Sa mission : percer le mystère des crimes non résolus

Halifax affiche l’un des plus hauts taux d’homicides non résolus au pays. Le policier à la retraite Tom Martin exerce aujourd’hui des pressions auprès du service de police pour que les familles des victimes obtiennent justice.

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Sa mission : percer le mystère des crimes non résolus

SAMEDI, 12 AOÛT 1989. Vers la fin de son quart de travail tranquille au Canadian Tire du chemin Quinpool, à Halifax, Kimberly McAndrew était informée par son superviseur qu’elle pouvait partir plus tôt qu’à l’habitude. C’était l’anniversaire de son petit ami et elle s’était empressée de quitter les lieux. À 16 h 20, la blonde de 19 ans, étudiante à l’Université Dalhousie, portant un cardigan marine sur un t-shirt de marque Esprit et un pantalon à plis marine, sortit par la porte arrière du magasin et commença à traverser le stationnement. On ne l’a jamais revue depuis.

« Kimberly McAndrew était une innocente victime, selon Tom Martin. Elle n’avait rien fait pour mériter un tel sort. Elle rentrait chez elle à pied, tout simplement. » Les policiers appellent les crimes non résolus, en particulier les homicides, cold cases, mais il n’aime pas l’expression. « Je pense que c’est une insulte pour les familles. Ces affaires n’ont rien de froid. Elles n’ont pas encore été résolues, c’est tout. »

En 2004, M. Martin, aujourd’hui détective privé, avait été affecté à l’unité des affaires non résolues d’Halifax. Il avait considéré l’affaire McAndrew comme méritant d’être examinée à nouveau. L’enquête initiale n’avait mené à aucune condamnation, et le corps de Kimberly n’avait jamais été retrouvé. Mais il avait des soupçons sur l’identité du meurtrier. Il s’était attaqué au dossier avec un regard neuf, réévaluant l’ensemble des preuves et interrogeant à nouveau les témoins pour déterrer des pistes négligées et établir de nouveaux liens.

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Halifax, malgré sa démographie qui ne se classe qu’au 13e rang des villes canadiennes, est l’une des plus violentes. En 2011, son taux d’homicides était le deuxième du pays, et le quatrième en 2012. Selon une étude menée en 2008 par le criminologue Don Clairmont de l’Université Dalhousie, la ville est « depuis longtemps le théâtre de comportements turbulents, parfois violents, associés au fait qu’elle est un port d’importance et un centre pour les activités militaires et gouvernementales ». Elle est également connue pour ses homicides à l’arme à feu et pour ses gangs de rue. À Halifax, le nombre de crimes majeurs non résolus – meurtres, disparitions considérées comme des homicides – est anormalement élevé : 75 entre 1955 et janvier 2014. (Le service de police régional de York en Ontario, qui est responsable d’une population deux fois plus grande que celle d’Halifax, dénombre environ 45 meurtres non résolus depuis 1956.) Pis encore, le très faible ratio entre le nombre de crimes et le nombre d’accusations fait d’Halifax l’une des villes au plus bas taux d’homicides résolus au pays. La situation est inquiétante. Tom Martin se dit déçu par le manque d’engagement du service de police à l’égard des crimes non résolus, mais aussi par sa propre incapacité à fournir aux familles des victimes un moyen de tourner la page.

Peu Après Avoir Repris l’affaire McAndrew, M. Martin se pencha également sur une ancienne piste. Des années plus tôt, Andrew Paul Johnson, un délinquant sexuel récidiviste en probation, avait rédigé un texte dans le cadre de son programme de traitement. Le texte décrivait des événements ressemblant à l’enlèvement de Kimberly. Le psychiatre de M. Johnson avait donc décidé d’entrer en contact avec la police d’Halifax. L’homme, qui avait des antécédents criminels en Nouvelle-Écosse, vivait en Colombie-Britannique où il avait été inculpé d’enlèvement et de séquestration. En 1997, des policiers d’Halifax avaient tenté d’établir un lien entre lui et Kimberly en se basant sur les renseignements fournis par le psychiatre. Mais ils avaient dû abandonner la piste faute de preuves. En 2001, M. Johnson, désormais reconnu en tant que délinquant dangereux et détenu en Colombie–Britannique, fut accusé par un procureur de la couronne d’être un « pédophile à personnalité limite » avec des « appétits sexuels volcaniques ».

Tom Martin fut frappé par deux détails à propos de M. Johnson. Au moment de la disparition de Kimberly, il dormait souvent chez sa petite amie dans un appartement situé en face du stationnement du Canadian Tire. En Colombie-Britannique, il avait été arrêté alors qu’une jeune femme de 20 ans présentant une déficience intellectuelle se trouvait dans sa voiture. Il avait à de multiples reprises tenté d’attirer d’autres jeunes femmes en prétendant être un policier en civil. Parmi les objets que les policiers avaient découverts dans son véhicule se trouvaient un hachoir à viande, du gel lubrifiant, du ruban adhésif, des menottes et un insigne de police.

