Beauté : notre prison intérieure

Deux Québécoises sur trois veulent perdre du poids et le nombre d’injections de Botox a augmenté de 621 % en 15 ans en Amérique du Nord. Pourquoi les femmes ne s’aiment-elles pas ?

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Les impacts négatifs des critères de beauté irréalistes.
Nina Berkson

Je n’ai jamais vu Nadia, mon amie d’enfance, commander un dessert au restaurant. Si elle a le malheur de succomber à trois bouchées de mon fondant au chocolat, elle jure qu’elle va aller courir 15 km le lendemain pour « brûler toutes ces calories ». Nadia n’est pas particulièrement grosse, mais elle l’a toujours été dans son esprit. Elle a fait de multiples régimes. Elle a essayé toutes sortes de pilules « aux fibres » et aux « extraits d’ananas » qui « font fondre les graisses ». Et dès qu’elle rate son cours de power cardio au gym, elle culpabilise.

Si mon amie voulait juste maintenir un poids normal, je ne vous en parlerais pas. On sait tous que l’obésité s’accompagne de toutes sortes de problèmes de santé… C’est sa souffrance quotidienne (et inconsciente) qui me touche. Pour elle, rien n’est simple. Ni manger, ni s’habiller, ni accompagner ses enfants à la piscine. Ses jambes ne sont pas assez longues, son ventre pas assez plat, ses bras pas assez musclés. Tout le monde connaît des Nadia. Ce sont nos amies, nos filles, nos mères, nos collègues.

Pas moins de 73 % des Québécoises souhaitent perdre du poids. Mais leur insatisfaction ne s’arrête pas aux kilos affichés sur le pèse-personne. Énormément de femmes n’aiment pas l’image que leur renvoie leur miroir. Et plusieurs se battent en permanence contre elles-mêmes. Contre leurs rides, leurs cheveux blancs, leur cellulite, leurs cheveux crépus, leurs dents trop jaunes, leurs seins tombants. Certaines se lèvent aux aurores pour lisser leurs cheveux bouclés avant d’aller travailler, d’autres ne se mettent jamais en maillot de bain, et d’autres encore ne peuvent plus se passer des injections de Botox qui leur lissent le front.

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LA BURQA DE CHAIR

J’ai pris conscience de cette immense pression que subissent (et se mettent)les femmes pour être séduisantes en travaillant au magazine Elle Québec. Être exposée mois après mois, année après année, à des photos de mode avec des mannequins faméliques et à d’innombrables publicités de crèmes anticellulite a sans doute accéléré cette prise de conscience.

Mais c’est surtout les nombreux articles que nous avons publiés sur la dictature de la beauté qui m’ont ouvert les yeux. À force d’essayer de comprendre pourquoi notre société est obsédée par la minceur, pourquoi les jeunes filles sont hypersexualisées, pourquoi les mannequins sont si maigres, j’ai compris que les petites luttes personnelles pour perdre quelques livres ou camoufler ses pattes d’oie sont loin d’être anodines. Chacune à sa manière illustre l’obsession de beauté qui écrase les femmes. En d’autres mots, nous portons toutes une « burqa de chair », comme l’a si justement appelée l’écrivaine Nelly Arcan en référence à ce voile intégral bleu ajouré à la hauteur des yeux que portent les Afghanes.

Plusieurs autres écrivaines m’ont aidée à appréhender cette prison intérieure. Eve Ensler, qui a écrit les célèbres Monologues du vagin, a parcouru 40 pays pendant six ans et réalisé de multiples entrevues pour publier son livre (devenu Onewoman Show) Un corps parfait. Dans une entrevue publiée en 2007, elle soutenait que toutes les femmes de la planète haïssent au moins une partie de leur corps. Le hic, c’est que nous sommes en partie responsables si nous subissons encore la dictature de la beauté, rajoutait-elle, car le problème n’est pas nouveau. Il est temps que les femmes aient le courage de s’assumer telles qu’elles sont et arrêtent de dépenser temps, énergie et argent pour plaire.

