Pièce à conviction

Faute de piste, la disparition de Michel Dugas avait été reléguée au rayon des affaires non classées…

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Daniel Dugas jette un coup d’œil à sa montre, puis appuie sur l’accélérateur. Il n’a que quelques minutes pour se rendre chez Serge Beausoleil* avant de retourner au travail. Le message que lui a laissé son copain l’intrigue: «Passe me voir dès que tu peux; c’est urgent.»

Il gare sa voiture devant la petite maison de Matane où vit Serge. Dans l’entrée, sous le chaud soleil de ce matin de septembre 2007, celui-ci s’affaire à nettoyer un vieux matelas. A côté, un seau rempli d’un liquide rougeâtre attire l’attention de Daniel.

«C’est du sang? demande-t-il, perplexe.

-Plus je frotte, plus il en sort», répond Serge.

Il fixe son ami, puis ajoute, d’une voix grave:

«C’est l’ancien matelas de Michel, ton frère.»

Michel, dont plus personne n’a de nouvelles depuis huit ans!

Daniel Dugas appelle aussitôt la police.

Le 17 juin 1999, les pichets de bière se succèdent à la table de Michel Dugas. C’est jeudi, jour de paie, et le vendeur de voitures, un gaillard de 50 ans au visage barré d’une moustache, arrose une prime particulièrement généreuse avec ses collègues, quelques amis et sa conjointe, Marie-Jeanne Gendron, dans un restaurant du centre de Matane. Les blagues et les rires fusent, les verres ne désemplissent pas. Seule Marie-Jeanne semble d’humeur morose. Michel enfile les bières trop rapidement à son goût. Il a recommencé à boire depuis peu, après une dizaine d’années d’abstinence. Au bout d’un moment, Marie-Jeanne décide de rentrer à la maison et de le laisser poursuivre ses libations avec ses copains dans une brasserie tout près.

Dans le bar bondé, le 5 à 7 se prolonge jusqu’à tard dans la nuit. Michel y croise d’autres amis, et son frère, Daniel. Les deux hommes, qui se voient souvent, échangent à peine quelques mots. «Je ne l’ai même pas salué quand je suis parti, se souvient Daniel. Si j’avais su…»

Il est à peine 6 heures du matin lorsque le téléphone sonne chez Daniel le surlendemain. «Michel a disparu! crie Marie-Jeanne, au bord de l’hystérie. La police a retrouvé sa voiture dans la rivière!»

Sa belle-sœur n’habite qu’à quelques kilomètres de chez lui. De sombres pensées tournent dans la tête de Daniel tandis qu’il fonce sur la 195 qui longe la rivière Matane. Celle-là même où flotte peut-être le corps de son frère…

La voiture de Michel, une Chrysler Concorde blanche, gît dans une vingtaine de centimètres d’eau, à environ 600 mètres de sa résidence. La portière côté conducteur est ouverte, les phares sont allumés, et le levier de vitesse est en position «Drive». A l’intérieur, les policiers n’ont trouvé que le portefeuille et la prothèse dentaire de Michel.

Marie-Jeanne raconte à Daniel ce qu’elle a déjà dit aux policiers venus la réveiller au petit matin. La veille, Michel est parti dans la région d’Amqui un peu avant midi pour se remettre de sa «brosse». Il n’a pas donné signe de vie depuis.

La Sûreté du Québec traite d’abord l’affaire comme un accident de la route, dû à une conduite en état d’ébriété. Des plongeurs fouillent la rivière; des agents la descendent en canot. Après deux semaines de vaines recherches, la disparition est confirmée, et l’escouade des crimes majeurs de la SQ appelée en renfort.

Du haut des airs, le sergent-enquêteur Alain Bernier observe Marie-Jeanne Gendron, debout dans son jardin, qui regarde l’hélicoptère de la Sûreté du Québec bourdonner autour de sa résidence. En ce 28 juillet 1999, policiers, famille, amis et bénévoles se sont mobilisés pour effectuer une grande battue dans les environs.