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L’enquêteur procéda à un nouvel entretien avec la famille pour mieux comprendre la personnalité de Kimberly. Il apprit que la jeune femme avait grandi en milieu rural, dans l’île du Cap-Breton, et qu’elle se sentait mal à l’aise dans les villes. Elle n’aimait pas se déplacer seule. Il était peu probable qu’elle ait laissé un étranger s’approcher d’elle, encore moins qu’elle soit montée en voiture avec lui. Les membres de sa famille avaient été catégoriques : elle aurait hurlé et se serait débattue si quiconque avait essayé de s’emparer d’elle. Toutefois, M. Martin crut qu’elle avait peut-être été moins vigilante avec M. Johnson. « Comment l’agresseur l’avait-elle attrapée ? Son père était policier. Johnson avait pu approcher Kim en lui montrant son insigne. C’était sans doute la seule façon de la convaincre de monter en voiture. »

Pendant ses 30 années de service, Tom Martin avait fait partie de l’élite policière d’Halifax. Il avait mené des centaines de dossiers majeurs et avait été enquêteur principal dans 25 cas d’homicides. En 2001, après avoir participé à des arrestations dans deux affaires de meurtre, une tentative de meurtre et un enlèvement, en plus d’avoir appréhendé un agresseur sexuel en série, il fut nommé agent de police de l’année. Ses compétences comprenaient un certificat de négociateur lors de prises d’otage et des formations en analyse de scène de crime et en enquête sur des affaires non résolues. Il prit sa retraite en 2008 après avoir survécu à trois arrêts cardiaques. Il s’était alors intéressé à des activités moins éprouvantes pour le cœur, comme la sculpture sur bois, la pêche à la mouche et la gestion de la petite ferme où il vit avec son épouse, dans la vallée Musquodoboit, au nord-est d’Halifax.

Tom Martin est aujourd’hui âgé de 57 ans. Il dirige une agence d’enquête privée qui donne surtout des conseils aux avocats. Discret et affable, c’est le genre d’homme qui invite à la confidence, des qualités qui ont contribué à faire de lui un policier plusieurs fois décoré. De temps à autre, quand la famille d’une personne portée disparue le prie de se charger de leur dossier non résolu, il accepte, pourvu que sa propre enquête n’interfère pas avec celle des policiers.

« Je crois qu’il éprouve une réelle compassion pour les familles comme la mienne qui cherchent à obtenir des réponses par tous les moyens, dit Megan, la jeune sœur de Kimberly McAndrew. Un chien qui ne lâche pas son os, c’est l’image qui me vient en tête quand j’essaie de résumer sa personnalité. »

Bien que 70 % des affaires d’homicides soient résolues la première semaine suivant le crime, M. Martin croit qu’il se présente toujours des occasions d’en résoudre de plus anciennes. De nouvelles pistes peuvent avoir pour conséquence de pousser des policiers à reprendre une enquête mise en veilleuse.

Les commémorations et la couverture médiatique accordées à des crimes semblables servent d’aide-mémoire au public et convainquent parfois certains témoins de mettre de côté leur crainte ou leur apathie pour raconter leur version des faits. Souvent, par ailleurs, les auteurs de crimes non résolus récidivent. « Quand ils se font arrêter une nouvelle fois, pour des crimes petits ou gros, on les interroge à nouveau et on leur rappelle que quelqu’un travaille toujours sur le dossier. Tôt ou tard, ils risquent de commettre une erreur, de s’incriminer eux-mêmes. »

Mais rien de tel ne se produira si les agents auxquels on assigne des affaires non résolues ne poursuivent pas leurs enquêtes et si le service de police ne soutient pas leurs efforts. Selon le Bureau of Justice Assistance des États-Unis, « puisque les affaires non résolues peuvent exiger beaucoup de temps et de travail en plus de nécessiter parfois des techniques d’enquête novatrices, les unités sont plus efficaces lorsqu’elles sont constituées d’enquêteurs possédant une vaste expérience ».

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Si Tom Martin s’intéresse à la politique (il a été candidat défait à la mairie d’Halifax en 2012 ainsi qu’à l’élection provinciale de l’automne dernier sous la bannière libérale), c’est en partie pour appuyer une réforme du système judiciaire. Au service de police de la ville, l’unité des affaires non résolues compte actuellement trois personnes. Le problème est que ces trois agents peuvent être réaffectés aux affaires courantes à tout moment – ce qui est la recette de l’échec. Ce dont l’unité des affaires non résolues a besoin, à son avis, ce sont des agents chargés à temps plein de l’ensemble de ces dossiers. Pour une équipe de trois policiers, dit-il, réexaminer correctement les faits entourant un seul dossier prendrait plusieurs années.

