Parents d’enfants assassinés : les victimes oubliées

Ils ont vécu l’inconcevable : leurs enfants ont été tués. Pourtant, au sens de la loi, ils ne sont pas des victimes.

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Parents d'enfants assassinés : les victimes oubliées

Le 2 décembre 2012, Patrick Desautels a perdu ce qu’il avait de plus précieux au monde, ses trois enfants. Âgés de deux à cinq ans, Anaïs, Loïc et Lorélie ont été assassinés par leur mère, alors qu’elle en avait la garde pour quelques heures dans sa résidence de Drummondville.

« Elle a noyé les enfants ! » lui crie son ex-belle-mère au téléphone, en état de panique. Envahi par une poussée d’adrénaline, Patrick ­Desautels saute dans sa voiture et file à toute vitesse vers l’appartement, tout en alertant la police de son portable. Lorsque, quelques minutes plus tard, il pénètre dans le logement, il découvre l’inconcevable : Loïc, son fils de quatre ans, repose sur un lit dans une chambre, inanimé. Puis, au bout de l’étroit corridor, il trouve ses deux petites filles, inertes, allongées dans la baignoire. Il s’effondre. Arrivés entre-temps, les policiers l’entraînent à l’écart. En sortant, il aperçoit son ex-conjointe, Sonia Blanchette, étendue sur le plancher du salon, des médi­caments à ses côtés. Arrêtée, elle fera face à des accusations de triple meurtre prémédité. Son procès n’aura pas lieu avant l’automne 2016.

À l’hôpital, où il doit identifier les petites victimes à la morgue, on ­demande à M. Desautels s’il a besoin d’aide. « Je veux mes enfants vivants ! » implore-t-il. Les dernières images de ses enfants décédés hanteront à ­jamais le père de famille de 34 ans.

Pendant trois jours, il ne dort pas. Il pleure continuellement. Qu’aurait-il dû faire pour les sauver ? Obsédé par des idées suicidaires, il n’a plus la force de travailler et risque donc de perdre sa petite entreprise, une pépinière. Il se tourne vers l’IVAC, un organisme provincial qui relève de la CSST et qui est chargé d’appliquer la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels. On lui ­défraie 90 séances chez un psychologue, et on lui verse 10 000 dollars pour les frais funéraires et 2 000 dollars par enfant. On lui refuse toutefois une compensation pour ses pertes de reve­nus, le temps de surmonter cette épreuve. Au sens de la loi, il n’est pas une victime. Au Québec, une victime d’acte criminel est une personne qui a été tuée ou blessée.

Patrick Desautels contestera la décision de l’IVAC devant le Tribunal administratif du Québec. C’est l’avocat Marc Bellemare, ex-ministre de la Justice du Québec, qui le représentera. Sept mois après les meurtres, la cour lui donnera raison : en commettant son geste, son ex-conjointe le visait directement et personnellement. Dans la mesure où il a été blessé psychologiquement en découvrant le corps de ses enfants, il sera donc dédommagé à titre de victime. Souffrant d’un syndrome de stress post-traumatique, il recevra l’équivalent de l’assurance-emploi pendant son arrêt de travail. « J’ai aussi droit à une rencontre par semaine chez un psychologue et au remboursement de mes médicaments », confie l’homme, mince et fragile, toujours profondément endeuillé.

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Le traumatisme causé par un acte criminel a souvent des séquelles permanentes. Lorsqu’un avis médical démontre que la santé du patient ne connaîtra plus d’amélioration prévisible, l’IVAC évalue l’inaptitude de ce dernier à reprendre le travail et accorde une compensation pouvant aller jusqu’à l’indemnité à vie. « Parfois, le calcul de l’IVAC fait à partir de grilles d’analyses et de barèmes bien précis révèle une incapacité physique ou psychique de 6 à 10 %, explique Marc Bellemare. Ça peut donner une rente de 40 dollars par semaine. Tu ne vis pas avec ça ! C’est ridicule ! »

Durant son mandat de ministre de la Justice, au début des années 2000, Me Bellemare s’était engagé à améliorer la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels. Déplorant le faible appui de son gouvernement, ses promesses sont demeurées inutiles. « Le lobby des accusés est très fort, de même que celui des avocats de la défense et de la couronne qui veulent conserver leur pouvoir. On laisse très peu de place aux victimes. Imaginez : dans le formulaire d’indemnisation de l’IVAC, on ne peut pas être à la fois le père ou la mère d’un enfant assassiné et une victime d’acte criminel ! » déplore l’avocat.

