Mark Carney : L’homme qui inspire le plus confiance au Canada
Quand on lui annonce que nos rédacteurs l’ont plébiscité comme « l’homme qui inspire le plus confiance au Canada », Mark Carney répond en souriant : « Difficile à dire sans rire, non ? » Preuve que le gouverneur de la Banque du Canada ne se prend pas trop au sérieux. Pourtant, la charge de celui qui veille sur la bonne santé financière des Canadiens ne prête nullement à sourire. Et son bilan encore moins.
Diplômé en sciences économiques de Harvard et d’Oxford, Mark Carney a mené l’essentiel de sa carrière dans le privé, à l’extérieur du Canada. En février 2008, après seulement cinq ans de résidence à Ottawa, il se voit propulser à la tête de la Banque du Canada pour sept ans. A 42 ans, il devient ainsi le plus jeune et le moins expé-rimenté des gouverneurs de banque centrale du G8. Pourtant, il va de-voir affronter ce qui est sans doute la pire crise financière depuis la Grande Dépression des années 1930.
Beaucoup se demandent alors si le ministre des Finances n’a pas commis une erreur en privilégiant la jeunesse au détriment de l’expérience. On con-naît la suite. Séduisant et sûr de lui, Mark Carney va si bien protéger le Canada des faillites bancaires qui dévastent les autres pays qu’il émergera des cendres de la récession métamorphosé en phénix financier ! Et s’il sem-ble prendre avec un grain de sel le vote de confiance de ses concitoyens, ses amis affirment que telle est en réalité la grande ambition de sa vie. Peter Chiarelli, l’actuel directeur général des Bruins de Boston, partageait la chambre du futur gouverneur de la Banque du Canada à Harvard.
« Mark Carney a le Canada dans la peau, dit-il. S’il a renoncé aux sirènes dorées de Wall Street et de Bay Street, c’est parce que, dès l’université, il voulait mettre ses compétences au service du public. »
Troisième d’une famille de quatre enfants, Mark Carney naît le 16 mars 1965, à Fort Smith, dans les Territoires du Nord-Ouest. Il a six ans quand ses parents quittent le Nord pour Edmonton, où son père devient fonctionnaire au ministère des Affaires indiennes, puis professeur en histoire de l’éducation à l’université de l’Alberta. Il en a 10 quand sa mère retourne à l’université et redevient enseignante. « Notre maison était remplie de livres », se souvient Mark.
A 18 ans, il quitte Edmonton pour Cambridge, au Massachusetts, afin d’étudier la littérature anglaise et les mathématiques. Mais les conférences de John Galbraith, célèbre économiste d’origine canadienne, y piquent tellement sa curiosité qu’il finit par obtenir un diplôme en sciences économiques. Brillant, discipliné, il est aussi « très économe », dit Peter Chiarelli. L’été, pendant que ses camarades voyagent en Europe, Mark rentre chez ses parents et travaille comme paysagiste pour un hôpital d’Edmonton.
Une prudence financière qui va déterminer l’orientation initiale de sa carrière. Mark aimerait poursuivre ses études en économie, puis enseigner dans une université comme son père, mais sa formation américaine lui a coûté si cher qu’il doit se résoudre à chercher un emploi dans les finances. « Je pensais qu’il valait mieux travailler quelques années pour tout rembourser, explique-t-il à propos de cette « dette exorbitante. »
C’est ainsi qu’il travaille pour Goldman Sachs à Londres et à Tokyo, montant régulièrement en grade. Jusqu’en 1991, où il quitte la banque d’affaires pour entreprendre un doctorat à Oxford. Il y rencontre sa femme, Diana Fox, économiste britannique spécialiste du développement dans le tiers-monde. Ils se marient en 1995. Mark Carney achève sa thèse quand Goldman Sachs revient à la charge en lui proposant le poste de codirecteur du service de risque souverain pour l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient. Comment refuser ?
Mais, en 1998, Mark Carney veut rentrer en Amérique du Nord. Il obtient sa mutation à New York, où il exerce jusqu’en 2000, puis demande son transfert à Toronto : car il tient à fonder sa famille au Canada. (Il a quatre filles de moins de 10 ans dont il défend férocement la vie privée.)