Le comportement de la conjointe du disparu intrigue Alain Bernier. Elle a piqué une crise lorsqu’un agent lui a proposé de fouiller la maison à la recherche d’une note où d’un indice. «Si vous pensez que je l’ai dépecé, vous n’avez qu’à prendre un échantillon», a-t-elle hurlé en brandissant un sac de viande sorti du congélateur.

A peine une semaine après la disparition, elle a brûlé les vêtements de Michel et donné son sac de golf.

«Je suis sûre qu’il est parti avec une autre femme», s’est-elle contentée de dire.

Une hypothèse que rejette Daniel: si son frère avait rencontré une autre fille, il ne se cacherait pas. Comme ses deux autres frangins, Daniel prend part à la battue. En débouchant de la forêt pour entrer sur le terrain de Michel, un détail le frappe: le vieux puits n’est pas couvert. Le panneau de bois a disparu depuis la dernière fois qu’il est venu.

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«Faudrait qu’on fasse fouiller le puits, dit-il à Marie-Jeanne. Michel est peut-être tombé dedans.

-Pas la peine, lui répond-elle. Les bénévoles du club de quatre-roues s’en sont chargés.»

Comment ont-ils bien pu descendre là-dedans? se demande Daniel en s’enfonçant à nouveau dans la forêt.

Vers 16 h 30, Alain Bernier retourne chez la conjointe du disparu pour faire le point sur les recherches: on n’a rien trouvé, pas le moindre indice. Comme il s’apprête à partir, Marie-Jeanne lui pose une curieuse question: «Si quelqu’un avait fait ça par accident et se dénonçait, qu’est-ce qui lui arriverait?»

Les mois passent. Alain Bernier est de plus en plus persuadé que Marie-Jeanne Gendron cache quelque chose. Dans le bureau du procureur-chef de Matane, le sergent-enquêteur expose ses soupçons et sollicite un mandat pour fouiller la résidence. Le procureur ne veut rien entendre. «Il n’y a aucune preuve qu’un crime a été commis, objecte-t-il. Vous allez à la pêche!» Alain Bernier n’a plus qu’une carte dans sa manche: essayer de faire craquer Marie-Jeanne.

L’interrogatoire a lieu en janvier 2000. Tous les proches de Michel Dugas descendent à Rimouski pour rencontrer, un à un, les enquêteurs. Chaque entretien dure en moyenne une vingtaine de minutes, sauf pour Marie-Jeanne Gendron, que les policiers cuisinent pendant des heures: «Pourquoi avez-vous tué Michel?» «Où avez-vous caché le corps?» Mais elle nie tout en bloc, refuse de se soumettre au test du polygraphe et ne lâche pas la moindre bribe d’information susceptible de faire progresser l’enquête.

Alain Bernier la reconduit dans le couloir où l’attendent les autres. En les revoyant, Marie-Jeanne éclate en sanglots. «Ils disent que j’ai tué Michel» dit-elle sous les yeux de sa belle-famille, qui s’empresse de la consoler. Alain Bernier les regarde partir. Il a perdu la partie. Faute de piste, le dossier ira rejoindre la pile des affaires non classées.

Daniel Dugas est obsédé par le puits. Un an après la disparition de son frère, il croise les membres du club de quatre-roues.

«Comment vous avez fait pour fouiller le puits?» leur demande-t-il.

Tous le regardent sans comprendre.

«Quel puits?» lâche finalement l’un d’eux.

Daniel retourne sans relâche cette conversation dans sa tête. Pourquoi Marie-Jeanne lui a-t-elle menti? Que cache-t-elle? Il tente d’en discuter avec elle. En vain. «C’est fini, cette histoire-là, répond-elle avec exaspération. On n’en parle plus, c’est clair?»