La triste expérience de Marie-­Hélène Guimont démontre cette inco­hérence. Dans la jeune trentaine, le regard profond et triste, elle fait partie d’un groupe de six mères de famille, Les Survivantes, dont les enfants ont été assassinés. En décembre 2005, à Cap-Saint-Ignace, son ex-conjoint a tué sa fillette de 18 mois, Émilie, en utilisant une arme de chasse qu’il a ensuite retournée contre lui. Le funérarium lui a remis les formulaires de l’IVAC, qu’elle a eu du mal à remplir parce qu’elle n’y comprenait rien et qu’elle était en état de choc. Elle n’a eu droit qu’à 15 séances chez le psychologue et à une petite indemnisation pour enterrer sa fille. Sa vie a basculé. Elle n’arrivait plus à se concentrer et n’a pas pu terminer sa formation d’infirmière. Elle s’est retrouvée à l’assistance sociale. « Je n’avais pas la force de contester la décision de l’IVAC. J’avais seulement 30 jours pour le faire, mais je n’en avais de toute façon pas la capacité », conclut-elle, avec dépit.

Mme Guimont a elle aussi appelé à la rescousse Me Bellemare. Même si huit années s’étaient écoulées ­depuis le meurtre de sa fille et même si elle n’était pas alors présente, elle a été recon­nue victime et a reçu une ­indemnité rétroactive pour son syndrome de stress post-traumatique.

Selon le psychiatre Gilles Chamberland, qui a déjà réalisé de nombreuses expertises à la demande de l’IVAC, il est important de venir en aide à ceux qui vivent de tels drames. « Un syndrome de stress post-traumatique peut apparaître immédiatement ou longtemps après les événements. Les malades sont irritables, colériques. Ils s’isolent. Et c’est plus difficile à traiter qu’une dépression majeure, explique le psychiatre de l’Institut Philippe-­Pinel de Montréal. On demande à ces personnes de remplir des formulaires complexes, alors qu’elles souffrent énormément. Elles abandonnent et leur santé se détériore encore plus. »

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La dernière édition du Manuel diag­nostique et statistique des troubles mentaux, publié en 2013 par l’American Psychiatric Association, établit pour la première fois qu’il n’est pas nécessaire d’être soi-même victime d’un crime ou d’en être le témoin pour être atteint du syndrome de stress post-traumatique. L’imaginer peut entraîner des symptômes aussi graves. « Si on ne soigne pas correctement les victimes, elles risquent de développer des problèmes chroniques et de se ­retrouver au crochet de la ­société, ajoute le Dr Chamberland. Cela coûte encore plus cher. »

C’est ce que fait valoir sans relâche Isabelle Gaston, la mère d’Anne-­Sophie, trois ans, et Olivier, cinq ans, tués à coups de couteau par leur père, l’ex-cardiologue Guy Turcotte, en 2009. « Selon la loi, je ne suis pas une victime, car je n’étais pas sur les lieux de la tragédie. Pourtant, je souffre d’un syndrome de stress post-traumatique. » Mme Gaston fait campagne en faveur de l’amélioration du régime d’indemnisation des victimes d’actes criminels. « J’ai dû interrompre la pratique de la médecine, ce qui a engendré un manque-à-gagner important, et j’ai dû payer moi-même le psychologue. »

Isabelle Gaston déplore une autre injustice : alors que les parents d’un enfant décédé dans un accident de la route reçoivent quelque 50 000 dollars d’indemnisation de la SAAQ, ceux dont le leur est assassiné n’obtiennent que 12 000 dollars de l’IVAC. Et avant l’augmentation des tarifs de l’IVAC en 2013, c’était beaucoup moins : 2 000 dollars. « Dix mille dollars pour la perte et l’enterrement de mes deux enfants, c’est tout ce que j’ai reçu. La maison funéraire m’a offert une réduction, car ça ne couvrait pas tous les frais, dit-elle. Le système laisse de côté beaucoup trop de victimes. On les oublie. »

Pourtant, les victimes collatérales d’actes criminels, elles, n’oublient pas. Qui se souvient de Sylvie Comeau et de la disparition de ses deux enfants de quatre et six ans, Michel et Julie, à Trois-Rivières, le 2 mai 1979 ? Alors qu’ils jouaient dans l’arrière-cour de leur domicile, ils ont été enlevés par un voisin et jetés dans le fleuve Saint-Laurent. Le corps de la petite Julie a été repêché 73 jours plus tard, celui de Michel n’a jamais été retrouvé.