Deux ans plus tard, c’était au tour de la psychothérapeute britannique Susie Orbach de dénoncer les diktats de l’apparence dans son essai Bodies. On essaye à tout prix de correspondre à un archétype hollywoodien : un corps mince, éternellement jeune et en forme, avec de gros seins pour les femmes et des pectoraux en béton pour les hommes. Or, ce modèle de perfection est inatteignable car il est irréaliste, expliquait-elle. Et sa quête engendre énormément de souffrance.

La jeune féministe québécoise Léa Clermont-Dion connaît bien cette souffrance puisqu’elle a été anorexique à l’âge de 12 ans. « J’ai longtemps détesté mon corps », m’a-t-elle confié lorsque je l’ai interviewée à la sortie de son essai La revanche des moches, en 2014. Pourquoi sommes-nous individuellement et collectivement obsédés par la beauté ? Pourquoi deux Québécoises sur trois veulent perdre du poids et que le nombre d’injections de Botox a augmenté de 621 % entre 2000 et 2014 en Amérique du Nord ? L’omniprésence des images dans notre société y est pour quelque chose, soutient la jeune femme, mais surtout, l’industrie des cosmétiques, de la chirurgie esthétique et des produits amincissants engrange d’énormes profits sur le dos de notre insécurité. Elle a donc tout intérêt à encourager notre quête incessante de jeunesse et de minceur.

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RAS-LE-BOL DES GRANDES MINCES !

Le livre de Léa Clermont-Dion a fait grand bruit quand il est sorti. C’est devenu un succès de librairie. Et ce n’est pas un hasard. Je crois que, de nos jours, il y a une certaine prise de conscience. Les femmes « ordinaires », comme vous et moi, commencent à en avoir ras-le-bol du modèle unique de beauté – la fameuse grande blonde, jeune et mince à laquelle tout le monde veut ressembler, y compris les Asiatiques qui se font rallonger les jambes et débrider les yeux, les Africaines qui se font blanchir la peau et les Iraniennes qui se font refaire le nez.

Ce ras-le bol s’exprime beaucoup dans les réseaux sociaux. Les filles postent des photos d’elles en bikini sur Facebook et affichent leurs vergetures sur Instagram (#LoveYourLines). L’année dernière, les clichés érotiques de la photographe Julie Artacho sur le site This is Better than Porn ont également fait parler. Avec ses photos où elle se met en scène, nue, dans les bras d’un homme, la Montréalaise aux courbes voluptueuses avait envie de montrer que les rondes ont aussi le droit d’être désirées et désirables.

Julie Artacho n’est pas la seule à prôner l’acceptation de soi. Des blogueuses, comme celles du rafraîchissant blogue québécois, revendiquent aussi le droit de montrer leur corps tel qu’il est, et de réfléchir à nos contradictions et à nos conditionnements par rapport à notre image.

Signe des temps, même les très conservatrices industries de la mode et de la publicité commencent à bouger dans ce sens. Des magazines féminins ouvrent ici et là leurs pages et leurs couvertures à des mannequins moins filiformes. La célèbre édition maillot du magazine américain Sports Illustrated a récemment mis en une la pulpeuse mannequin Ashley Graham. La campagne de pub pour lingerie I’m No Angel, de Lane Bryant, a eu énormément de succès avec ses mannequins rondes et très sexy. Et même le fabricant de jouets Mattel vient de lancer trois nouvelles poupées Barbie : petite, grande et ronde.

