Soigner les briseurs d’enfance

A Saint-Jérôme, des pédophiles se réunissent chaque semaine pour suivre un traitement destiné à réduire leurs risques de récidive. Notre reporter a assisté à l’une de ces séances.

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Peut-on guérir les pédophiles?

Peut-on guérir les pédophiles?

Il ressemble à votre voisin. Avec son regard gentil, sa barbe bien taillée et son coton ouaté bleu comme ses yeux, Richard* a tout du bon gars. Pourtant, notre société ne voit en lui qu’un monstre. Richard est pédophile. Pendant 30 ans, il a enfoui ce lourd secret dans les replis de son âme. Jusqu’à ce que ses trois nièces, devenues adultes, finissent par le dénoncer – faisant éclater au grand jour une histoire dont sa propre femme ignorait tout.

«J’ai passé l’une des pires semaines de ma vie, dit-il, la voix aussi tremblante que la feuille qu’il tient entre ses mains. Je n’ai pas cessé de me culpabiliser et j’ai écrit quelque chose que je veux vous lire…»

Je rencontre Richard au Centre d’entraide et de traitement des agressions sexuelles (CETAS) de Saint-Jérôme, dans les Laurentides. Vu de l’extérieur, le lieu est banal: impossible de deviner ce qui s’y déroule. Les bureaux du CETAS sont situés dans une petite bâtisse, juste au-dessus d’un dépanneur. Chaque semaine, deux groupes d’hommes de tous âges se réunissent ici pendant deux heures pour suivre un traitement qui vise, notamment, à les aider à dominer leurs «intérêts sexuels déviants». La plupart sont envoyés là par les services correctionnels canadiens ou québécois. Ils sont en liberté conditionnelle, sous probation, ou n’ont pas encore reçu leur sentence.

Le jour de ma visite, cinq hommes sont assis autour d’une table, dans une petite salle lumineuse donnant sur le stationnement. Agés de 41 à 74 ans, ces «clients» sont assez avancés dans le programme, qui aborde aujourd’hui un volet crucial: la prévention de la rechute. En début de séance, chacun doit raconter sa semaine – ses activités comme les pensées qu’il a nourries.

Assis à côté de moi, Richard est nerveux, mais cela ne tient pas à la présence d’une journaliste dans la pièce. Il a visiblement hâte de parler. Quand son tour arrive enfin, il plonge. «Je n’ai pas dormi de la semaine parce que j’ai ruminé ce que vous m’avez dit la dernière fois, a-t-il griffonné sur la feuille qu’il tient entre ses mains. Et j’ai compris que vous aviez raison…»

Sa voix se brise. Sous les lunettes, les larmes coulent, se frayant un chemin à travers les rides.

Autour de la table, les hommes sont silencieux. Certains contemplent leurs chaussures, mais d’autres encouragent leur camarade du regard. Alors, Richard se reprend: «Quand mes nièces venaient se coller sur moi, ce n’était pas parce qu’elles voulaient du sexe, mais parce qu’elles n’avaient pas de père et cherchaient mon affection. Jamais plus je ne dirai qu’elles aimaient ce que je leur faisais. C’est moi qui aimais ça, pas elles.»

Sa confession terminée, Richard lève les yeux. Face à lui, Guy*, un quinquagénaire en polo bleu marine, lui adresse un petit sourire. Du genre: «Je suis passé par là, moi aussi.»

Après avoir purgé une peine fédérale, Richard est désormais un homme libre. Condamné à 30 mois de pénitencier, il est sorti au tiers de sa sentence : suivre une thérapie faisait partie des conditions de sa libération conditionnelle. Et, à entendre son témoignage, cela vient de changer sa vie. Car ce n’est pas en prison, mais bien ici, qu’il a compris la portée des gestes posés sur ses nièces.

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Croire que leurs victimes sont consentantes et ont cherché à les séduire est l’une des «distorsions cognitives», ou «erreurs de pensée», les plus fréquentes chez les pédophiles.

«C’est une manière de se justifier, de se donner la permission d’agir, précise Katia Lavallée, psychologue et directrice du CETAS. On leur explique que nous faisons tous ce genre de distorsions avec nos propres vices, par exemple lorsque nous voulons perdre du poids ou cesser de fumer. Mais on leur fait aussi comprendre que leur comportement fait plus de victimes qu’une entorse à un régime.»

Katia Lavallée assiste à chaque réunion du groupe avec sa collègue Anne-Marie Drolet, une criminologue. Les participants semblent à l’aise avec ces deux femmes qui les laissent s’exprimer librement. Aucun mot n’est tabou – même le plus cru – et chaque intervention est accueillie de façon respectueuse. Pas question de traiter les pédophiles comme des monstres ni de faire en sorte qu’ils se sentent comme tels.

«Notre objectif est de reconnaître les efforts qu’ils font et de les inviter à poursuivre dans cette voie, dit Anne-Marie Drolet. Une faible estime de soi peut contribuer à augmenter les risques de récidive.»

Après la révélation de Richard, Katia souligne qu’il s’agit là d’une étape importante, puis elle revient sur le sentiment de culpabilité qui a assailli le pédophile nuit et jour, la semaine précédente. «Se culpabiliser ne permet pas d’avancer dans le traitement, dit-elle au groupe, d’une voix douce mais ferme. Le but de nos interventions, c’est de vous permettre de vous responsabiliser.»

Se responsabiliser, cela signifie notamment savoir reconnaître les situations à risques, celles qui peuvent conduire à une rechute. C’était d’ailleurs le «devoir» de la semaine.