En 1993, le criminel Gino Dupont a avoué son crime à une psychologue du pénitencier de Donnacona, où il purgeait une peine pour un autre crime. Il a été condamné à la prison à perpétuité deux ans plus tard. C’est uniquement alors – plus d’une décennie après le drame – que la mère endeuillée a reçu 4 300 dollars de l’IVAC. « J’ai essayé d’avoir une vie normale. Mais je suis toujours triste. J’ai perdu la joie de vivre », confie Mme Comeau. Après avoir consommé drogue et alcool pour anesthésier son mal, la femme de 59 ans, qui, usée par l’épreuve en paraît 10 de plus, a finalement rencontré une psychiatre en 2000. Aujourd’hui, elle vit difficilement dans la sobriété et la pauvreté et tente d’obtenir l’aide publique. « En prison, l’assassin de mes enfants a droit à tous les soins. Il n’a qu’à demander et ça lui est accordé. Moi, je n’ai rien ! »

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La ministre de la Justice du Québec, Stéphanie Vallée, promet de revoir la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels en vigueur depuis 1972. Elle tiendra bientôt des consultations publiques à ce sujet. La dernière grande modification à la loi date de 1988. Le gouvernement a alors créé le réseau des CAVAC, les centres d’aide aux victimes d’actes criminels, organismes communautaires implantés dans chaque région qui informent sur les droits et les recours et proposent de l’accompagnement dans l’appareil judiciaire et des évaluations psychologiques. Ces centres n’ont cependant aucun pouvoir en matière d’indemnisation.

Selon la ministre, ce n’est pas l’argent qui manque. Alors qu’en 2012-2013, toutes les provinces et territoires canadiens réunis ont investi 67 millions de dollars pour aider les victimes, le Québec a injecté à lui seul 113,7 millions en 2013, dont plus de 14 millions en frais administratifs. Au moment où des compressions budgétaires sont exigées dans tous les ministères,

Mme Vallée veut réduire les coûts de la bureaucratie et aider mieux, car elle admet qu’il faut faire plus dans les cas d’infanticides. « Beaucoup de parents d’enfants assassinés vivent des situations intolérables. Il faut les soutenir. Il faut être plus efficace. »

Selon le rapport du comité d’experts sur les homicides intrafamiliaux, remis au gouvernement en 2012, on compte chaque année entre six et huit infanticides au Québec. Mais ces données incluent aussi les enfants assassinés à l’âge adulte. « Des drames comme ceux de Patrick Desautels ou Isabelle Gaston, il s’en produit en moyenne un tous les deux ans. Le gouvernement a les moyens de les aider, explique Me Bellemare. On ne demande pas que toute la famille soit automatiquement indemnisée, mais ça devrait être systématique pour les parents qui ont un urgent besoin d’aide psychologique et financière. »

La réadaptation et l’indemnisation sont de compétence provinciale. Le gouvernement fédéral, qui intervient à un autre niveau, a instauré, en 2013, un programme de Soutien du revenu pour les parents d’enfants assassinés ou disparus qui doivent s’absenter du travail. Ils peuvent depuis lors recevoir 350 dollars hebdomadaires, ­durant 35 semaines. Ottawa adoptera en outre d’ici quelques mois une charte des droits des victimes, pilotée par le sénateur conservateur Pierre-Hugues Boisvenu.

Ce dernier, fondateur de l’Association des familles de personnes assassinées ou disparues (AFPAD), comprend le désarroi des parents endeuillés qui se sentent abandonnés par le système : sa fille Julie a été tuée par un récidiviste en 2002. Elle avait 27 ans. « Le CAVAC nous a offert de l’aide beaucoup trop tard, quand l’assassin de ma fille a été condamné à la prison à perpétuité, plus de deux ans après le meurtre. » Cela dit, le gouvernement n’a toujours pas révélé si l’adoption de la charte sera assortie de fonds additionnels.

Pour le sénateur Boisvenu, la charte est une façon d’éviter que son expérience se reproduise. Elle étend la notion de victime à toute personne ayant subi des dommages matériels, corporels, moraux ou des pertes économiques par la perpétration d’une infraction contre toute autre personne, non plus seulement contre elle-même. Cette charte leur accorde quatre grands axes de droits dont celui d’obtenir des renseignements sur l’enquête et les procédures de remise en liberté d’un criminel, le droit à une indemnisation juste et équitable, à la participation aux ententes entre avocats, et à la protection pendant et après un procès. « Quand elle jugera que ses droits n’ont pas été respectés, la victime pourra s’adresser à la justice », affirme le sénateur Boisvenu.

