Stéphan Bureau: le complexe de la réussite

Star du journalisme parti au faîte de la gloire, Stéphan Bureau veut réussir sa vie.

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Stéphan Bureau: le complexe de la réussite

L’absence du «e» à la fin de son prénom est une coquetterie maternelle. «Non, non, détrompez-vous, je n’étais pas précocement affecté d’une volonté maladive de me distinguer», indique Stéphan Bureau. On l’aurait pourtant juré: depuis toujours ce communicateur-animateur-journaliste-producteur adore ne rien faire comme tout le monde.

Au primaire, le fils de l’avocat Robert D. Bureau et de l’ex-enseignante au primaire Christine Bertrand a réussi l’exploit de se faire expulser de la très libre école alternative Querbes d’Outremont «pour cause de turbulence»! Au secondaire, il a décroché pour aller gagner sa vie. Il fera plutôt faillite. Avant de s’inscrire au collège d’études humanistes de l’université Concordia. Et de devenir une star du journalisme.

Présentateur de nouvelles, correspondant à l’étranger, animateur d’émissions d’affaires publiques, ce fou d’info occupera tous les postes sur tous les réseaux. Jusqu’à devenir à 34 ans, chef d’antenne à la barre du Téléjournal-Le point de Radio-Canada, fauteuil pour lequel plusieurs vendraient leur âme. Lui préfère dire bye-bye en 2003. Un an plus tard, surprise! le voilà qui réapparaît à Juste pour rire comme animateur d’un gala hommage (puis comme interviewer aux Grandes entrevues). Cette fois on a failli s’étouffer d’étonnement.

Pour être certain de nous perdre, l’enfant terrible se lance en 2005 dans la production de Contact, l’encyclopédie de la création, un magistral rendez-vous télévisuel avec les grands penseurs de notre temps. L’émission est diffusée à Télé-Québec, sur le tempo de la slow-tv, approche qui privilégie l’approfondissement du contenu plutôt que la mode du «vite tourné, vite consommé». Dur à suivre le Stéphan! Notre obsession à vouloir l’étiqueter l’irrite souverainement. «En humour ou en information, je fais le même métier, communiquer, mais avec des matières différentes.»

Certains le jugent cabotin, arrogant et prétentieux. Ce fort en thème doté d’une intelligence qu’il aime faire reluire dans un français manucuré ne se prend pas pour n’importe qui. Mais quand il se demande s’il est «un sujet d’entrevue intéressant», n’y voyez aucune fausse modestie. Sous sa façade de prétentieux se cache un petit garçon joufflu longtemps complexé. Et un homme complexe.

Danielle Stanton | Être l’aîné d’une famille de trois a-t-il influencé votre vie?
Stéphan Bureau | Tout à fait. C’est fort déplaisant d’être l’aîné. On doit être un peu sérieux parce qu’on est le plus vieux. Et on devient un peu anxieux parce que papa-maman nous transmettent leur stress de nouveaux parents. Ajoutez à cela qu’une de mes sœurs est un génie et que l’autre a le don de se faire aimer de tout le monde et vous comprendrez qu’il ne me restait qu’un moyen de me démarquer: faire les choses de manière spectaculaire!

D.S. | Spectaculaire comme de quitter la maison à 14 ans pour aller vivre en appartement?
S.B. | Si vous voulez. À l’époque, mes parents m’ont trouvé bizarre mais ils m’ont laissé faire. Je voulais faire du fric pour réaliser mon grand rêve: aller étudier à l’Actors Studio de New York et devenir acteur. Ma petite entreprise organisait des activités en marge des salons du livre. J’ai fini par déclarer forfait et rentrer au bercail. Ce revers de fortune a laissé une blessure: je n’ai plus jamais autorisé l’échec dans ma vie. J’étais déterminé à réussir. Et vite.

