Allumer la flamme

Un projet d’exposciences a transformé la vie de Melissa Fay Greene et celle de son fils adoptif, jusqu’alors irascible et déprimé.

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Allumer la flamme

Pour les parents, chaque décennie a son lot de frénésie et d’angoisse.

Ne faites pas de gaffes ! Ne semez pas la confusion chez vos enfants !

De nos jours cependant, l’affolement n’est plus de mise.

Les généticiens n’affirment-ils pas que le débat entre l’inné et l’acquis est clos, et que l’acquis a perdu ?

Tout est génétique !

De vraies jumelles, séparées à la naissance et réunies après 35 ans, sont toutes deux professeurs de biologie aux cheveux bouclés, chaussant du 42, portant des corsaires et vivant dans le Midwest des États-Unis. Et elles aiment les teckels. L’une a épousé un garçon qui s’appelle Steve, et l’autre un garçon dont le second prénom est Stephen !

L’hélice de l’ADN codée lors de la conception, parmi des milliards de possibilités, décide du destin d’un enfant. À un détail près. Selon les scientifiques, l’éducation parentale semble favoriser l’optimisme chez un individu.

Si c’est le seul crédit qu’on accorde aux parents, je m’en contenterai ! Le bonheur, l’espoir et la confiance peuvent faire des miracles.Mariés depuis 34 ans, mon mari et moi avons neuf enfants, dont cinq sont adoptés. L’un d’eux, originaire d’Addis-Abeba en Éthiopie, est arrivé à Atlanta à l’été 2007, à l’âge de 13 ans. Grand et maussade, Daniel avait vécu de terribles drames : une famille ­aimante décimée par le VIH/sida, le déplacement de son village à un ­orphelinat urbain, la perte de presque tous ses repères. Les rires qui, parfois, dans notre cuisine, éclairaient son ­visage long et étroit ne duraient jamais, et l’amertume revenait très vite. La première chose qu’il a su dire clairement en anglais a été : Oh my God, « Oh ! mon Dieu ». Cela signifiait : c’est une catastrophe.

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Un après-midi de cet été-là, au retour du marché, je l’ai trouvé assis sur une des chaises Adirondack bleues du porche, dans l’ombre clairsemée de l’érable japonais. Il était replié sur lui-même, le visage enfoui dans ses mains fines.« Qu’est-ce qui ne va pas ? » ai-je crié en déposant mes sacs de pêches, de maïs et d’oignons. Il a levé les yeux : « Ma vie. Oh ! mon Dieu », avant de replonger son visage dans ses mains.« Qu’est-ce qui ne va pas dans ta vie ? » Il a relevé vers moi des yeux hagards : « Helen n’arrête pas de rire. » La fillette de 11 ans, exubérante et vive, était sa nouvelle petite sœur.

Considérant ce qu’il avait traversé, ce qu’il aurait pu devenir (un sans-abri dans un des pays les plus pauvres du monde) et les occasions qui se présentaient maintenant à lui, je n’ai rien trouvé à répondre. J’ai ­ramassé mes sacs et je suis rentrée dans la maison. Il n’a pas l’habitude d’être en présence d’une fillette ­enjouée, ai-je pensé. Même un rire ­féminin l’agace. Plus tard, j’ai songé que l’expression même de la joie, peu importe le sexe, le choquait car il n’y croyait pas. Il ne reconnaissait pas l’authenticité du rire.

Et il entretenait ses rancœurs ; il pouvait nourrir du ressentiment pendant des mois. Ses épaules ­osseuses semblaient nouées par la tension. C’était un garçon sportif, mais ses mouvements n’avaient rien de souples. De loin, il pouvait passer pour un homme d’âge mûr contrarié et pressé, ses coudes anguleux rythmant son pas, le visage légèrement détourné, prêt au pire.Puis ce fut son tout premier projet d’exposciences, dans son premier collège américain.

J’ai neuf enfants, j’ai donc beaucoup donné en matière de projets scientifiques. Je me suis battue avec un triple panneau de présentation géant et ses lettres adhésives. J’ai vu des semis se dessécher et d’autres pousser. J’ai surveillé l’évolution de restes de pain avec des moisissures plus ou moins prononcées. J’ai ­observé des plants de petits pois soumis à la musique de Mozart et d’autres, au silence.