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Toutefois, Jo-Anne Wemmers, professeur à l’École de criminologie de l’Université de Montréal, émet des réser­ves quant à cette nouvelle charte, car il s’agit seulement d’une déclaration de principes, contrairement à la Charte des droits et libertés, et elle ne prévoit pas de recours judiciaires en cas de non-respect des droits des victimes, comme cela existe aux États-Unis. « Depuis 2003, explique-t-elle, un juge américain peut interrompre les procédures judiciaires s’il est démontré que les droits des victimes de crimes fédéraux n’ont pas été respectés. »

L’ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels, Sue O’Sullivan, souhaiterait qu’elles aient aussi accès à un avocat afin d’être représentées lors des procédures criminelles. Citant la France où un tel droit est accordé,

Me Marc Bellemare ne voit pas pourquoi cela ne pourrait pas être instauré ici. « En France l’avocat des victimes peut contre-interroger l’accusé, présenter une preuve, des témoignages. Les victimes participent à tout le processus judiciaire. »

Selon Mme Wemmers, il est difficile de comparer un système d’indemnisation à un autre. « Chaque pays ou province a ses lois, son système ­social. En 2004, l’Union européenne a adopté une directive qui oblige chacun de ses États membres à indemniser équitablement les victimes, mais cela est laissé à la discrétion de chacun. Plusieurs pays du nord de l’Europe et les Pays-Bas sont à mon avis les plus avant-gardistes parce qu’ils offrent immédiatement des soins psychologiques aux victimes. C’est ce dont elles ont le plus besoin. »

Mais c’est trop peu, trop tard, pour Isabelle Gaston, qui a perdu espoir. « Je ne crois plus en notre système de justice. Mes enfants reposent en paix. Plus personne ne va leur faire de mal. C’est le plus important. »

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En marge des ressources offertes par le gouvernement, certains parents d’enfants assassinés trouvent du réconfort en aidant ceux qui perdent à leur tour une fille ou un fils, comme ce fut le cas de Mélanie Charron. En juin dernier, elle a appris que son ex-conjoint, violent et suicidaire, a intentionnellement arrêté son véhicule sur une voie de chemin de fer de Saint-Liboire et a été heurté mortellement par un train. Son seul enfant, Nicolas, 21 mois, est aussi décédé, sous l’amas de ferraille.

Dans les jours qui ont suivi, Patrick ­Desautels et Marie-Hélène Guimont sont entrés en contact avec elle pour partager sa peine et la guider. « J’étais anéantie. Je pleurais et je me berçais sans arrêt, explique Mme Charron. Enfin, quelqu’un comprenait ce que je ressentais. Marie-­Hélène et Patrick sont passés par là eux aussi et m’ont beaucoup aidée. » Quatre mois après la tragédie, elle n’avait pas encore reçu d’aide du gouvernement et d’assistance d’un CAVAC.

À défaut d’obtenir le soutien de l’IVAC, s’assurer que justice soit faite, que les criminels purgent leur peine, est un moyen pour ces parents de donner un sens à leur vie. Madeleine Hébert le sait mieux que quiconque. En 1979, son fils, Maurice Marcil, 14 ans, et son amie, Chantal Dupont, 15 ans, reve­naient d’une soirée à Terre des Hommes lorsqu’ils ont été enlevés par deux récidivistes, Gilles Pimparé et Normand Guérin. Entraînés sous le tablier du pont Jacques-Cartier, ils ont été projetés, 50 m plus bas, dans le fleuve Saint-Laurent. Les corps ont été retrouvés sept jours plus tard et les criminels ont été condamnés à la ­prison à perpétuité.

En 35 ans, Gilles Pimparé a tenté d’obtenir sa libération conditionnelle à six reprises, mais Madeleine Hébert a toujours écrit une lettre pour s’y opposer. La dernière fois, en septembre 2014, elle est venue d’Europe où elle habite désormais pour assister à l’audience de Gilles Pimparé au pénitencier de La Macaza.

La septuagénaire, mince et nerveuse, s’est levée devant les commissaires. Elle a éprouvé une profonde douleur intérieure – celle qu’elle ressent tous les jours depuis la mort de son fils -, puis a eu l’impression de s’élancer dans le vide en parlant d’une voix tremblante durant les premières minutes. « Mon propos est de rappeler l’existence d’une des victimes, mon fils. Tant et aussi longtemps que le condamné n’aura pas reconnu et assumé ses actes criminels, et fait une démarche qui l’aura transformé en être humain susceptible de réintégrer la ­société, je continuerai à m’opposer à sa ­libération. »

Gilles Pimparé est resté détenu. Mme Hébert a quitté le pénitencier, soulagée. Enfin… jusqu’à la prochaine comparution, dans deux ans.

Elle promet d’être la voix de Maurice devant ses tueurs jusqu’à la fin de ses jours. C’est le seul droit que la justice a voulu lui accorder, malgré l’immense chagrin qui l’habitera toujours et tout le mal qui lui a été fait, elle non plus n’est pas une victime au sens de la loi.

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