D.S. | Votre parcours en fait foi: vous avez réussi. Votre entrée dans l’écurie Juste pour rire a été l’un de vos faits d’armes les plus remarqués ! Était-ce une façon d’alléger une vie très cérébrale?
S.B. | Si j’avais voulu alléger mon existence, je n’aurais pas choisi l’humour. Animer un débat des chefs m’est naturel mais je ne connais rien de plus stressant que d’animer un gala hommage ! C’est moi qui avais insufflé à mon ami Gilbert (Rozon) l’idée de ces galas. Teigneux comme lui seul sait l’être, quand j’ai quitté Radio-Canada, il m’a poursuivi jusqu’à ce que j’accepte de les animer! Il a bien fait. Au Téléjournal, je savais que je serais assis exactement à la même chaise 20 ans plus tard et cela me faisait un peu mourir. Mourir à 40 ans, c’est trop tôt. Mais tenter quelque chose de différent, c’est terriblement stimulant.

D.S. | Quelles surprises nous attendent avec le gala hommage sur 30 ans d’humour au Québec?
S.B. |  Nous braquerons bien sûr les projecteurs sur des gens qui ont révolutionné à leur façon l’humour au Québec : les André Sauvé, Louis-José Houde, Jean-Marc Parent… Mais plus globalement, nous nous moquerons d’une époque qui nous veut drôles à tout prix: impossible de réussir sa vie aujourd’hui si l’on n’est pas un tant soit peu comique. Un impératif odieux. Je ne peux rien dire de plus du gala, sauf que c’est un gros chantier. D’autant qu’il est condensé en 100 minutes; finis les galas-galère étirés sur plus de 3 heures! Toutefois le spectacle sera présenté non pas une, mais bien quatre fois. J’en suis ravi. Cela me donne l’impression d’avoir grandi dans l’univers de l’humour, d’y avoir fait ma place.

D.S. | Et quelle est-elle cette place précisément?
S.B. | La mienne. Je ne suis pas un journaliste qui prétend être humoriste. Je suis Stéphan Bureau, for better or worst. J’aime à penser que j’ai apporté une touche particulière à la conception des spectacles hommages. Ne serait-ce que l’importance de définir au départ une ligne éditoriale pour savoir où l’on va. Ma contribution est tributaire de mon passé. Que je ne veux pas nier.

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D.S. | Parlons de ce passé. On a eu l’impression que vous quittiez le Téléjournal parce que vous en aviez, disons, ras le pompon?
S.B. | Clarifions les choses. En 2003, j’ai quitté le Téléjournal mais non Radio-Canada. Je voulais rester pour réactiver Contact (une première mouture de la série avait été diffusée à Radio-Québec entre 1990 et 1994) ou un concept semblable. Au bout de quelques mois, j’ai compris que cela n’aboutirait pas. Rester là à attendre des instructions? Non. J’ai pris mes cliques et mes claques et je suis parti.

J’étais allé au Téléjournal pour créer un rendez-vous d’information plus proche des attentes de ma génération. Nous avons effectivement innové à bien des égards. Mais, pour la faire courte, la direction et moi avons fini par constater que nous n’avions pas les mêmes aspirations. Compte tenu de la responsabilité morale qui vient avec le fauteuil de chef d’antenne, l’idée de continuer en doutant de la pertinence de mon travail m’était insupportable. Il y avait plus. Une question me hantait: étais-je capable de vivre sans le prestige de ce poste, en avais-je viscéralement besoin pour exister? Au fond je me demandais si je n’étais pas entré là uniquement parce que j’avais quelque chose à prouver.

D.S. | À qui vouliez-vous donner cette preuve?
S.B. | À moi d’abord. Et à tous ceux qui avaient pensé que je ne ferais rien de ma vie. On a tous des comptes à régler avec notre passé, des événements qui nous font boiter dans l’existence. J’ai grandi à Outremont, un milieu bourgeois bien-pensant. Les parents de mes amis occupaient souvent des postes de prestige. J’étais impressionné, complexé même. J’avais l’impression de ne pas être à la hauteur de l’univers qui m’entourait.