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LA JOURNÉE SANS MAQUILLAGE

Cette soif d’authenticité, on l’a énormément sentie à la rédaction de Elle Québec quand on a lancé la Journées ans maquillage en 2010, en collaboration avec la chaîne télé Canal Vie. À cette occasion, et dans les cinq années qui ont suivi, des personnalités publiques se sont fait photographier sans fard et sans retouche dans le magazine : Guylaine Tremblay, Marie-Mai, Sarah-Jeanne Labrosse, Pénélope McQuade, Danièle Henkel, Marina Orsini, etc. Leur message était le même que celui des stars internationales comme Lady Gaga, Beyonce ou Julia Roberts qui postent des photos d’elles au naturel dans les réseaux sociaux : les images léchées des films et des magazines ne correspondent pas à la réalité. Et dans la réalité, nul n’est parfait.

Mais plus que la réponse positive des célébrités, c’est l’enthousiasme des enseignantes qui organisent cette journée sans maquillage dans leurs écoles secondaires qui nous a motivés à promouvoir cet événement pendant plusieurs années. Pour l’enseignante Sarah Bouchard, de l’école secondaire de la Seigneurie, à Québec, cet événement a même été l’occasion d’instaurer un comité de la condition féminine où elle aborde des sujets comme l’hypersexualisation.Les commentaires des profs et des jeunes filles à propos de la Journée sans maquillage m’ont beaucoup troublée. Comment se fait-il qu’il y ait autant d’adolescentes qui manquent de confiance en soi à ce point ? De filles de12 ans qui n’osent pas sortir de chez elles sans fond de teint ni mascara ? D’ados qui se trouvent laides en se regardant dans le miroir ?

En revanche, les enseignantes étaient très encouragées devoir les jeunes évoluer par rapport au maquillage et à leur apparence, développer un esprit plus critique face aux modèles de beauté véhiculés dans les médias, et reprendre confiance en soi au fil des discussions. La preuve qu’aborder ces questions mène à des résultats.

Vous ne serez pas étonnés d’apprendre que, lorsque l’ancienne directrice d’ÉquiLibre m’a approchée il y a trois ans pour faire connaître (bénévolement) l’organisme et sa soirée de financement (la Grande Braderie de la mode québécoise au profit d’ÉquiLibre), j’ai dit oui sans hésiter.

J’aime beaucoup la mission de cet organisme à but non lucratif qui fête ses 25 ans cette année et qui organise désormais la Journée sans maquillage. Non seulement il fait la promotion de saines habitudes de vie, mais il vise aussi à changer le modèle unique de beauté et à réconcilier les individus avec leur image corporelle. C’est vraiment ça qui le distingue.

Avez-vous entendu parler de la semaine « Le poids ? Sans commentaire ! » ? C’est une de leurs campagnes. En évitant les remarques « anodines » du type « As-tu perdu du poids ? » ou « Il faut que je fasse plus de sport pour maigrir », on se rend compte à quel point on est préoccupé par nos kilos.

ÉquiLibre a aussi créé le prix Image/in, qui récompense les entreprises québécoises qui diffusent une image saine et diversifiée du corps dans le monde de la mode, de la publicité et des médias. Et il propose des ateliers aux jeunes où on aborde les questions d’estime de soi, de diversité corporelle et de préjugés liés à l’apparence. Ce que je trouve extraordinaire dans ces ateliers, c’est que les jeunes prennent conscience de leurs idées reçues sur la beauté. Comme me le disait Julie Legal, animatrice des ateliers Bien dans ta tête, bien dans ta peau, d’ÉquiLibre, à Laval, le changement est vraiment impressionnant entre le début et la fin d’un atelier.

En guise d’introduction, quand elle demande aux élèves de décrire le portrait d’une belle fille, la réponse est « dans 100 % des cas, une grande mince aux yeux pâles et aux cheveux lisses, à la peau unie, aux dents blanches et à la forte poitrine mais pas de muscles », dit-elle. Puis, à partir de questions et d’interactions avec la classe, elle arrive invariablement à faire comprendre aux adolescents que ce modèle de beauté ne représente pas la réalité (puisque personne ne ressemble à cette fille dans la classe ou l’autobus), et qu’il est grandement un produit des médias et de la publicité. C’est quand même encourageant, non ?

