Skier Aveugle

Le fondeur canadien Brian McKeever a terminé les courses les plus éprouvantes du monde. Il a remporté 10 médailles aux Jeux paralympiques, et ce, en étant presque aveugle. Portrait d’un athlète inspiré et inspirant. 

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Skier Aveugle

Brian McKeever descend une pente abrupte, quelques centimètres seulement derrière Erik Carleton, son coéquipier. Ces skieurs de fond s’entraînent sur les pics dentelés des Dolomites, en Italie. Brian, privé de 90% de ses facultés visuelles, attend que son partenaire lui demande de ralentir. Brian peut sentir l’air froid des montagnes. Il sent le vent fouetter son visage et l’inclinaison de la pente sous ses skis. Il entend ces derniers glisser sur la neige durcie, mais il a besoin des yeux d’Erik.

Brian compte entièrement sur cet homme – qui avait failli à l’époque participer aux Jeux olympiques comme athlète – pour le mener à la victoire, car il connaît instinctivement ses forces et ses faiblesses. Tous deux vivent à Canmore, en Alberta. Entre les compétitions, ils s’entraînent souvent une semaine entière. Erik, âgé de 35 ans, soit un an de plus que son coéquipier, évalue les vitesses afin de savoir à quel moment l’athlète risque l’épuisement, ou quelle allure il doit maintenir pour préserver son énergie et l’emporter sur ses rivaux dans le dernier droit.

Minutieux et désormais liés par un entraînement assidu – ils conçoivent différentes courses contre la montre, à la suite desquelles un physiologiste prélève des échantillons de sang et enregistre le rythme cardiaque de Brian -, les deux hommes dominent leur discipline depuis 2011. En février 2013, ils ont remporté l’or, pour une deuxième année consécutive, aux championnats mondiaux du Comité international paralympique à Solleftea, en Suède. Au terme d’une des épreuves, ils ont franchi le fil d’arrivée presque une minute avant les médaillés d’argent.

«Il faut prendre des décisions rapides quand on guide un aveugle», explique Brian. Erik doit donc développer une forte complicité qui l’aide à prévoir la stratégie adoptée par son partenaire. Il doit deviner à quel moment il est préférable de laisser l’adversaire prendre les devants, savoir négocier des passages périlleux sans perdre de temps, et juger quand il convient de foncer. Ce synchronisme, acquis de haute lutte, est essentiel au duo s’il veut conserver sa première place au classement lors des Jeux paralympiques de Sotchi en 2014, car les pistes seront fréquentées par une foule de jeunes Russes et Scandinaves déterminés à gagner.

Mais pour que Brian demeure invincible, Erik devait aller au-delà de la technique. Il lui fallait remplacer Robin, le frère de Brian, son premier coéquipier. Depuis l’enfance, Brian souhaitait suivre les traces de Robin, fondeur de niveau international qui représentait le Canada en 1998 aux jeux de Nagano. À 18 ans, il avait participé aux championnats mondiaux junior. L’année suivante toutefois, découvrant qu’il ne parvenait plus à lire les panneaux de signalisation et d’affichage, il apprend qu’il souffre de la maladie de Stargardt, une dégénérescence de la rétine qui prive de jeunes adultes de la vision. Du coup, ses ambitions sportives s’évanouissaient. En 1999 pourtant, l’entraîneur chef de l’équipe nationale de ski paralympique lui proposait d’intégrer ses rangs. Si tout se passait bien, Brian pourrait un jour représenter le pays sur la scène internationale.

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C’était le coup de pouce qu’il attendait pour remettre sa carrière en selle. En 2001, lors de la coupe mondiale du Comité international paralympique (CIP) en Allemagne, Brian a skié seul, se fiant uniquement à sa vision périphérique, et il a terminé en deuxième position, derrière le champion en titre, Frank Höfle, lequel avait perdu enfant 95% de ses facultés visuelles dans un accident. Après l’épreuve, Frank, qui était accompagné d’un meneur, lui a conseillé de suivre son exemple. Avec un coéquipier, lui dit-il, «vous m’auriez probablement battu aujourd’hui». Brian devait donc se trouver un partenaire.

