Jean-Louis Thémis fait reculer la pauvreté par la cuisine

Avec Cuisiniers sans frontières, Jean-Louis Thémis met la main à la pâte pour faire reculer la pauvreté.

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Jean-Louis Thémis fait reculer la pauvreté par la cuisine

Dans un quartier populaire de Majunga, sur la côte ouest de Madagascar, Marie-Angèle farcit de viande épicée des rectangles de pâte avant de les jeter dans l’huile. Ses samosas, une spécialité de l’île, seront vendus ensuite dans son petit commerce, accompagnés d’une boisson aux fruits ou d’une bière locale.

A quelques kilomètres au nord, Alice jette une nappe blanche sur une porte qu’elle a trouvée un jour au bord d’un chemin, et y dépose les salades et beignets préparés dans la journée. Dressée sous un arbre, la table improvisée prend vite des allures de casse-croûte invitant.

Si aujourd’hui Marie-Angèle et Alice gagnent leur vie en mitonnant, c’est grâce à Jean-Louis Thémis. Malgache d’origine et Montréalais d’adoption, le cofondateur de Cuisiniers sans frontières (CSF) sait que, dans son pays, ne pas avoir de métier vous condamne à la misère. Alors, il partage le sien!

Arrivé à Montréal en 1972, à l’âge de 18 ans, pour suivre un stage à l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ), Jean-Louis Thémis a été choyé par l’existence. Etoile de la gastronomie, il a monté avec Lucie Carrier, l’amour de sa vie, plusieurs restaurants qui ont remporté un franc succès. Personnage charismatique, il a aussi animé des émissions de cuisine à la télévision, fait un passage remarqué sur le plateau de Jay Leno aux Etats-Unis et enseigne aujourd’hui à l’ITHQ sa passion du beau travail.

Mais il n’a oublié ni Madagascar ni «Dada Raymond», son maître de cuisine, à qui il a promis de revenir un jour «donner au suivant». Faire valim-babena, comme disent les Malgaches. Il estime en effet avoir une dette envers son île et envers l’homme qui, en l’initiant au métier, lui a ouvert le monde.

En 2003, alors que Lucie et lui soufflent leur 50 bougies, ils décident de fonder Cuisiniers sans frontières. «Je voulais faire de la cuisine un outil de lutte contre la pauvreté», dit-il. Pendant les trois années qui suivent, Lucie et Jean-Louis se consacrent au financement de leur rêve. Ils organisent des dîners-bénéfice, et le chef va même jusqu’à troquer la toque pour la guitare, le temps de composer D’Antananarivo à Montréal, un album où il fait l’éloge de la bonne table. Entre la vente des disques et les billets que leur tendent quelques âmes généreuses, les coffres de CSF se remplissent peu à peu.

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Mais en 2006, alors que le couple approche du but, Lucie est emportée par un cancer.

Anéanti, Jean-Louis Thémis décide de continuer seul. Il prend une année sabbatique, ravale ses larmes, emballe ses couteaux et ses casseroles, et s’envole pour la Grande Ile. Là, avec l’enthousiasme d’un missionnaire, il sillonne les bidonvilles de Majunga. Mendiants, illettrés, mères monoparentales, il approche tous ceux qui ont la misère collée à la peau et propose de leur apprendre le métier. Il leur offre même un petit salaire. Il réussit ainsi à former sa première brigade de 18 cuisiniers, qu’il relâche quelques mois plus tard, une fois leur formation terminée. Presque tous décrochent un emploi dans la restauration.

Avant de croiser la route du chef montréalais, Marie-Angèle et Alice n’avaient aucun diplôme, aucune formation, et pas grand avenir. Mais, tous les matins, pendant trois mois, elles ont porté la toque et le tablier dans le local de Cuisiniers sans frontières. Elles y ont appris les rudiments d’un métier dont elles ignoraient tout. Et, le quatrième mois, elles se sont frottées au «vrai» monde de la restauration lors d’un stage d’une trentaine de jours. Entre 2006 et 2010, Jean-Louis Thémis a pris sous son aile 93 marmitons comme elles.

«Je suis touchée de voir les miens se sortir de la pauvreté, se réjouit Michèle Razanakoto, la coordonnatrice de CSF à Majunga. Et c’est à la générosité de Jean-Louis Thémis qu’ils le doivent. Tout ce qu’il fait, il le fait avec son cœur.»

Cuisiniers sans frontières a aussi ouvert une nouvelle école à Antananarivo, la capitale de Madagascar, et étendu son action au Bénin, où 14 villageois de Glazoué ont suivi les trois mois de formation en juin dernier. A Montréal, en collaboration avec le Café L’Itinéraire, Jean-Louis Thémis offre aussi à de jeunes démunis une chance de reprendre leur vie en main. «On essaie de mettre des étincelles dans les yeux des gens, de faire de la cuisine un instrument de raccrochage, explique-t-il. Et ça fonctionne.»

Malgré la crise politique qui agite Madagascar depuis 2009, Jean-Louis Thémis continue de faire le va-et-vient entre l’île et Montréal, convaincu de la viabilité de son projet, même si des problèmes de financement l’obligent encore à piocher dans ses économies. Pour se donner du courage, il pense souvent à ces gens qu’il a sortis de la rue. Comme Alice.

La jeune femme dans la vingtaine ne fera peut-être pas carrière dans de grands restaurants, mais avec ce qu’elle a appris, elle réussit à récolter 2$ ou 3$ par jour dans un pays où, rappelle Jean-Louis Thémis, la moyenne des habitants gagne tout juste 1$. «On ne changera pas le monde, conclut le chef montréalais, mais on peut changer des vies.»

Entre autres aspirants cuistots, Jean-Louis Thémis a formé dans les locaux de Cuisiniers sans frontières la petite-fille de «Dada Raymond», son maître, aujourd’hui disparu. Il a appris à la jeune fille son métier, puis lui a donné une bouteille de rhum qu’elle est allée verser sur la tombe de son grand-père, comme le veut la coutume malgache. Valim-babena, pour solde de tous comptes!

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