Une journée dans la vie d’un genou

Je suis une articulation munie de poulies qui vous soutient jour après jour, alors ménagez-moi…

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Une journée dans la vie d'un genou

L’histoire de mon malheur

On est bien sous la couette mais je préférerais en ­sortir. L’inflammation me fait mal. Je suis brisé par une nuit sans mouvements. J’attends que le Corps se rende compte de mes raideurs matinales. Il gémit et se retourne. Allez, debout, qu’on détende ces nœuds-là !

Il glisse les pieds hors du lit, puis les pose lourdement sur le plancher. Je vais être franc : il faut du cran pour redresser et soutenir 95 kg. Je ploie sous la charge et m’arc-boute. Mon voisin du dessus, le muscle de la cuisse, se contracte et tire brusquement le tendon quadricipital. Lequel, entraînant la rotule, permet à la jambe de s’allonger. Je suis une articulation munie de poulies, elles me plient et me redressent.

L’autre genou ricane. Il se porte mieux que moi et pense que le ­supplice quotidien m’incombe. Les muscles à l’avant et à l’arrière de la cuisse s’amusent à dire que je suis leur petite marionnette. C’est ça, les gars, amusez-vous !

Le Corps allume la télé pour voir les moments forts du match d’hier soir. Un joueur s’est déchiré un ligament après un violent plaquage. Pour l’amour de Dieu, le Corps, détourne­-toi ! Ne me laisse pas voir cette abomination. Oh, mais il grimace lui aussi – c’est ce qui nous est arrivé il y a vingt ans. Et on en souffre encore.

Le Corps avait terminé ses études dix ans plus tôt, et il nous a laissés nous ramollir – les muscles, les ligaments, les tendons et moi. Je ne lui reproche rien. On passe la journée assis à une table et on rejoint les copains pour un cinq à sept. Qui trouve le temps de s’entraîner ? Et puis, un samedi, il ­participe à un petit match de basket improvisé. Il se remet à courir comme l’athlète qu’il n’est plus – sans échauffement -, et clac ! Il déchire mon ligament croisé antérieur. Celui qui me traverse de part en part, au centre, celui qui rattache le fémur au radius et m’empêche de gigoter dans tous les sens. La pire journée de ma vie. J’ai entendu un bruit sec, une douleur atroce m’a aussitôt envahi, et le Corps est tombé par terre.

C’est pourquoi j’ai l’air si raviné pour mon âge (j’ai 49 ans). Une chirurgie et une rééducation m’ont tout à fait rétabli. Mais ma déchirure du ligament me laisse avec un risque de 50 % de développer de l’arthrose dans les 10 ou 20 ans à venir. Je ne parierais pas cher là-­dessus. Quant à mes cartilages, qui ­protègent l’extrémité des os et font qu’ils ne frottent pas les uns contre les autres, ils ne s’en remettront peut-être jamais.

Tiens, le Corps s’informe des prévisions météo. On annonce un ciel dégagé. Fadaise ! Fie-toi plutôt à moi. J’éprouve toujours plus de malaises quand il va pleuvoir, or je suis tout pantelant ce matin. Le médecin du Corps admet que de nombreux patients s’en plaignent, mais il ne sait pas exactement pourquoi la douleur augmente dans ces circonstances. Selon l’hypothèse la plus vraisemblable, une articulation enflammée gonfle davantage lorsque la pression de l’air tombe, ce qui irrite les terminaisons nerveuses.

Le pèse-personne me rend triste

Sur le chemin du bureau, il s’arrête pour acheter un café. Grâce au ciel, il ne l’accompagne pas d’un sandwich saucisse, fromage et œufs. Car, avec tous les kilos qu’il a pris, je me sens comme un cure-dents soutenant une enclume. Le surpoids du Corps ne me tue pas seulement à petit feu, il menace d’arthrose ma douce moitié, le « bon genou ». Oui, le risque est trois fois supérieur pour lui que chez un individu de poids normal. Heureusement, la tendance est à la baisse à ce chapitre. Le Corps a perdu 2 kg en un mois, me soulageant du même coup de 10 kg de tension.

Il arrive au bureau en traînant les pieds. Comme on est à l’étroit sous cette table. Il ressent mon inconfort et avale deux cachets d’ibuprofène. Cela calme la douleur quelques heures. Le médecin dit qu’un jour le Corps devra songer à – hum – me remplacer. Mais c’est moins grave qu’il n’y ­paraît. Je devrai dire adieu à mes cartilages déchirés. On polira l’extrémité de mes os, sur lesquels on fixera des plaques métalliques. C’est à peine si je me reconnaîtrai. Ma douce moitié me surnommera sans doute le « Terminator », ou autre sobriquet ­absurde. Mais le Corps a-t-il le choix ? Veut-il clopiner toute sa vie ? Pour moi non plus ce n’est pas drôle.

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Et si on s’entraînait?

Il téléphone à son épouse. Ils se retrouveront au club de gym après le travail. Le Corps voit sa femme courir vers lui chaussée de talons hauts. Aïe ! Par chance, je ne suis pas l’un de ses genoux. Elle a oublié son parapluie et ne veut pas être trempée.

Mesdames, souciez-vous davantage de vos articulations et moins de quelques gouttes de pluie. Les talons hauts sont un vrai calvaire pour nous, d’autant plus que les genoux féminins sont plus sensibles. Mais elle est jeune et en pleine forme, ce qui la sauve… pour le moment.

Je n’apprécie pas plus les souliers de course dits « confortables » que porte le Corps. Ils assurent une stabilité à l’athlète, mais plus ils sont rigides, plus la tension est pénible pour moi. J’espère qu’il va les échanger pour des chaussures à semelles souples, permettant au pied de plier facilement.

Le Corps contemple à regret le ­terrain de basketball. Tant d’autres ­activités lui seraient plus bénéfiques – la natation, le cyclisme, le taï-chi, il les croit toutes destinées aux vieillards. Moi, je les adore, elles préviennent l’usure et les raideurs. Jadis, quand je me blessais, on m’enfermait dans un plâtre. Quelle erreur ! Les cartilages doivent bouger le plus ­possible et soutenir du poids en mouvement pour se régénérer. Le Corps essaie le vélo elliptique. Une aubaine ! Je me sens déjà mieux qu’il y a quelques jours. Vite, aux haltères ! Plus les muscles sont fermes, mieux les articulations se stabilisent.

Mon repas préféré

De retour à la maison, l’épouse du Corps prépare un repas composé de saumon, patates douces et brocoli. Le Corps ne se doute pas à quel point son régime m’affecte. Je souffre d’une légère inflammation, et les poissons gras comme le saumon ralentissent les symptômes de ma maladie. L’inflammation est une réaction défensive de l’organisme contre les blessures. Elle provoque le gonflement et la douleur. C’est idéal face à une agression réelle. Mais avec une inflammation chronique, comme la mienne, le Corps combat un adversaire inexistant. Or l’artillerie lourde ainsi déployée aggrave mon arthrose.

Le Corps bâille. D’habitude, il se couche tard, oubliant que le sommeil atténue ma douleur. Les exercices d’aujourd’hui l’ont sans doute épuisé. Ce soir, il me ménage. Plutôt que de se coucher sur le ventre, il s’allonge sur le flanc, un oreiller entre les genoux. Cette position me plaît. Et quand je suis heureux, il récupère mieux la nuit. C’est ce que j’appelle l’esprit de corps.

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