Mais pour Daniel, rien n’est fini. Voir Marie-Jeanne jouer avec les enfants dans les fêtes de famille le rend fou. Est-ce que je côtoie la meurtrière de mon frère depuis tout ce temps? Il mentionne le puits aux policiers, qui partagent ses doutes, mais ne peuvent rien faire. Pour relancer l’enquête, il faudrait un véritable indice, pas de simples soupçons…

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La découverte du matelas, en septembre 2007, est donc accueillie comme une bénédiction. Quel coup de chance! s’exclame le sergent-enquêteur Guy Paquet, le nouveau responsable du dossier à l’Equipe d’enquête des crimes non résolus de la SQ. Le matelas était destiné au dépotoir, mais le fils de Marie-Jeanne Gendron a préféré le donner à sa petite amie. Et dire que le père de celle-ci aurait facilement pu nettoyer la tache sans faire le lien avec la disparition de Michel Dugas…

Au Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale de Montréal, où le matelas est expédié, les premières analyses révèlent qu’il s’agit bien de sang humain. On découvre aussi une balle de calibre 303 dans le coin supérieur droit, là où aurait reposé la tête d’une personne allongée sur le lit.

En novembre, le labo confirme que le sang appartient à Michel Dugas. Avec cette preuve, Guy Paquet peut enfin obtenir le mandat de perquisition qu’Alain Bernier, promu entre-temps directeur du poste régional de la Sûreté du Québec à Rimouski, avait sollicité en vain huit ans auparavant.

La police décide de placer Marie-Jeanne Gendron sur écoute. La conjointe du disparu a loué son ancienne maison et vit désormais avec son fils, né d’une première union. Pour l’inciter à parler, Guy Paquet laisse entendre que l’enquête a été relancée, mais sans lui dévoiler aucun détail. Il la convoque à nouveau, de même que les proches et les voisins. Il ne reste plus qu’à attendre que la principale suspecte se trahisse d’une façon ou d’une autre.

L’erreur qui va la perdre, Marie-Jeanne finit par la commettre lors d’une discussion avec son fils. Comme elle ignore la découverte du matelas, elle se demande pourquoi les policiers ont rouvert l’enquête.

«Peut-être que quelque chose est ressorti avec les inondations sur le terrain au printemps», dit-elle à voix haute.

La patience des enquêteurs a payé: le corps de Michel se trouve quelque part près de la maison.

Le 26 juin 2008, Daniel Dugas a bien du mal à se concentrer sur son travail. Il sait qu’à quelques kilomètres de là, les policiers mènent une perquisition sur l’ancien terrain de son frère. Le puits, pense Daniel, encore et encore.

Guy Paquet se rend chez lui en fin d’après-midi.

«Désolé, Daniel, tu t’es trompé. Il n’était pas dans le puits.»

Le désappointement se peint sur le visage de Daniel. «Mais on a trouvé des ossements humains brûlés, enterrés juste à côté», s’empresse d’ajouter le sergent-enquêteur.

Lorsque les policiers arrêtent Marie-Jeanne Gendron, deux semaines plus tard, elle a déjà une lettre toute prête. Elle y affirme avoir agi par légitime défense, au cours d’une violente dispute avec son conjoint. Elle écrit même que deux autres personnes, décédées depuis, étaient présentes le matin du crime. Elle aurait mis le feu au corps par accident, puis fait venir un chargement de terre pour éteindre l’incendie et dissimuler le cadavre… Mais de nombreux détails ne cadrent pas avec les preuves recueillies par les policiers.

En novembre 2009, Marie-Jeanne Gendron plaidera coupable d’homicide involontaire et écopera d’une peine exceptionnelle de 18 ans de détention.

Pour Daniel Dugas, la version de sa belle-sœur n’est qu’un mensonge de plus.

«Elle nous a raconté des salades pendant près de 10 ans, dit-il. Pourquoi serait-ce différent maintenant?»

Il est persuadé qu’elle a tué son frère pendant son sommeil. Une hypothèse que n’écartent pas les enquêteurs. Pour quel motif? La question hante toujours Daniel. Peut-être une histoire d’argent. «Marie-Jeanne avait un problème de jeu, et Michel avait souscrit une assurance vie.» Une seule personne connaît la véritable raison: Marie-Jeanne Gendron. Et même si elle la révélait, qui la croirait?

* Pseudonyme

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