Your Favorite Enemies : épopée rock

Le groupe québécois Your Favorite Enemies a installé sa machine à rêves dans une ancienne église de Drummondville.

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Your Favorite Enemies : épopée rock

À Nankin sur la côte orientale de la Chine, Alex Foster a vu une jeune fille pleurer au fond de la salle où il se produisait avec son groupe.

Sans hésiter, le chanteur de Your Favorite Enemies (YFE) a traversé le parterre pour aller la serrer contre lui. Il l’a ensuite confiée à la foule pour une séance de crowdsurfing.

« Les gens l’ont portée à bout de bras pendant qu’on continuait à jouer. C’était fantastique. »

Parcourir le monde, franchir la barrière des langues, sentir de près ce que les gens vivent, transformer la compassion en gestes concrets : ces objectifs font partie de l’agenda de YFE, le groupe rock québécois dont Alex Foster est le parolier et le ­leader. « Je m’intéresse d’abord aux gens, précise-t-il, les victimes tout comme les survivants. Si ces derniers me fascinent particulièrement, je demeure compatissant à l’égard de ceux qui tentent de survivre aux affres de leur implacable condition. »

Fondé en 2006 par Alex (voix), Jeff (guitare), Sef (guitare), Ben (basse), Miss Isabel (claviers) et Charles (batterie), le groupe a vendu plus de 150 000 disques à travers le monde. Sorti au Canada en mai dernier, son dernier album, Between Illness and Migration (rebaptisé Entre marées et autres ressacs pour le public francophone) est packagé de manière différente selon le marché auquel il s’adresse (Japon, France, Angleterre, etc.). Abordant des sujets sensibles comme la détresse et la schizophrénie, le disque est le résultat d’une promesse faite par le groupe à une Japonaise dont le fils s’est suicidé.

L’histoire de YFE est étonnante. Au milieu de la première décennie du millénaire, en pleine crise de l’industrie du disque, six jeunes francophones chantant principalement en anglais parviennent à attirer l’attention d’un public international en diffusant des vidéos amateurs dans internet. « On s’échangeait nos t-shirts pour faire croire qu’on avait une garde-robe variée », rappelle Alex Foster.

Leur premier concert a lieu en Angleterre. En 2007, leur premier mini-album s’écoule à plus de 30 000 copies. Partisans du « Fais-le toi-même » (Do it yourself), les ­Enemies voient dès le début à chaque aspect de leur fulgurante carrière. Ils apprennent à produire leurs clips et à gérer leurs finances, planifient leurs concerts et font connaître leur musique un peu partout par simple contagion médiatique. YFE a également créé son propre label maison, Hopeful Tragedy Records.

Pour faire fonctionner cette machine à rêves, la troupe a conclu en 2009 l’achat d’une ancienne église catholique, à Drummondville. Sous les hauts plafonds du temple, là où le curé de la paroisse Saint-Jean-de-Brébeuf célébrait la messe autrefois, les musiciens ont aménagé un studio d’enregistrement professionnel ceinturé d’un rail pour les captations vidéo. Le groupe a également mis en place des installations nécessaires à la diffusion de ses propres émissions via une chaîne de télévision, YFE-TV, qu’il qualifie de l’un des plus populaires fichiers balados à avoir vu le jour sur le web.

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Dans le presbytère voisin, où se trouvent bureaux et quartiers privés, 22 personnes cohabitent nuit et jour pour faire marcher cet indescriptible Big Bazar. Postés derrière une cuisinière, deux presses à imprimer, une console ou un ordinateur, ils viennent du Canada mais également d’Asie, d’Irlande, de France ou d’ailleurs. Parmi les fans du groupe, certains s’offrent pour alimenter les médias sociaux de leur pays. Un tel s’occupe de conception graphique, tel autre met les photos dans internet, un troisième effectue la traduction des paroles des chansons ; une demi-­douzaine de jeunes filles établissent les liens en direct avec les admirateurs de ­Paris, Tokyo, Londres, Dublin ou Pékin. YFE dispose également d’un atelier boutique au sous-sol de l’église où sont produits les t-shirts à l’effigie du groupe – entièrement fabriqués sur place et envoyés en direct de Drummondville à travers le monde.

Au milieu de cette ruche étourdissante, Kosho Nishimura est responsable de la réalisation des clips. Il y a quelques années, le jeune Japonais a invité les Québécois à le visiter dans le temple bouddhiste dont son père a la charge, à Kyoto. À deux reprises, les musiciens de YFE y ont donné un concert… déchaussés. « Une expérience incroyablement riche, se souvient Alex Foster. Lors de notre deuxième prestation (du rock électrique contrairement au premier spectacle qui était acoustique), il y avait des moines qui dansaient ! »

Partisan d’un rock néoprogressiste à la frontière du punk, le groupe affiche un style décontracté à mille lieues des limousines et des pantalons laminés. « Il existe une différence entre vision et ambition », note Alex, qui peut difficilement prononcer le mot « carrière » sans être pris d’un fou rire. Mais si le doux Alex Foster affiche toutes les caractéristiques d’« un utopiste épris de justice et d’égalité », il possède également les qualités d’un bâtisseur. « Pour Alex, un non c’est le début d’un oui », confirme Miss ­Isabel, qui connaît son collègue ­depuis l’école secondaire.

Selon des principes d’autonomie sur lesquels ils se sont entendus, chaque musicien accomplit, en marge de ses responsabilités musicales, des tâches administratives. Chevelus, moustachus (à l’exception de Miss Isabel bien entendu) et vêtus façon ­bûcheron, ils font volontiers du porte-à-porte pour vendre leurs disques dans les endroits où ils tardent à se faire connaître, c’est-à-dire chez eux. Car, le plus curieux, c’est que jusqu’à tout récemment, le phénomène YFE est demeuré pratiquement inconnu au Québec malgré l’imposant dispositif multimédia dont YFE se sert pour communiquer avec son auditoire.