D.S. | Votre père était pourtant avocat?
S.B. | Oui. Mais un avocat plutôt original. Révolutionnaire même! Mon père a été l’un des pionniers du droit social au Québec; il a fondé le département des sciences juridiques de l’UQAM. Il a aussi été un militant du Parti communiste ouvrier, allant jusqu’à laisser sa profession pour aller travailler lui-même comme ouvrier chez Maple Leaf Ceramics. Quand j’y repense, j’ai peut-être fait preuve d’audace en quittant le Téléjournal mais j’avais eu un bon exemple sous les yeux! Il y a eu un prix à payer: nous avons déménagé dans un sous-sol où les souris se promenaient sur la table le matin. Je gardais tout cela «secret». J’avais honte. Aujourd’hui j’ai honte d’avoir eu honte.

Mes parents étaient des marginaux. En bon ado, pour résister, j’ai pris la voie opposée. Vous vous souvenez de l’émission Family Ties dans les années 1980, Michael J. Fox incarnait un adolescent ultraconservateur flanqué de parents hippies? C’est l’illustration extrême de ce que j’ai vécu! Il est possible que mon ambition féroce de réussir vienne d’une volonté de transcender ce passé bancal. Même si je déteste ce genre d’explication.

D.S. | Éprouvez-vous le besoin de briller à tout prix?
S.B. | (Hésitation) Franchement non, plus maintenant. Si on me disait: «c’est fini, tu ne seras plus sous les projecteurs», je serais en paix. Mon ego est costaud mais plus je vieillis, plus je m’accepte tel que je suis. Et moins il occupe de place.

D.S. | Qu’est ce qui vous motive, vous allume maintenant?
S.B. |  Plusieurs lumières me guident. La quête du plaisir par exemple. Le désir de liberté aussi: je suis davantage un homme de mandat que de contrat de mariage. Je ne me suis d’ailleurs jamais marié! [On apprendra au détour d’une phrase que sa blonde travaille dans le domaine de la restauration. Le reste est tabou.] J’ai parfois pu être cupide mais je ne veux plus accepter aucun travail par simple peur de manquer d’argent un jour. Comme j’ai un train de vie relativement modeste, je peux dire maintenant que je suis totalement libre.

D.S. | Une liberté que vous employez beaucoup à voyager non?
S.B. | Absolument. L’an dernier, je suis parti huit mois: au Liban, en Syrie, en Argentine, etc. J’ai aussi passé plusieurs mois dans le désert de l’Arizona. Foncièrement, je suis un itinérant. J’ai essayé de m’embourgeoiser en m’achetant des maisons. Peine perdue: au bout de quelques mois elles étaient revendues. Idéalement, je vivrais dans trois ou quatre pays par année. À condition que le ciel y soit lumineux. Le Québec est un endroit fabuleux mais la grisaille joue sérieusement sur mon humeur.

D.S. | Liberté, voyages, votre mode de vie doit faire des envieux?
S.B. | Peut-être. Mais vous savez quoi? La liberté est un muscle qui s’entretient. On est tous coupables de servitude volontaire. J’ai de moins en moins de patience envers ceux qui tiennent un discours non réconcilié, qui prétendent vouloir quelque chose mais ne font rien pour l’obtenir. Tu veux changer de travail, voyager? Alors agis. Sinon ferme-la.

D.S. | À part vous balader, quels sont vos projets?
S.B. | Honnêtement, je n’en sais rien pour l’instant. Le gala hommage sur les 30 ans d’humour fait certainement figure de point d’orgue. Après huit galas hommage et plus de 60 Grandes entrevues, bouclera-t-il la boucle? Je réfléchirai à la suite des choses à la fin de l’été. Chose certaine, je veux de plus en plus aller vers des projets qui permettent, selon une expression que j’emploie continuellement parce que je l’adore, de «faire du sens».

Lorsque mon père est mort, l’an dernier, j’ai constaté combien sa pensée et ses actions avaient inspiré un grand nombre de gens. Il a apporté sa contribution. Comment contribuons-nous au monde? C’est la seule vraie question. Si je peux mourir en me disant que j’ai «fait du sens», je serai content. Je mourrai repu. Mais avec des regrets, évidemment. Seuls les imbéciles meurent sans regret.

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