Il n’est pas obligatoire qu’un guide accompagne le fondeur, mais ses instructions continues le stimulent énormément – il l’oriente sur des pentes parfois dangereuses, parmi des concurrents aux mouvements imprévisibles. Assigné à toutes les tâches, le meneur accompli protège son partenaire du vent et aplanit la piste, ce qui permet à son complice d’atteindre des vitesses supérieures en fournissant des efforts moindres. De préférence, le guide devrait avoir la même corpulence que son partenaire, la même souplesse, et la même foulée. Le frère de Brian était le candidat idéal.

Ainsi, quelques mois après avoir échoué aux qualifications pour les Jeux olympiques de Salt Lake City en 2002, Robin rejoignait son frère en Utah, où ils ont remporté la première de leurs 10 médailles paralympiques, dont deux d’or et une d’argent. Or, ce qui était prévisible, à mesure que Brian gagnait en force, Robin avait du mal à suivre le rythme. «Le plus difficile, rappelle Robin, qui a six ans de plus que son frère, était de garder la forme et de mener la course. Au pays, une demi-douzaine de gars à peine skient assez vite pour guider Brian.» Robin perdait donc de sa vélocité. À la fin de 2010, il s’abîmait en outre un ligament croisé au genou en dévalant une pente avec son fils. Son rôle de meneur était terminé.

Brian s’est alors tourné vers Erik Carleton, un ami d’enfance et ex-membre de l’équipe nationale de développement, pour chausser les bottes de son frère. C’était tout un défi à relever, car guider un skieur malvoyant revient à projeter son esprit dans le corps d’un autre. Comme les frères McKeever skiaient ensemble depuis leur enfance, leur complicité était spontanée. Carleton, lui, devait tout apprendre depuis le début. Ce fut une formation longue, difficile, hésitante et parfois embarrassante. Lors de leur première course, les bâtons d’Erik tombèrent entre ses jambes en pleine descente et il fit une chute. Heureusement, ils avaient pris assez d’avance pour que Brian termine le premier.

Mais peu importe, depuis, leur connivence s’est si bien développée que leur partenariat est plus solide que jamais. Les skieurs de compétition glissent à grande vitesse afin que leurs rivaux «décrochent». «Les concurrents redoutables, explique Brian, exercent sur nous des pressions psychologiques dans l’espoir qu’on fasse des efforts démesurés qui épuisent.» Or, Erik sait exactement à quel moment l’ardeur de son coéquipier risque de virer à l’imprudente témérité. «Pendant la course, ajoute Brian, il est bon de savoir qu’un autre fournit les mêmes efforts et pense comme moi.»

Depuis qu’Erik accompagne Brian, sa carrière connaît un nouvel essor. «J’étais sur le point de me retirer, dit-il, car l’entraînement devenait trop coûteux. Maintenant que j’ai rejoint l’équipe nationale, elle couvre mes dépenses.» Erik a compris aussi qu’il ne devait pas miser sur ses seules facultés visuelles. «Il m’arrive de skier dans le brouillard et alors… on ne voit rien. Dans ces moments-là, je me rappelle que Brian, lui, ne distingue jamais rien, même les jours ensoleillés. Ça m’incite à agir comme lui dans des circonstances analogues. Brian est un skieur discipliné, et il sait précisément quels efforts fournir aux moments les plus techniques du circuit. Comme ses yeux lui font défaut, les pentes raides ne l’effraient pas.»

En skiant avec Brian depuis trois ans, Erik a développé pour lui des sentiments fraternels. La complicité et le synchronisme sont tels entre eux qu’à la mi-course Erik peut évaluer le rythme cardiaque de son coéquipier et son taux de lactate dans le sang. Car courir avec Brian signifie également skier comme lui.

C’est pourquoi Erik a délaissé le style de sprinteur qui lui était propre pour adopter la méthode plus régulière et mesurée de Brian. «Je lui enseigne à skier comme un vieillard», lance ce dernier à la blague.

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