car l’objectif premier consiste à développer une maîtrise spirituelle de soi. Finn, lui, veut inciter ses adeptes à délaisser des méthodes trop rigoristes. «L’un des buts du yoga est d’apprendre aux gens à se détacher des contingences de la vie quotidienne. Or l’humour peut nous aider à y parvenir.»

«Souvent, les séances de yoga font songer à de l’entraînement militaire, ajoute Deanna Spadafora, qui l’enseigne elle-même et qui assistait au festival Wanderlust. Eoin nous a conseillé de mettre nos tapis d’exercices de côté, de nager comme des poissons, de gigoter comme des serpents, d’exécuter des mouvements de karaté, et de surfer comme sur des vagues. C’est très dynamisant, bien qu’un peu risible de temps à autre. Eoin est un être vraiment libre, il n’est pas strict du tout.»

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Photos: Erik Isakson

En cherchant des façons non traditionnelles, parfois impertinentes, de répandre la parole «d’amour, de bonté et de vénération» propre au yoga, Finn ne fait que reprendre une idée de Joseph Campbell, auteur de La puissance du mythe et professeur américain aujourd’hui disparu. Campbell, qui aimait répéter à ses étudiants de suivre leur bonheur, pensait qu’il était encore possible de connaître des états mystiques, mais que nous devions pour cela les réadapter au monde moderne. «Les vieux schémas n’inspirent plus, précise Finn, je cherche de nouvelles méthodes qui séduisent les gens.»

Eoin Finn est né à Haliburton, dans une région bucolique de l’Ontario. Son père, qui ne voulait plus exercer le droit à Toronto, a donc élevé Eoin dans un petit paradis, mais le jeune homme n’était pas toujours aux anges. «Mes amis allaient aux concerts de Led Zeppelin, moi je ne sortais jamais de ma cambrousse.»

Il a bientôt remédié à la situation. Il s’est inscrit à l’université de Nice, où il s’est initié au yoga. Puis, en 1992, il a séjourné à Hawaï où il passait l’essentiel de son temps à faire du surf. Ensuite, il a suivi sa petite amie à Osaka. Au Japon, une connaissance d’Eoin lui a demandé un jour de l’aider à acheter, au Canada, des matériaux de construction pour sa maison. Finn a fait quelques recherches et a découvert qu’il pouvait se charger de la transaction, avec une firme torontoise, à un prix très avantageux. Peu après, il dirigeait une entreprise florissante. «J’ai fait couper mes cheveux et je me suis procuré des costumes, dit-il. Le jeune surfeur qui se nourrissait de mangues s’est transformé en homme d’affaires. D’abord pour gagner de l’argent, bien sûr, mais je voulais aussi que mon père soit fier de moi.»

Toutefois, il ne parvenait pas à oublier son ancienne vie, et il retournait de temps à autre à Maui pour y faire du surf. À cette époque, Hawaï devenait un haut lieu de yoga. Avant que des écoles ouvrent dans toutes les villes nord-américaines, les yogis qui n’avaient pas beaucoup d’adeptes se retrouvaient dans l’île où, même sans argent, on peut jouir d’un environnement luxuriant. Ils y pratiquaient le yoga athlétique, qui est une variante moins traditionnelle de l’astanga, lequel oblige les élèves à exécuter dans l’ordre une série de positions précises. Le yoga athlétique s’inspire de ces positions, mais les permute, et les yogis sont autorisés à concevoir de nouvelles séquences, dont certaines conviennent mieux aux Occidentaux. Ces derniers, ne passant pas leur vie assis en tailleur, ont plus de mal que les Japonais, par exemple, à fléchir démesurément leurs genoux.

Lors de vacances à Hawaï, Finn découvrit les cours de yoga athlétique donnés par Nadia Toraman et ce fut pour lui une révélation. «Jusque-là, le yoga m’aidait surtout à méditer. Je ne voyais pas ça comme un exercice physique. Or le yoga athlétique est à la fois méditatif et gymnastique. Il associait, à mes yeux, la gym, l’université et le temple. C’était en plein ce que je cherchais.»

En 1997, Finn quittait son entreprise («Je ne l’ai même pas vendue, je l’ai donnée à un ami») et s’est lancé corps et âme dans ce qu’il voyait comme une vocation. «C’était comme si je n’avais jamais vu la vie qu’en noir et blanc. Soudain, elle m’apparaissait en couleur.»

