Mère de 500 filles

France Gingras a donné naissance à trois garçons et la vie lui a ensuite envoyé non pas une, mais près de 500 filles.

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Mère de 500 filles

En 1985, Daniel Paulhus et France Gingras ont pris la décision de devenir famille d’accueil.

Leur fils aîné rêvait d’une petite sœur et avait suggéré l’idée.

Le couple a soupesé  la question, rencontré les services  sociaux et une première adolescente s’est présentée, ouvrant la porte à des centaines d’autres venues tour à tour fouler le seuil de leur modeste mais chaleureuse maison de Saint-Hubert, sur la rive sud de Montréal.

« Les responsables des centres jeunesse ont vu que nous avions encore deux chambres et m’ont demandé si nous voulions en prendre une autre. Nous avons accepté. De fil en aiguille, à la fin de la première année, j’avais déjà ouvert six dossiers différents », raconte Mme Gingras, qui était âgée d’à peine 30 ans au moment d’amorcer ce qui allait devenir une véritable vocation.

« Plus le temps passait, plus je me sentais interpellée. Je me disais, « mon Dieu, il y a un réel besoin » », se souvient Mme Gingras qui a dû apprendre à aimer, sans trop s’attacher. Son conjoint travaillait alors au Canadien National. Elle, elle restait à la maison avec les filles, et leurs trois garçons – la gestion d’une telle maisonnée était un travail à plein temps, sans parler du suivi à faire avec le centre jeunesse, de l’école et des aléas d’un quotidien parfois mouvementé.

Certaines adolescentes n’ont fait qu’un court séjour, une semaine parfois, le temps d’un répit ou en attente d’une place en centre d’accueil. D’autres sont restées des années – l’une des dernières a fait son nid chez France Gingras sept ans. Dans d’autres cas, l’hébergement a dû prendre fin faute d’adaptation à la vie familiale.

Avec le temps, elle a réussi à prendre du recul, à s’insensibiliser  un peu, en se répétant que ces jeunes filles ne seraient jamais les siennes et n’étaient que « prêtées ».

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France parle de « ses filles » avec émotion et une sincère tendresse, mais tout n’a pas été que cajoleries et douceurs. Durant ses années de cohabitation avec des adolescentes au bagage varié, elle a dû composer avec des garçons qui entraient par les fenêtres, des jeunes filles en fugue, des attaques verbales parfois crues et mesquines.

« J’ai connu la prostitution, la drogue, la délinquance, les carences affectives. J’ai pratiquement tout vu, tout entendu. Et on doit gérer tout ça au jour le jour », résume-t-elle le plus simplement du monde. France Gingras dit s’être répété maintes fois un conseil, que lui avait donné au tout début une intervenante venue lui expliquer son rôle de famille d’accueil : « Ne t’attends jamais à aucune gratitude. »

« C’est ce qui m’a aidée à passer au travers », avance celle qui a tenu le fort, sans avoir eu le droit à beaucoup de mercis. Néanmoins, des années plus tard, le jour de son anniversaire, ses anciennes pensionnaires lui passent encore un coup de fil.

C’est le cas d’Anick Proulx, qui a été la troisième adolescente à être hébergée chez le couple. Elle y est restée deux ans et demi et reconnaît qu’elle n’a pas épargné ses hôtes. « C’est dur être en famille d’accueil. Nous n’avions pas le goût d’être là et on en faisait subir les conséquences à France, ce qui devait être difficile pour elle. Nous n’avions aucune reconnaissance… Mais elle restait calme. Elle réussissait malgré tout à rendre notre quotidien plus normal… familial », se souvient-elle.

France Gingras (à l’arrière), avec Anick Proulx (au centre) et sa fille (en bas) en 2010.

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Aujourd’hui âgée de 44 ans, maman de trois adolescents, Anick Proulx confie demander conseil à Mme Gingras, à qui elle voue une admiration sincère.
« Pourquoi ? Parce que je l’aime ! répond-elle.

France ne jugera jamais. Elle en a vu tellement. Je peux tout lui raconter. Elle va juste écouter. » Maintenir cette relation permet également à Anick Proulx de répondre à son désir de rendre une partie de ce qu’elle a reçu.

« Je crois que c’est aussi important pour France d’avoir une relation avec moi que pour moi d’en avoir une avec elle. Je pense que pour elle c’est un cadeau, sa récompense à long terme », considère-t-elle. France Gingras dit avoir été  transformée par cette expérience peu commune. « Si mon père était encore là, il dirait «  ce n’est pas la même France ! » J’étais très molle, avec peu de caractère. Je remercie toutes ces filles de m’avoir donné de l’assurance », lance celle qui a dit au revoir à sa dernière fille d’adoption le 30 juin 2012, 27 ans après que la première a franchi sa porte.

Toutefois, l’aventure a refusé de prendre fin. Ou plutôt, elle se poursuit pour une autre génération. Stéphane, son fils aîné, celui qui avait suggéré d’accueillir une « petite sœur », a en effet déposé à son tour une demande pour devenir famille d’accueil. Sa candidature a été retenue au terme de longues procédures, nettement plus complexes qu’à l’époque de sa mère, qui retire une certaine fierté de voir qu’il a repris le flambeau.

Quant à France Gingras, elle n’a pas complètement cessé ses activités. Après une brève pause, elle s’investit maintenant comme surveillante des élèves au Collège français de Longueuil. À près de 60 ans, le goût d’aider les jeunes ne l’a pas encore quittée.

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