Le projet scientifique de notre fils adoptif a coïncidé avec la parution, dans les médias, d’articles sur la psychologie positive ou « science du bonheur ». Les dernières décennies ont vu des psychologues comme Martin ­Seligman et Mihaly Csikszentmihalyi interroger la place excessive faite, dans leur spécialité, à la maladie mentale et la dépression : pourquoi ne pas étudier plutôt le bonheur et les stratégies pour le cultiver ? Je l’ai donc proposé à mon grincheux de fils pour son projet. D’accord, a-t-il dit, sceptique. Il ne connaissait rien à Mozart et aux petits pois, de toute façon.

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Ensemble, nous avons fait des recherches et rédigé son exposé. « Des clichés largement répandus sur le bonheur sont pourtant contredits par les scientifiques, avons-nous écrit. L’argent, en premier lieu. Il peut contribuer au bonheur des pauvres. Mais pour les classes moyennes et supérieures, le bonheur ne dépend pas de gains financiers (même
au loto). »

Ensemble, nous avons découvert qu’il existe une échelle du bonheur, allant du contentement à l’insatisfaction. Même si les belles surprises (comme gagner au loto) et les tragédies (mort d’un être aimé, santé fragile, amputation d’un membre) conditionnent pour plusieurs mois l’humeur d’un ­individu, le naturel finit par revenir. Toutefois, nos compétences et nos habitudes peuvent influer sur notre degré de bonheur.

Daniel et moi avons appris que les amis, la famille et les expériences de vie sont essentiels au bonheur, au contraire des objets, même les plus luxueux. « Si vous devez choisir entre un bijou et un séjour à la mer, faites votre valise ! » avons-nous écrit.   

Je ne savais pas si mon fils mélancolique était pessimiste de nature ou si les tragédies de son enfance l’avaient conditionné. Mais je l’ai vu absorber ces informations avec un vif intérêt. « Décider d’être plus heureux ne suffit pas, a-t-il écrit. Il faut s’entraîner. Essayez l’exercice des « trois bénédictions » : chaque jour, notez trois choses qui se sont bien passées, et vous vous sentirez moins déprimé au bout de trois mois, puis de six mois… »

« En conclusion, pour être plus heureux, il faut penser à des choses positives, avoir des amis, passer du temps en famille et être reconnaissant de ce qu’on a. » Il a timidement présenté son exposé en classe et a été surpris par les applaudissements, les tapes dans le dos et les bons mots. Nous avons eu un A ! Deux ans plus tard, en troisième secondaire, il a approfondi le sujet et a, de nouveau, été récompensé par un A et par l’intérêt marqué des élèves. Je crois qu’il avait alors commencé à ­appliquer ce qu’il prônait.

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Un soir de la semaine dernière, mon fils, aujourd’hui serein et en dernière année du secondaire, est venu à l’improviste marcher avec moi. Il était préoccupé. Pour moi, il a gentiment ralenti son pas de grand gars de 1,80 m. « Maman, je réfléchis à ma vie. » Nous avions récemment abordé le sujet en vue d’une rencontre avec le conseiller d’orientation de son école. « Je veux être celui qui aide les autres à être heureux. Te souviens-tu du garçon de mon école qui s’est suicidé l’an dernier parce que sa petite amie l’avait largué ? Moi, je veux pouvoir dire « Tu peux être heureux. Ne te suicide pas. » Je peux faire ça ? C’est un métier ? »
« Oui, c’est un métier, ai-je dit.
- Lequel ?
- Eh bien, psychologue ou thérapeute.
- C’est ça, c’est ce que je veux faire. »
Oh, mon Dieu, ai-je pensé.
Pas : Oh, mon Dieu, c’est une catastrophe.
Mais : Oh mon Dieu, les parents comptent vraiment. Voyez ce que nous avons accompli ensemble.

Daniel et sa mère Melissa Fay Grenne, maman et fière de l’être, avant le bal des finissants en mai 2013.

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