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Photos: Erik Isakson

Pendant un séjour à Vancouver en 1999, il a constaté que des cercles de yogis se formaient ici et là. Il y avait encore peu d’écoles à l’époque, mais certains entraîneurs dévoués – dont plusieurs venaient de Venice ou de Santa Monica en Californie – donnaient des cours dans des centres communautaires, ou aménageaient une pièce chez eux. Même si, après avoir étudié le yoga deux ans à Maui, il devait 16000 dollars à la banque, Finn a décidé de se relancer en affaires puisqu’il en avait la bosse. À Vancouver, personne n’enseignait le yoga athlétique qu’il venait d’apprendre. Il vit là une occasion à saisir. Il a vendu ses biens, sa voiture, ses planches à voile et de surf, et il s’est mis à donner des cours à la Kitsilano Neighbourhood House, une ancienne église orthodoxe. Le bouche à oreille fit le reste. «C’était à la fois exaltant et sans artifice aucun. Dans la classe, tout le monde se connaissait. On formait un groupe très soudé.»

Néanmoins, Finn avait l’impression que quelque chose clochait encore car, d’une certaine manière, il ne se sentait pas plus heureux qu’à l’époque où il dirigeait sa boîte au Japon. «Je me levais le matin, je lisais des ouvrages sur le yoga, je méditais, je faisais trois ou quatre heures d’exercices, je mangeais bio, mais sans plus. Un soir, je me suis retrouvé dans une fête où on dansait. Je me suis dit: qu’ai-je fait de cette facette de ma personnalité? À force de vouloir mener une vie saine, je devenais un peu ennuyeux.»

Il s’est donc promis d’insuffler plus de dynamisme à son enseignement et, dès ce jour, la nirvanologie a trouvé sa devise: soyons heureux et non parfaits. Pour y parvenir, Finn a compris qu’il ne devait plus craindre d’échouer. «Nous avons tous en nous un côté conquérant. Nous voulons vaincre et gagner. C’est une inclination importante. Le yoga exige de la discipline, mais certains d’entre nous éprouvent toujours cette envie de gagner, et ça les fait souffrir, tant dans leur pratique du yoga que dans leur vie.» Certes, Finn accorde toute l’importance nécessaire aux figures qu’il enseigne, à la traction des membres, mais il invite ses élèves, au début de la séance, à se prendre dans les bras les uns les autres. Parfois, à la fin du cours, ils se serrent et s’entassent sur le sol. Finn leur conseille également d’apporter avec eux de beaux objets, et il lui arrive d’organiser une danse à l’improviste afin d’évacuer la pression accumulée. Contrairement aux maîtres qui recommandent aux élèves d’ignorer leurs voisins, Finn préconise l’esprit de corps.

«Je leur dis de commenter le travail de leurs camarades: excellente pose, etc.»

Nadia Toraman, son mentor, qui enseigne toujours l’astanga à Maui, estime que Finn forme une nouvelle génération de yogis, qui chercheront à mêler les cultures orientales et occidentales, et à élargir ainsi leurs horizons. Lui-même semble résolu à renouveler la discipline, c’est-à-dire à se pencher sur ses poncifs puis à les transformer. «Les deux méthodes ont leur utilité, affirme Nadia, la méthode traditionnelle et celle-ci, plus expérimentale. Ça crée un bon équilibre dans le milieu.»
Chris Duggan, ancien élève de Finn, qui donne maintenant des cours de yoga hip-hop orientés vers la danse, soutient que tous les amateurs de yoga à Vancouver ont été grandement influencés par les disciples de Finn. «Il a enseigné à ceux qui dirigent aujourd’hui les classes les plus fréquentées, dit-il, avant d’évoquer les premières années où les puristes voyaient en Finn un dilettante. Eoin a une connaissance encyclopédique du yoga. Il est parvenu à mêler la tradition à son sens du partage et à son esprit de groupe. J’essaie d’appliquer les mêmes principes. Y a-t-il des sceptiques? Oui.»

L’une de ces incrédules était la future épouse d’Eoin, Insiya Rasiwala-Finn. Ils se sont rencontrés à Vancouver en 2002, au siège de l’immense société Lululemon, qui fabrique des tenues de yoga, et où Finn travaillait comme consultant. À l’image de Roméo et Juliette, ils appartenaient à deux familles de pensée. «En ce temps-là, explique Insiya, je pratiquais l’astanga. J’avais entendu dire que les cours d’Eoin étaient amusants et animés. Pour dire vrai, ça me rebutait. Le yoga indien que je connaissais se pratique dans le silence et avec sérieux. Je n’aimais pas qu’on en fasse un spectacle.»