Après quelques années à Bay Street, « trop matérialiste » à son goût, il attire l’attention du gouverneur de la Banque du Canada. Mark Carney n’a jamais travaillé pour une banque centrale, mais David Dodge est impressionné par l’universitaire et homme d’affaires de 38 ans. Il confie même à un ami qu’il vient d’engager son successeur. En 2003, Mark Carney devient gouverneur adjoint de la Ban-que du Canada, troquant un salaire annuel de plusieurs millions de dollars contre une rémunération de moins de 400 000 $ pour réaliser l’ambition de sa vie.
« J’ai appris de mon père la valeur du savoir et du travail, dit-il. Deux vertus précieuses quand on sert l’Etat en période de crise. »
Elles vont être mises à l’épreuve presque aussitôt.
Lorsque Mark Carney prend les rênes de la Banque du Canada, le système économique mondial commence à battre de l’aile. Mais l’expérience acquise par l’homme d’affaires le distingue radicalement de la « collection de fonctionnaires de carrière » qui l’entoure. Contrairement à eux, il vient de l’entreprise (Goldman Sachs) à laquelle on doit la plupart des produits financiers qui minent l’économie mondiale et comprend donc mieux ce qui est en train d’arriver. Interlocuteur clé des gouvernements américain et britannique frappés par la crise, il les aide à coordonner la riposte globale. Il se souvient d’avoir passé des heures au téléphone pendant cette période, discutant et planifiant avec ses collègues des autres banques centrales et avec des représentants des ministères des Finances du monde entier. « Pendant l’été et l’automne, ces conversations se sont multipliées à mesure que la situation s’aggravait. Elles avaient lieu au milieu de la nuit à cause du décalage horaire avec l’Europe. »
Parallèlement, au Canada, Mark Carney prend des mesures sans précédent pour garder l’économie sur ses rails. « Je devais tout faire, dit-il, pour que les banques canadiennes résistent au tsunami financier qui déferlait du sud. » Entre autres décisions, il ramène les taux d’intérêt au niveau le plus bas de l’histoire et, en 2009, invente la garantie conditionnelle de taux d’intérêt en promettant aux Canadiens que le loyer de l’argent restera faible pendant une période prolongée.
Si ses détracteurs l’accusent de pousser les Canadiens à se sur endetter, les observateurs étrangers, eux, constatent avec une pointe d’envie que le Canada semble échapper à la crise financière. Modeste, Mark Carney pense, avec le recul, que la Banque du Canada a appliqué une stratégie typiquement canadienne, fruit d’une évolution amorcée des décennies avant qu’il n’entre en fonction. « Elle repose sur des facteurs fondamentaux qui assurent à nos banques une capitalisation supérieure à celle de la plupart des établissements financiers des autres pays », dit-il. Il souligne aussi l’esprit de coopération qui a régné entre la Banque du Canada et le ministère des Finances.
« Ce ne fut pas le cas dans les autres pays », déplore-t-il. De plus, le marché hypothécaire du Canada n’était pas plombé par les prêts à risques comme celui des Etats-Unis. Enfin, il note que, contrairement aux Européens, par exemple, « nos banquiers restent des banquiers. L’argent qu’ils prêtent ne sort jamais de leurs bilans ; ils ont donc intérêt à ce que ces prêts soient accordés à bon escient. »
Il reste que Mark Carney a tellement impressionné les observateurs internationaux qu’ils ont fait de sa nomination comme gouverneur l’une des clés de l’invulnérabilité financière du Canada. Le magazine américain Time est même allé jusqu’à l’inclure parmi les personnalités les plus influentes du monde en 2010 : « Les banquiers centraux sont rarement jeunes, beaux et charmants – Mark Carney est tout cela, et en prime, terriblement intelligent. »
Ancien économiste en chef de la Banque TD, Don Drummond attribue une part de ce pouvoir de séduction à la visibilité de Mark Carney comme gouverneur – un contraste saisissant avec le passé, où il était rare que la Banque du Canada prenne position publiquement. Il faut dire que l’actuel gouverneur sait parler à un auditoire. Pratiquant l’humour chaque fois que possible, il se refuse à jouer les sphinx comme Alan Greenspan, l’ancien chef de la Réserve fédérale américaine, dont les phrases délibérément tarabiscotées déconcertaient les Américains. Au téléphone, la voix de baryton de Mark Carney dissèque la conjoncture dans le langage simple qu’il emploie pour décrire son petit-déjeuner. (Céréales quand il fait chaud, gruau si-non. Motif : « Si ma mère faisait du gruau, c’était un signe de grand froid – en dessous de -25 °C. J’en ai acquis un réflexe pavlovien au gruau parce qu’il annonçait du froid. »)