Musicalement, le groupe parvient également à se démarquer. Intrigués par un son qu’ils jugent unique, les critiques l’ont toujours bien accueilli. Ce dépassement de soi, YFE suggère à ses admirateurs de s’en inspirer. « Fais-le, tu le peux ! » répètent les rockeurs aux adhérents de leur tribu virtuelle à propos de tous les projets qui peuvent les animer.

En dépit de cet optimisme affiché, le groupe distille une certaine noirceur, une facette principalement incarnée par Alex, le leader et parolier du groupe. Enfant unique, Alex Foster n’est pas précisément né avec une cuillière d’argent dans la bouche. À Montréal, rue Cadillac, il se faisait rudoyer. « Dans la ruelle, sociologiquement parlant, il y avait une frontière. J’étais du bord des plus démunis. » Il a déménagé 11 fois durant son enfance. « Je revois la scène, dit-il. À l’école, le professeur émettait toujours le même souhait : « Alex, est-ce que tu peux venir te présenter ? » C’était un moment d’horreur parce que je savais exactement ce qui allait suivre plus tard : j’allais me faire tabasser. »

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À huit ans, au cours d’une fin de semaine chez une tante, il se fait violer par un adolescent vivant dans le même immeuble. Longtemps, il a préféré taire le souvenir du jour où ses « rêves se sont transformés en poussière, où [il] a perdu sa foi en Dieu ».

« Spirituellement crucifié à une croix [qu’il] n’était pas censé porter », il bascule dans la violence. « De jeune adolescent sans rêve je suis devenu l’un des leaders les plus dangereux et les plus déterminés d’une organisation néonazie », a-t-il avoué à ses admirateurs dans un blogue publié sur le site de YFE. Pendant cinq ans, incapable de surmonter sa détresse, il vomit sa haine sur les autres. « Chaque fois que je tabassais quelqu’un ou que je voyais quelqu’un se faire frapper, explique-t-il encore sur son blogue, j’avais de nouveau huit ans…  détruisant mon agresseur et effaçant le passé… »

Quand son père alcoolique cesse de boire, Alex en profite pour tourner le dos à ses propres démons. « La transformation de mon père, dit-il, est à la base de toute ma réflexion sur le pardon, la rédemption et la liberté, des thèmes au cœur de mes textes aujourd’hui. » Volte-face complète. Il renonce à la violence et se réinvente. L’ancien extrémiste entre à l’université et devient travailleur social. Membre d’Amnesty International, il participera à une expédition humanitaire à Haïti. Il aidera les familles immigrées montréalaises, mais aussi les victimes de violence et d’agressions sexuelles, tout en continuant à faire de la musique avec des amis.

« Au départ, résume-t-il, la musique représentait un outil pour surmonter nos difficultés. On ne se croyait pas assez bons pour la commercialiser. On a tenté notre chance. Et ça a marché. » L’aventure de YFE est donc née d’un désir de briser l’isolement, de partager ses souffrances, de guérir. Parce qu’un homme refusait désormais de se voir comme une victime, des milliers de jeunes allaient être invités à s’aimer.

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Au début, Alex voulait répondre personnellement à chaque fan dans internet. Le succès rapide du groupe l’en a empêché. Mais le principe reste le même. À ce jour, l’organisation continue d’accorder la priorité aux fans. On a d’ailleurs institué un Secret Family Cult Club où, moyennant certains frais, le nouvel élu ­bénéficie d’une plateforme interactive pour s’exprimer. Une certaine intimité est aussi offerte avec le groupe, notamment par l’entremise des Digital Date avec les membres. Davantage qu’une machine à vendre des disques, YFE est une affaire de liens entre les individus.

Le Japon a longtemps fourni le plus grand nombre de fidèles. « Avant même que le groupe se soit produit sur scène, dit Alex, les fans m’ont payé un billet d’avion pour me rencontrer. » Impressionnée par l’énergie des Québécois, la direction de la compagnie Square Enix, qui édite des jeux vidéo et des mangas, leur a offert de signer les chansons thèmes du jeu
vidéo Final Fantasy. Résultat : un passeport pour la gloire et une première place sur tous les palmarès japonais.

Les Enemies ont également visité trois fois la Chine où la formation est considérée comme « controversée » par Pékin. Le groupe y joue à guichets fermés. À Shanghai, en mai 2011, un blogueur britannique a apostrophé le chanteur pour avoir évité de dénoncer le non-respect des droits de l’homme durant son spectacle. « Et qu’est-ce que ça aurait donné ? s’insurge Alex. J’aurais eu mon 15 minutes de gloire. Mais les autorités auraient annulé le festival.  Nous, on préfère parler de rêves. Je crois à ces idées qu’on fait lentement mûrir et qui s’épanouiront plus tard. »

En s’ouvrant aux autres, Alex et sa bande ont l’impression « d’être tout le temps en train d’apprendre ». En échange, ils proposent parfois des idées, parfois des actions concrètes, comme la fois où ils ont offert leur soutien aux victimes du tsunami au Japon. Intitulée projet Hope, l’initiative consistait à remettre aux sinistrés 50 000 cartes signées par des enfants des écoles du Québec, auxquels se sont ajoutés des fans du groupe. Le projet Hope a culminé par un concert gratuit à Tokyo. « Une action modeste, dit Alex, mais qui a touché une corde sensible. » Ils songent à présent à se rendre au Moyen-Orient.

À Gaza ? « Pourquoi pas ? dit Alex. La musique transcende toutes les différences. »

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