« Je n’ai jamais critiqué les policiers, mais bien la gestion : le manque de ressources, le manque d’engagement, le manque de volonté d’aller jusqu’au bout, dit-il. Ça coûte cher, mais est-ce que les corps policiers devraient être gérés comme des entreprises ou bien comme des services publics ? »

Peu après 2 h du matin, le 28 août 1999, Jason MacCullough, 19 ans, retournait chez lui à pied en passant par le parc Big Pinehill après avoir participé à une fête. Bon étudiant, Jason était chef junior dans le Club des garçons et des filles et il était membre des scouts. Il devait commencer l’université à l’automne. Près de l’endroit où le sentier pédestre abouti, dans un quartier modeste, on lui a tiré une balle dans la tête à bout portant.

Tom Martin avait été nommé enquêteur principal dans ce dossier. Il avait finalement identifié un suspect, mais l’affaire avait piétiné. Peu à peu, les pistes s’étaient égarées et de nouveaux crimes avaient eu préséance. Le meurtre de Jason MacCullough devint une affaire non résolue.

Six ans plus tard, alors qu’il faisait partie de l’unité des affaires non résolues, un informateur était apparu et avait fourni de nouveaux renseignements sur le meurtre.

M. Martin et son équipe avaient interrogé de nouveau certaines personnes et ils étaient sur le point de porter des accusations. Mais par la suite, le nouvel informateur fut surpris à mentir, ce qui l’avait totalement discrédité. Tom Martin était toutefois demeuré convaincu que les nouveaux renseignements colligés donnaient de la substance au dossier, mais le chef de police adjoint n’était pas d’accord et, à l’été 2005, il mit un terme à l’enquête.

« C’était l’un des moments les plus frustrants de ma carrière », admet-il.

Au mois d’août dernier, M. Martin était assis au salon, dans la résidence d’Allan MacCullough, située dans un quartier de la classe moyenne de Dartmouth, à cinq minutes en voiture du parc où son fils Jason avait été assassiné. M. MacCullough, un arpenteur géomètre, alla chercher une boîte remplie de photos, d’articles de journaux et de notes liées au dossier. Le regard fixant souvent le sol, la voix étranglée, il s’efforçait de parler de Jason, comme s’il avait appris la mort de son fils quelques jours auparavant plutôt qu’il y a 14 ans. Son épouse, Carolyn, commis aux finances, évite les journalistes. Et ni l’un ni l’autre ne discutent de la façon dont il a vécu son deuil ni de la pression que le meurtre a exercée sur leur mariage et sur le jeune frère de Jason, Scott. M. MacCullough est d’avis que « c’est privé, ça ne concerne personne d’autre que nous ». Il mène désormais une croisade contre l’inaction dans ce dossier.

« Quelqu’un m’a enlevé mon fils, et je ne sais pas qui , a-t-il dit posément. Ça a changé nos vies pour toujours. » Est-ce que les choses iraient mieux si le meurtrier était retrouvé ? Est-ce qu’on peut véritablement tourner la page dans un dossier pareil ? « Oui », a répondu M. MacCullough. « La personne qui a commis ce crime se promène peut-être dans nos rues. Elle doit se dire qu’elle va pouvoir s’en tirer une deuxième fois. Donc il ne s’agit pas uniquement des familles des victimes en ce moment, mais aussi des futures victimes et de leurs familles. »

Plus tard, en conduisant vers Halifax, M. Martin réfléchissait à ce que lui avait dit le père de Jason sur la possibilité de retrouver l’assassin de son fils. « Je crois qu’il serait satisfait, qu’il aurait le sentiment que justice a été rendue. Mais cela ne met pas fin à la souffrance. »

Pour expliquer qu’il soit resté en contact avec des membres de ces familles pendant toutes ces années, M. Martin dit que « vous ne pouvez pas passer autant de temps avec une famille dans ses moments les plus sombres sans ressentir une sorte de lien. Les MacCullough m’ont souvent appelé pour exprimer leur frustration. Il s’est formé un respect mutuel, et de ce respect est née l’amitié. »

« Savoir au plus profond de moi qu’il existe des réponses et que, pour une raison ou une autre, personne ne les cherche, ça me mettait en colère. Aujourd’hui, ça me rend triste. Mais j’ai une foi profonde, ce qui me permet d’éviter d’éprouver trop de tristesse pour les victimes. Le véritable drame, c’est pour ceux qui restent. Kim aurait pu être la fille de n’importe qui. Tout comme Jason. »

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