Sur la ligne de feu

Cet été, des milliers d’hectares de forêt ont été détruits dans le nord du Québec par une centaine d’incendies. Le 15 juillet, un feu de plus de 10 km de large a forcé l’évacuation de tous les habitants du village de Baie-Johan-Beetz, sur la Côte-Nord. L’ex-maire de la municipalité, Martin Côté, raconte.

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Dès le 8 juillet, on a signalé un incendie de forêt à près de 25 km au nord-est de Baie-Johan-Beetz. On nous a alors affirmé que ce territoire, et donc notre village, n’était pas couvert par la SOPFEU, la Société de protection des forêts contre le feu, à moins d’une autorisation du ministère des Ressources naturelles. Les responsables de la SOPFEU m’ont donc recommandé de me renseigner auprès du ministère de la Sécurité publique, ce que j’ai fait. J’ai en même temps convenu, avec un agent de la SOPFEU, que j’appellerais tous les matins à 9 h pour m’informer sur la progression du brasier. La Sécurité publique nous a toujours dit qu’il n’y avait pas de problème, de ne pas s’inquiéter, qu’on n’était pas en danger. Le ministère nous disait que tant que le feu ne serait pas à l’intérieur d’un rayon de 18 km du village, il ne ferait pas intervenir la SOPFEU. Alors les journées passèrent…

Sauf que, le 13 juillet, l’incendie prenait de l’ampleur, on voyait bien le panache de fumée grossir. Mon contact à la SOPFEU me dit qu’il fallait plutôt appeler la Sécurité publique, qu’il ne pouvait plus me donner d’information. Et la Sécurité publique de me rassurer à nouveau, me disant de ne pas m’inquiéter. Jusque-là, les vents dominants étaient d’ouest en est, éloignant ainsi l’incendie du village. Mais le lundi matin 15 juillet, les vents ont bifurqué direction nord/nord-ouest. Le feu se dirigeait maintenant vers le village. Et on annonçait des vents de 30 à 50 km/h, avec des pointes de 60 à 70 km/h. On voyait très bien le panache de fumée qui était très impressionnant. À 16 h 30, le directeur général de la municipalité a pris des photos du panache et les a envoyées au ministère. C’est alors que la Sécurité publique s’est mise en mode panique. Elle a demandé au Centre des mesures d’urgence du ministère des Ressources naturelles d’envoyer, via la SOPFEU, un avion pour évaluer la progression du feu. L’avion est arrivé vers 18 h. Un rapport a été fait à 19 h, et, vers 19 h 30, un responsable du ministère m’a confirmé que le feu progressait et qu’il serait sage de préparer une évacuation au cours de la nuit.

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Pendant ce temps, à une douzaine de kilomètres à l’est, des gens rapportaient que le feu était très près de la route 138. J’en ai informé la Sécurité publique, qui y croyait plus ou moins. Comme il n’y avait pas de policiers ici, pas d’agents de la SOPFEU et que la Sécurité publique n’était pas présente non plus, je suis allé voir par moi-même. Donc à 19 h, je me suis approché le plus possible de l’incendie qui faisait rage à l’est du village, afin d’en évaluer la distance. J’ai rebroussé chemin à près de 10 km du village, parce qu’il y avait trop de fumée. C’était complètement noir et ma vision était obscurcie. Et je voyais les flammes de très près. Au retour, j’ai rappelé la Sécurité publique pour la prévenir. Elle m’a demandé de mettre le plan d’urgence en marche. On a frappé à toutes les portes du village pour s’assurer que tous les citoyens étaient prévenus, qu’ils avaient un petit bagage de prêt et que, s’il fallait évacuer, un transport était prévu pour eux. Les agents de la Sûreté du Québec (SQ) sont arrivés environ une heure plus tard. Je suis reparti voir le feu, qui était à 8 km du village. Puis, l’incendie a progressé rapidement, de sorte qu’à 22 h quand j’y suis retourné, il s’étendait à moins de 2 km de Baie-Johan-Beetz. À ce moment-là, les agents de la SQ que j’envoyais continuellement sur les lieux pour en suivre la progression étaient nerveux. Ils disaient : « Il faut s’en aller ! Il faut s’en aller ! »