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Photos: Erik Isakson


Un jour, Insiya fut appelée pour remplacer une femme qui devait figurer dans l’une des vidéos que Finn vend par milliers. Elle fut conquise. «Il y a beaucoup d’adeptes qui pratiquent le yoga de type A, comme moi. Mais ce jour-là, j’ai vu un homme employer l’humour pour exposer des principes fondamentaux. Il était un peu zinzin, mais assez zen quand même.» Quelques années plus tard, redevenus célibataires l’un et l’autre, ils ont commencé à se fréquenter. Ils se sont mariés en 2007, ont aménagé à Ucluelet, sur la côte ouest de Vancouver (ils passent leurs hivers à Venice Beach en Californie) et ils ont donné naissance à un fils, Ananda, âgé de 21 mois.

La doctrine de Finn se résume à ceci. En matière de bonheur, l’objectif prime les moyens pour l’atteindre. Cet homme devenu l’un des yogis nord-américains les plus réputés, accorde une importance relative à sa discipline. Selon lui, les activités physiques et la contemplation de la nature sont des façons d’atteindre ce que Campbell appelait «l’énergie transcendante», soit une force située hors de la conscience et que cette dernière réprime en général. «Parfois, je donne des conférences dans de grands hôtels, mais les salles se trouvent au sous-sol et n’ont pas de fenêtres. Alors je dis à ceux qui m’écoutent – ils pensent sans doute que la pratique du yoga améliorera leur santé–: si vous désirez vraiment cela, allez plutôt au jardin le plus proche, asseyez-vous sur un banc, à l’ombre d’un arbre, et contemplez le monde qui vous entoure.»

En 2005, une étude révélait que 1,4 million de Canadiens pratiquaient le yoga, soit plus de 5% de la population. Depuis, des écoles de renom ont ouvert leurs portes dans des villes comme Winnipeg, Toronto et Halifax. On cherche de nouveaux entraîneurs partout au pays. En 2010, la société américaine YogaFit a commencé à engager des professeurs au Canada et elle donnait 15 stages de formation. En 2011, elle créait sa filiale canadienne et offrait 50 cours. Cette année ce nombre s’élève à 100. Le yoga, véritable industrie, génère un chiffre d’affaires de 18 milliards de dollars chaque année. Aujourd’hui, la plupart des programmes sportifs intègrent des exercices de yoga. Aussi, la discipline a fait une percée spectaculaire en se spécialisant. Il existe des cours de yoga destinés à soigner la dépression nerveuse, ou à aider les patients atteints de cancer.

Une première expérience menée à l’hôpital St. Paul de Vancouver a prouvé que la relaxation avait un pouvoir régénérateur et permettait de faire de nos vies un «plaisir durable». Finn y a donné un cours de yoga à 16 jeunes femmes souffrant de troubles alimentaires. Il leur a demandé à quelles autres activités elles pouvaient se livrer pour calmer leurs inquiétudes.

«Admirer un coucher de soleil, leur ai-je donné comme exemple, ou jardiner. Eh bien, aucune n’avait jamais songé à cela. J’étais stupéfait.»

Finn a mis au point une autre méthode inspirée de ses principes: la révélation du hamac.

«J’ai découvert les vertus du hamac en 2006. Après tant d’années consacrées à la méditation, le moment où je me suis le plus approché de l’extase mystique a eu lieu au Costa Rica, où je faisais une retraite, allongé dans un hamac. Si chacun de nous passait ne serait-ce que 10 minutes par jour dans cette position, il se sentirait mieux et beaucoup plus heureux.»

Dès son retour à Vancouver, il a donc conçu des «zones de relaxation», c’est-à-dire qu’il a ouvert des lieux, proches des rues très fréquentées, où les passants sont invités à se bercer dans une douzaine de hamacs. Son initiative, une sorte de savasana pour les nuls, a obtenu un tel succès qu’il a inauguré d’autres lieux semblables dans des villes comme New York, San Francisco et Tokyo. Avant cela, il avait le sentiment, que s’il se contentait d’enseigner à ses élèves comment étirer et fortifier leurs muscles, il arriverait fatalement un jour où ils n’avanceraient plus. «Pour se rendre au profond de soi, nous devons connaître notre corps émotionnel et nous y attacher. Car notre corps est un réceptacle où s’accumulent le stress, les traumatismes et les souffrances qu’on a connus. La quiétude nous aide à évacuer tout ça. Voilà en quoi consiste le bonheur.»

Des attroupements de gens médusés se forment devant les zones de relaxation. Les enfants sont sans doute les premiers à grimper dans les hamacs mais, parfois, on surprend un homme d’affaires, suspendu entre ciel et terre, qui se repose quelques minutes.
 

 

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