Quand Hage s’engage

Même s’il a trouvé un havre de paix à Montréal, l’écrivain libanais reste marqué par son enfance sous les bombes… et le dit avec les tripes

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Il a grandi à Beyrouth. A fait 36 métiers à New York. Et gagné sa vie comme chauffeur de taxi à Montréal. Rien ne le destinait à l’écriture jusqu’à ce que la guerre de son enfance revienne le hanter. Résultat: DeNiro’s Game, un livre-choc grâce auquel Rawi Hage fait une entrée fracassante dans le monde littéraire. Traduit en français sous le titre Parfum de poussière, ce récit de feu et de sang, où perce une infime lueur d’espoir, s’est déjà vendu dans une douzaine de pays. Rawi Hage croule sous les honneurs: récipiendaire du Prix des libraires du Québec 2008, qui consacre le meilleur livre de l’année chez nous, et, surtout, de l’International IMPAC Dublin Literary Award, un des prix les plus prestigieux et les mieux dotés avec une bourse de 160000$!

«Mes parents sont fiers de moi», dit cet homme modeste de 44 ans.

C’est d’ailleurs à son père et à sa mère, établis comme lui à Montréal, que Rawi Hage a dédié DeNiro’s Game. «Quand j’étais petit, ils étaient un peu découragés parce que je n’étais pas bon à l’école», avoue-t-il.

Né d’une mère institutrice et d’un père marchand et grand lecteur, deuxième enfant d’une famille de quatre garçons, Rawi Hage a grandi dans un milieu chrétien et francophile. Il avait neuf ans quand sa vie tranquille a volé en éclats.

Du jour au lendemain, les balles se mettent à siffler et les bombes à pleuvoir dans les rues de Beyrouth. Des voisins, autrefois amis, se transforment en miliciens corrompus, sanguinaires. «La guerre était partout autour de moi», se souvient-il.

A 18 ans, il quitte le Liban, seul, désespéré. «Je voulais fuir la guerre, partir à tout prix, n’importe où.» Le jeune homme, qui ne parle que quelques mots d’anglais, atterrit à New York, où il gagne sa vie en trimballant des boîtes dans un entrepôt.

A l’époque, il veut encore croire que son exil n’est que temporaire et il n’a qu’une hâte: voir la guerre se terminer et rentrer chez lui. «Je n’ai jamais rêvé de devenir quelqu’un, lâche Rawi Hage. Je n’ai jamais eu d’ambition, même avant la guerre.» Seule l’idée d’être un jour matador lui sourit.

«J’aimais l’image du matador en habit de lumière, c’est tout. Mais ce n’était pas vraiment un métier ni une ambition à mes yeux. Au fond, je crois que j’étais un artiste dès l’enfance… mais je ne le savais pas.»

Car ce garçon introverti, taciturne, solitaire, qui «ne fonctionne pas bien en groupe» et «n’aime pas les hiérarchies», a une imagination débridée et vit toutes sortes d’aventures dans sa tête.

L’étincelle lui vient sur le tard, par la photo d’abord. A New York, un ami photographe l’invite dans sa chambre noire. «Ça m’a ébloui de voir la première photo apparaître, se souvient l’écrivain. Pour moi, c’était de la magie.»

Il fréquente quelque temps l’Institut de photographie de New York, puis s’inscrit au Collège Dawson, à Montréal. Six ans plus tard, en 1998, il termine une formation de photographe à l’Université Concordia.

Sa passion pour la photo, qu’il nourrit entre deux journées comme chauffeur de taxi, finit par porter ses fruits. Il expose bientôt dans différentes galeries, perce à l’étranger – Allemagne, Japon, Etats-Unis, Pays-Bas…

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Et c’est par la photo que lui vient l’écriture. Quand un musée canadien lui demande de composer de petits textes pour accompagner ses images – des photos de guerre pour la plupart -, les mots affluent. Le voici lancé dans une nouvelle, puis une autre, et encore une autre. Ses premières œuvres seront publiées dans des revues littéraires. Et tout aussi naturellement, c’est en anglais qu’il écrit.

«Après 10 années passées à New York, j’avais presque oublié le français appris à l’école», explique-t-il.

Pourquoi pas l’arabe, sa langue maternelle? «Il y a une rupture entre la langue arabe et moi: je la parle, mais de là à l’écrire…»

C’est en travaillant sur une nouvelle qu’il imagine l’histoire de deux adolescents sous les bombes, à Beyrouth. Un récit nourri de tout ce que l’écrivain a lui-même vécu et observé autour de lui pendant neuf années de guerre. Nourri aussi de films de guerre américains et de littérature française.

Une fois parti, il ne peut plus s’arrêter. Ses souvenirs et son imagination s’enflamment. La nouvelle devient roman… et pourrait donner matière à un film. «Les images évoquées [dans le livre] explosent comme 10000 bombes dans l’imaginaire du lecteur», dit le cinéaste torontois Atom Egoyan.

La violence est partout dans DeNiro’s Game, terrifiante, sans limites. Mais, prévient Rawi Hage, dont le livre, traduit en arabe, circule maintenant au Liban: «Je critique la guerre, pas les Libanais. Ça peut arriver à tout le monde, la guerre. C’est la nature humaine: on est tous capables de barbarie.»

Il y a quelques années, Rawi Hage a manifesté dans les rues de Montréal contre la guerre en Irak. Et, en mars dernier, il a signé une pétition contre la prolongation de la présence militaire canadienne en Afghanistan.

«Il faut prendre position si on veut voir les choses changer», plaide-t-il.

Il déplore le silence des artistes et des intellectuels face aux grands enjeux de société.

«Qui a commencé la Révolution tranquille ici? Ce sont les artistes, les intellectuels, non? Où sont-ils maintenant? Le malheur, dans le milieu artistique, c’est que plus personne ne veut prendre position.»

Il a tenté, à deux reprises, un retour au Liban une fois la guerre terminée. D’abord en 1996, puis en 1998. En vain. «Là-bas, c’est la bizness qui domine, et c’est un langage qui ne m’a jamais intéressé», explique-t-il.

Rawi Hage se considère aujourd’hui comme un Québécois. Plus question pour lui de retourner vivre dans son pays d’origine.

«J’ai vécu plus longtemps à l’étranger qu’au Liban. Ma vie est ici maintenant, à Montréal.»

C’est d’ailleurs dans la métropole québécoise qu’il situe l’action de son deuxième roman, Cockroach («coquerelle»), à paraître.

Finis le taxi et la photo pour le moment. Grâce à la bourse de l’International IMPAC Dublin, Rawi Hage peut enfin se consacrer pleinement à son métier d’«écrivain sans compromis». «Je suis féroce, admet-il. Quand j’écris, je n’ai pas de loi, pas de pudeur.»

C’est avec sa rage que Rawi Hage écrit. Et avec l’espoir de voir le monde changer.

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