Nous n’avions que la route 138 pour l’évacuation. Si le feu avait traversé la rivière qui passe au milieu du village et qu’il avait été du côté ouest, on aurait été emprisonnés. On n’aurait eu que la mer pour s’évader. Et on n’est pas équipé pour aller en mer la nuit ! Donc des conseillers s’assuraient que le côté ouest était toujours ouvert. Le feu progressait encore. On sentait un gros vent chaud. On ne percevait plus juste du rouge ou du noir, mais vraiment du jaune ; on voyait que la forêt brûlait et que c’était proche. C’était quand même surprenant pour tout le monde, même pour les habitués, parce que le feu s’est étendu sur une distance de près 20 km vers la mer, et il a pris au moins 5 ou 6 km en largeur, et ce en moins d’une douzaine d’heures. Cette forêt a plus de 120 ans. Elle n’a jamais été défrichée, et avec le temps le vent a abattu beaucoup d’arbres qui sèchent maintenant au sol. Et il n’y a pas eu de pluie depuis trois semaines. Ici, c’est la taïga, il y a donc beaucoup de mousse et de lichen, et quand le sol est sec, toutes les conditions sont réunies pour un incendie. Lors de feux comme celui-là, les tisons peuvent facilement s’élever de 1 km. Je voyais que les gens étaient inquiets et commençaient à paniquer.

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Or on avait un autre problème : à près de 15 km à l’est du village, 12 personnes logeaient dans la pourvoirie Watshishou et ne pouvaient pas être évacuées par la route. Elles étaient cernées. J’étais donc en communication radio avec la garde côtière pour les évacuer par la mer. L’inquiétude était palpable. Elles se sont divisées en deux groupes. Quatre d’entre elles ont essayé de remonter vers la route mais ont été vraiment encerclées par les flammes. Elles ne pouvaient plus se diriger vers la mer ni vers la route, et se sont réfugiées sur un petit lac où elles ont dû se mouiller une bonne partie de la nuit pour ne pas brûler. L’autre groupe a dû passer littéralement à travers les flammes pour pouvoir se rendre à la mer. Le chauffeur du véhicule tout-terrain n’a eu d’autre choix que de rouler pleins gaz et foncer. On était très inquiet pour lui. Ma priorité, ce n’était pas le matériel, pas de sauver les bâtiments, c’était vraiment la vie des gens.

J’ai donné l’ordre d’évacuer vers 22 h 30. En de telles circonstances, quand on est le leader d’un groupe, il faut surtout être calme. Ce n’est pas le temps de paniquer, mais de rassurer les gens, de s’assurer qu’on n’oublie personne, que tout le monde est parti. Parallèlement, je devais contacter ­Havre-Saint-Pierre, la municipalité la plus proche à l’ouest, à 70 km, pour m’assurer que les citoyens auraient une place où loger.

Je suis parti parmi les derniers, vers 1 h du matin, après avoir fait une ronde avec les policiers. L’évacuation a été très rapide. On n’avait plus d’électricité parce que le feu avait fait sauter la ligne électrique, donc tout s’est fait dans le noir. Il y avait des tisons dans le village. Avant de partir, je suis allé voir au bout d’un petit boisé pour m’assurer que les campeurs avaient bien quitter les lieux. Et au retour, des tisons me brûlaient les joues. Finalement, quand on est parti, on voyait de grosses flammes jaunes. C’était le bois qui brûlait. Une étendue de 600 km2 de forêt a brûlé. Le brasier a parcouru 20 km en une journée, sur peut-être 10 km de large. Imaginez la fumée…

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On a donc tous quitté le village en étant à peu près sûrs qu’on perdait tout. Rendus à Havre-Saint-Pierre, certains pleuraient, d’autres étaient nerveux. Vous savez, les gens réagissent de toutes sortes de manières. Le feu, on y a tous pensé durant la nuit.

On a envoyé les pompiers d’Havre-Saint-Pierre, mais je savais très bien qu’ils ne pouvaient pas intervenir, que ce serait impossible. Et toute la nuit, nous avons craint que le village brûle. C’était très angoissant. Mais vers 4 h 30, les agents de la SQ ont pu se rapprocher et sont finalement entrés dans le village à 5 h 30. On a appris que le village était intact ! Ouf ! Le feu avait arrêté sa progression par lui-même.

Et à 6 h, la garde côtière ramenait les gens qui avaient été évacués par la mer. Je suis allé les accueillir et, sérieusement, je n’avais jamais vu cela, j’ai vraiment vu la peur, l’effroi sur leur visage. On a vraiment failli y passer.

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