Tignasse bouclée, yeux bruns pétillants, Michel*, 68 ans, a repéré quatre situations à risques. Il doit éviter de proposer des «lifts» en voiture à des fillettes, d’ouvrir sa porte si des écolières se présentent chez lui pour vendre du chocolat, d’aller au cinéma seul et de marcher dans la rue à l’heure de la sortie des classes.

Richard, lui, confie qu’il fuit carrément les enfants – redoutant de voir ses idées ressurgir. «J’ai peur d’eux, dit-il. L’autre jour, je suis d’ailleurs parti très vite quand ma femme s’est arrêtée pour discuter avec une mère de famille accompagnée de sa petite fille.»

Michel n’est pas dans le même état d’esprit. S’il sait reconnaître les situations qui le mettent à risques, il ne semble pas encore prêt à les éviter totalement. Il ne voit pas de problème, par exemple, à offrir ses services à la maison des jeunes de son quartier.

Ce «papy cool», comme il aime à se présenter, raconte sans fausse honte le plaisir qu’il a ressenti en regardant les fesses nues de sa petite-fille, alors âgée de 13 ans. Un soir qu’il la gardait, il lui a proposé de dormir dans sa chambre. Une autre fois, c’est une amie de sa petite-fille que Michel a invitée dans son lit – les deux adolescentes s’étaient disputées et refusaient de dormir dans la même pièce. «En la regardant, je me suis dit: Maudit que j’aimerais ça!»

Dénoncé à la DPJ, Michel n’a plus le droit d’entrer en contact avec sa petite-fille ni avec l’amie de celle-ci. Venir au CETAS lui fait du bien, assure-t-il, surtout parce qu’il ne s’y sent pas jugé. Mais, dans son regard, le désir est toujours là. «Ces pensées ne me lâchent pas», admet-il.

En plus d’identifier les situations à risques «externes» qui favorisent un contact direct avec une victime potentielle, les participants doivent pousser leur introspection plus loin. Ils sont également tenus de repérer les situations «internes» qui les fragilisent: chicane de ménage, problèmes d’argent… En influant sur leurs émotions, ces situations peuvent les inciter à recourir à des «fantasmes déviants» – se masturber en regardant de la pornographie infantile, par exemple. Ou encore à rechuter. Comme l’explique Katia Lavallée, connaître ces situations permet de mieux s’armer pour éviter de passer à l’acte.

Pour être admis au traitement, qui dure environ un an, les pédophiles doivent admettre la gravité de leurs gestes et reconnaître que ceux-ci constituent un délit. Et pour y parvenir, ils sont tenus de participer à 10 séances de sensibilisation.

A leur arrivée au CETAS, beaucoup pensent, à tort, n’avoir commis qu’une erreur de parcours. Ou avoir perdu la tête parce qu’ils étaient ivres au moment des faits.

«Or c’est l’anticipation du plaisir qui les incite à surmonter leurs barrières intérieures comme celles imposées par la société, dit Katia Lavallée. Parfois, ils vont aussi rechercher des sentiments agréables – être aimé, être à la hauteur – qu’ils éprouvent rarement en présence des adultes.»

Les participants du programme bénéficient en outre d’une rencontre individuelle mensuelle d’une heure. C’est l’occasion d’approfondir ce qu’ils ont appris en groupe et d’aborder des aspects plus intimes – des tendances homosexuelles, par exemple. Ils savent toutefois qu’ils ne bénéficient, au CETAS, que d’une semi-confidentialité. Si Katia ou Anne-Marie ont un doute sur un risque imminent de récidive, le pédophile est immédiatement signalé aux autorités. Elles l’ont fait notamment pour un homme qui avait confié avoir eu une érection pendant qu’il lisait une histoire à sa fillette.

«On sait d’avance qu’on va revoir certains d’entre eux, dit Katia Lavallée. Parce qu’ils ont toujours un accès direct à des victimes, qu’ils font encore de la distorsion cognitive ou qu’ils collaborent moins avec les intervenants. Certains suivent un traitement deux ou trois fois.»

Peut-on guérir les pédophiles? Pour Anne-Marie Drolet comme pour Katia Lavallée, la réponse est claire: non. Tous les hommes présents savent qu’ils devront rester vigilants jusqu’à la fin de leurs jours. Même si cela sera plus facile pour certains.

Grâce au traitement proposé par le CETAS, fondé sur un travail sur les pensées et le comportement, ils pourront toutefois apprendre à dominer leurs pulsions. Et à apporter des changements dans leur vie – en ne se mettant pas dans des situations à risques et en n’alimentant pas de fantasmes déviants.

Contrairement à une opinion répandue, la majorité des pédophiles appréhendés ne récidivent pas – même sans thérapie. Ceux qui en suivent une ont toutefois de meilleures chances d’y arriver. Selon Katia Lavallée, un bon programme peut réduire jusqu’à 50 pour 100 la probabilité de récidive.

Jacques*, un sexagénaire au regard fuyant, espère de toutes ses forces qu’il ne recommencera jamais. Condamné à la prison avec sursis pour avoir abusé pendant quatre ans d’une fillette de 11 ans confiée à sa famille par la DPJ, il doit respecter un couvre-feu.

Comme Richard, il s’est longtemps persuadé que la petite – qui souffrait de carence affective – désirait ses attouchements. Lui aussi a compris qu’il n’en était rien. «Ce qui s’est passé revient sans cesse dans ma tête, dit-il. Mais je ne suis pas ici pour m’apitoyer sur mon sort. Je veux juste m’en sortir.»

*Afin de préserver l’anonymat des personnes rencontrées, leur prénom de même que certains détails les concernant ont été modifiés. 

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