Pour tout vous dire, je suis encore plus sensible à ces questions de beauté depuis que je suis mère. Avez-vous dernièrement visité un magasin pour enfants ? C’est consternant. Les petites filles n’ont d’autres choix que des robes de princesses (ou de vamps), des sacs roses ornés de licornes et des trousses de maquillage. Et je ne vous parle pas des multiples applications pour iPad ou téléphones pour jouer au spa ou assortir les vêtements de sa garde-robe.

Pendant ce temps, les petits garçons sont inondés de tee-shirts, de couvre-litset de jeux à l’effigie de superhéros. Le message envoyé à nos enfants est limpide : pendant que nous, les femmes, sommes occupées avec nos manucures et nos chaussures, les hommes, eux, sauvent le monde. En 2016 ! Je ne sais pas pour vous, mais moi, cette invasion de jouets stéréotypés me donne l’impression d’être revenue dans les années 1950 !

Ce n’est pas tant que ma fille porte des robes roses ou joue à la dînette de temps à autre qui me gêne. C’est qu’elle tienne comme allant de soi que faire des courses et se maquiller sont des choix plus « naturels » pour les filles alors que conduire une navette spatiale l’est plus pour les garçons. Je ne veux pas non plus qu’à force de jouer à se faire belle elle finisse par manquer de confiance en soi parce qu’elle ne ressemble pas à Claudia Schiffer. Ou culpabilise après avoir mangé le moindre carré de chocolat, trouve ses cheveux trop bouclés ou, une fois adulte, éteint la lumière pour faire l’amour.

Le problème, c’est que je me suis aussi rendu compte que cette histoire d’estime de soi va bien plus loin que le rapport au corps. De plus en plus de professionnelles, de politiciennes et d’écrivaines sonnent l’alarme à ce propos. La confiance en soi est nécessaire pour négocier un salaire, accepter des promotions, briguer des postes importants, se lancer en affaires ou en politique, soutiennent-elles.

Ce manque de confiance en soi expliquerait (en partie, bien sûr, car il y a bien des obstacles systémiques) pourquoi les femmes sont absentes des postes de pouvoir, plaide même Sheryl Sandberg, directrice de Facebook, dans son passionnant best seller En avant toutes. Et elle n’est pas la seule.

Dans son percutant essai, Second début : cendres et renaissance du féminisme, la journaliste québécoise Francine Pelletier écrit que l’hypersexualisation est un des deux boulets (avec la violence conjugale et sexuelle) qui ont « contribué à entraver le mouvement des femmes depuis la fin des années 1980, mais aussi à les fragiliser individuellement ».

Et tout ça, notamment à cause de notre obsession de la beauté.

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DES ROBES ET DES ASTRONAUTES

Comment, dans ces conditions, élever une petite fille pour en faire une femme qui a confiance en soi ? Pour être franche, je n’aurais jamais pensé qu’un jour je maudirais les couches roses, les contes de fées, les « journées spa » à la garderie, et tout cet environnement qui survalorise la beauté chez les fillettes.

Pour contrebalancer ce discours, j’essaye d’enseigner à ma fille qu’« être » est bien plus intéressant que « paraître ». J’achète des livres dont les héroïnes vivent des aventures palpitantes au lieu d’attendre le prince charmant. J’évite les jeux et les activités de maquillage et de magasinage. Quand on la complimente sur ses « beaux yeux », je rajoute qu’elle a plein d’autres qualités.

Et quand elle me dit : « Maman, j’aimerais bien aller voir ce qu’il y a derrière les nuages, dans l’espace », je lui parle avec enthousiasme du métier d’astronaute et de Julie Payette. Ça ne m’empêche pas de lui acheter les robes roses qu’elle réclame, ni de lui dire que je la trouve belle, parce que je suis consciente qu’elle construit sa féminité. Ai-je la bonne attitude ? Je ne le sais pas. J’espère seulement que ce sera une jeune femme bien dans sa tête et dans sa peau. Le souhait de tous les parents, n’est-ce pas ?

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